Ficha de testimonio Dossier : Du désarmement à la sécurité collective

, Grenoble, France, diciembre 1998

Reconversion, démilitarisation et démocratisation en Russie : effet sur la sécurité collective et sur la sécurité démocratique.

Keywords: Reconvertir los armamentos

Q1 : Vous travaillez sur la Russie depuis plusieurs années, quels changements avez-vous constatés dans le domaine de l’industrie, en particulier l’industrie du secteur de la défense? Peut-on parler aujourd’hui de dividendes de la paix?

C. Gaddy : Il y a certainement eu de nombreux changements dans le domaine de l’industrie. Pour ce qui concerne l’industrie de la défense, les transformations ont été effectuées de manière totalement isolée. Mais ce qu’on observe dans le domaine de l’industrie de la défense reflète ce qui se passe partout ailleurs même si l’industrie militaire est un cas un peu extrême. Le grand chambardement a été provoqué par la transition vers une économie de marché. La désagrégation de cette entité autonome et isolée qu’était l’industrie militaire a eu un impact considérable sur l’économie. Le marché traite tout le monde de manière anonyme et égal : qui vous êtes n’importe plus. Ce qui compte désormais, c’est la manière dont vous vous adaptez aux lois du marché et les performances que vous réalisez. Soit vous gagnez, soit vous perdez et alors vous êtes éliminé. Ces nouvelles règles du jeu ont donc eu un impact énorme sur l’économie et plus encore sur le secteur de la défense qui était le plus isolé de tous.

Cela étant, on peut observer que le secteur de la défense est quand même parvenu à rester isolé par rapport au marché. D’ailleurs, je suis de plus en plus convaincu que le problème n’est pas la lenteur de l’adaptation. C’est plutôt - et je le constate sur les trois ou quatre dernières années - que le secteur industriel de la défense est en train de se distancer par rapport au marché. En fait, ce secteur est en voie de s’adapter à la nouvelle situation mais de manière négative, en divisant les stratégies et en développant des mécanismes pour se protéger du marché. En réalité, il y a deux économies parallèles. La première est moderne et très performante et s’est parfaitement intégrée aux lois du marché. Mais elle est très réduite si on la compare à la seconde économie qui est en retrait par rapport au marché et qui domine toute l’économie russe. La plupart des transactions dans cette seconde économie ne se font pas en liquide mais en troc, ce qui permet d’échapper aux impôts.

 

Q2. Pensez-vous que les efforts consacrés à la reconversion ont réussi ?

C. Gaddy : Sans hésitation, je répondrais par la négative. Il y a très peu de cas de reconversion qui ont réussi. Mais il faut être très clair sur la terminologie. Si l’on parle de la conversion dans son sens le plus large, c’est à dire la conversion des ressources précédemment exploitées par le secteur militaire et qui sont désormais acheminées vers le secteur civil, alors oui, la conversion est en train de s’effectuer. Par exemple, l’aluminium qui servait à la construction des avions Mig est aujourd’hui exporté sur les marchés internationaux et sert à fabriquer des boites de Coca-Cola, des voitures japonaises ou du papier d’aluminium. En termes d’emploi, l’ancien ingénieur militaire qui travaille aujourd’hui comme banquier est un exemple de reconversion. Dans ce sens, la conversion a connu un certain succès. Ceci étant, il y peu de gens en Russie, et même en dehors, qui interprètent la conversion dans ce sens-là. En Russie et dans le secteur industriel de la défense, ce que les gens entendent par conversion est presque à l’opposé de ce que je viens de décrire. Pour eux, la conversion doit répondre à la question suivante : est-ce que vous pouvez trouver un produit destiné au secteur civil qui puisse être fabriqué dans l’usine où je suis employé, avec la même main d’oeuvre, les mêmes compétences techniques ou tout au moins le même niveau de compétences, le même matériel et les mêmes installations, ou sensiblement les mêmes. Ce qui est important pour ces gens, c’est de pouvoir travailler avec les mêmes compétences techniques, beaucoup plus que de faire des bénéfices ou davantage de bénéfices. Travailler comme auparavant mais pour le secteur civil est une reconversion acceptable. Bien entendu, il n’y a pratiquement pas d’exemples de ce genre de reconversion, et peut être même pas d’exemples hypothétiques. Au mieux trouverait-on des exemples dans le domaine de la technologie duale.

 

Q3. Vous savez que la doctrine de la paix démocratique est en vogue aux États-Unis. Avec les prochaines élections, la Russie est-elle sur la voie de la réforme et de la démocratisation.

C. Gaddy : Il y certainement beaucoup de "démocratie" en Russie et la démocratie russe est très robuste. Par paix démocratique, je suppose que vous voulez dire que les démocraties ne se font pas la guerre entre elles. Je ne sais pas très bien comment les théoriciens expliquent ce phénomène mais personnellement, je suis convaincu que dans le cas de la Russie, la démocratisation coïncide avec la démilitarisation. Lorsque le citoyen russe moyen a la possibilité de choisir entre des programmes sociaux ou des programmes militaires, il ne réclame pas la remilitarisation de son pays. Ce phénomène indique que le processus de démocratisation est important. La solidité de la démocratie est essentielle et certains prétendent même que la démocratie est trop forte en Russie, en ce sens que la démocratie n’est pas toujours le meilleur système pour résoudre des crises. De manière générale, la démocratie est bien ancrée en Russie malgré quelques problèmes ici et là.

 

Q4. Vous avez dit que l’économie russe est d’une taille très petite. Cela aura-t-il un effet positif ou négatif sur la réforme ?

C. Gaddy : Oui, c’est vrai, l’économie russe est d’une taille beaucoup moins importante que l’on ne pourrait croire au premier abord. On pense souvent à la puissance de l’URSS ou à l’étendue géographique de la Russie et à l’importance de ses ressources naturelles mais si l’on mesure l’économie en terme de production, PIB ou PNB, alors on s’aperçoit que l’économie est en fait très réduite. Elle ne représente qu’un quart de l’économie américaine en 1950, ce qui est très peu aujourd’hui. Cette situation est-elle bonne ou mauvaise pour la réforme économique ? Je crois que l’effet est doublement négatif car les Russes ne sont pas conscients - ou refusent de l’être - de la petite taille de leur économie. Reconnaître ce phénomène exige un certain effort car il faut analyser la situation avec d’autres critères que l’importance de l’économie russe mesurée en termes purement physiques. Il faut avoir une vision globale, en termes d’économie mondiale, pour prendre conscience du rôle subalterne qu’y joue la Russie, ce qui pose aux réformateurs un problème sérieux de communication avec la population. Comment faire passer le message que la période de transition ne va pas durer quelques années mais risque de s’étendre sur plusieurs décennies ? C’est très difficile, voire impossible.

 

Q5. Les hommes et femmes politiques américains mettent souvent en avant l’aide fournie par les États-Unis à la Russie pour la réforme de son économie et la conversion de son industrie de défense. Ces efforts produisent-ils des résultats importants ?

C. Gaddy : Ces efforts sont très modestes. Le problème est que l’économie russe est très faible et que nous craignons que tout s’écroule à l’intérieur de la Russie : nous ne pouvons donc pas éviter de lui fournir de l’aide. Mais nous n’avons pas su traiter les vrais problèmes et nous n’avons pas tenté les efforts nécessaires pour aider la Russie à se réformer et à se restructurer en profondeur. Nous n’avons pas accompli pour la Russie ce que nous avions accompli pour l’Allemagne et le Japon après la guerre. Les circonstances ne sont pas les mêmes évidemment. Nous n’avons pas envahi la Russie et elle n’a pas à tenir compte de nos conseils. Mais souvent les meilleurs programmes d’aide américains ont eu un effet de boomerang, par le seul fait de la présence de techniciens étrangers qui deviennent aux yeux de la population les boucs émissaires responsables de tous les malheurs provoqués par la transition économique. Mais si je dis que nos efforts n’ont pas été d’un grand secours cela n’implique pas que nous aurions pu faire mieux ni que nous aurions dû rester les bras croisés.

 

Q6. La sécurité collective de la planète dépend en grande partie de la manière dont la Russie va pouvoir se réformer. A votre avis, la Russie va-t-elle devenir une démocratie comme les autres ou va-t-elle évoluer différemment ?

C. Gaddy : Dorénavant, il va falloir reconnaître que la Russie ne deviendra pas "une démocratie comme les autres" ou une "économie comme les autres". La Russie ne va pas ressembler aux pays d’Europe de l’Ouest, encore moins aux États-Unis, et peut-être à rien de ce que nous avons connu jusqu’à présent. C’est un pays unique qui a eu une histoire exceptionnelle au 20ème siècle. Je suis de plus en plus convaincu que l’héritage de ces soixante-dix ans de communisme va façonner ce pays pour de longues années encore. C’est un héritage très lourd et il pousse le pays en marge des forces du marché.

 

Q7. Ceux parmi nous qui étudions les relations internationales préfèrent éviter les prévisions trop risquées sur l’avenir mais je vais quand même vous poser la question : êtes-vous pessimiste ou optimiste sur l’avenir de la Russie ?

C. Gaddy : Je dois reconnaître que je suis plus pessimiste que d’autres sur l’avenir de la Russie. Mais l’optimisme et le pessimisme sont relatifs et se mesurent à l’aune des espoirs. Or, les espoirs à l’égard de la Russie ont été, à mon avis, exagérés. On a sous-estimé la nature des efforts qu’il faudrait entreprendre et le temps nécessaire pour accomplir les transformations. Au départ, la Russie était mal préparée pour devenir une grande puissance économique. Les choses stagnent un peu aujourd’hui. D’un autre côté j’entends beaucoup parler de scénarios catastrophes sur l’écroulement total de la société et bien qu’on ne puisse écarter aucune prévision, même la pire, je ne souscris pas à cette vision catastrophiste. En réalité, j’observe une certaine stabilité sociale qui se greffe sur une incapacité au changement. Et cette impuissance à se réformer est le prix à payer pour maintenir la stabilité sociale. La population tente de se protéger des effets négatifs de la réforme, effets qui furent extrêmement violents en 1992. Ce désir de protection fait obstacle aux efforts de réforme alors que la population s’est effectivement tissée un filet de protection sociale, à travers la famille ou les amis. Ainsi, la population mange à sa faim mais avec un niveau de vie très bas. Cette barrière de protection est néanmoins très solide et résiste bien aux chocs venus de l’extérieur. Ainsi il est significatif que la crise en Asie ait eu des effets importants sur la bourse ou sur les taux d’intérêts par exemple mais très peu d’effets sur le citoyen russe moyen.

 

Q8. Désirez-vous ajouter quelque chose ?

C. Gaddy : Oui, je voudrais dire que le grand point d’interrogation aujourd’hui a trait aux emprunts massifs qui ont été effectués à l’étranger. L’Etat fédéral, les régions, les entreprises empruntent de manière considérable à l’étranger, au point que la situation est devenue incontrôlable. Dans deux ou trois ans, ils devront rembourser cet argent. Or les emprunts ne sont pas utilisés de manière à développer les moyens de remboursement. Ce qui veut dire que ou bien on emprunte davantage pour rembourser ou bien on refuse de payer, comme c’est déjà arrivé dans d’autre régions du monde comme l’Amérique latine. Si quelqu’un comme Luzhkov (le maire de Moscou) arrivait au pouvoir lors des élections en l’an 2000, et je crois qu’il est le favori, il est tout a fait capable de dire qu’il refuse de rembourser les emprunts. Des situations de ce type pourrait devenir extrêmement dangereuses. C’est la grande question à l’heure actuelle.

Notas

Entretien (17 avril 1998) avec Clifford Gaddy, chercheur à la Brookings Institution (Washington), économiste, spécialiste de la Russie et des problèmes liés à la démilitarisation, auteur de Open for Business : Russia’s Return to the Global Economy (Brookings, 1992) et The Price of the Past : Russia’s Struggle with the Legacy of a Militarized Economy (Brookings, 1996).

Résumé :

Dans cette interview accordée à Conversion, Cliff Gaddy souligne le fossé qui s’est crée en Russie entre l’économie de marché et l’économie parallèle. Mais l’économie de marché, bien que performante, est très petite et ne touche qu’une infime partie de l’économie globale de la Russie. Le secteur de l’industrie militaire, par exemple, évolue en marge des lois du marché. La reconversion des industries d’armement russes est-elle une réalité ? Selon Gaddy, la conversion d’une économie de guerre vers une économie de paix est effectivement en train de s’effectuer mais si l’on regarde la chose plus en détail, il est difficile de trouver des exemples d’industries militaires qui ont pu se reconvertir avec succès, c’est à dire avec la même technologie, les mêmes employés, et au sein des mêmes locaux qu’auparavant. Plus généralement, Gaddy s’inquiète sur l’avenir de la Russie, dont l’économie se développe de manière très particulière, et qui n’est pas à l’abri d’une crise profonde qui pourrait affecter le reste du monde.