Richard Pétris, Grenoble, France, décembre 1997
Géographie, sécurité collective et sécurité démocratique.
La structuration d’un ensemble géopolitique et géoéconomique à un niveau régional - on peut penser au cas de l’Europe en particulier - est-elle facteur de sécurité ?
L’Histoire européenne est d’abord celle des luttes pour des frontières et des créations de pays, de nations et d’empires qui se sont faites par le fer et par le feu. Mais, dans ces entreprises, se sont généralement trouvés associés appétit de conquête et volonté de protection et de défense et l’on peut sans doute déceler au milieu de ce tumulte la recherche d’une plus grande sécurité des états nationaux et des empires.
Le continent européen a bien été le théâtre de toutes ces aventures et est resté au long des siècles un immense et permanent champ de force et souvent de bataille. Dans cette terre de civilisation, la "pulsion de mort" identifiée par Freud se donne depuis longtemps libre cours. Mais si un renouveau du nationalisme accompagne depuis 1989 un mouvement de fragmentation à l’Est du continent, il n’en reste pas moins que les Européens de l’Ouest sont désormais occupés à organiser un concert des nations légitimement soucieux d’humanisme, à une construction européenne qui a chassé la guerre de son horizon. On objectera le peu d’effet de contagion de cet effort dans son voisinage si l’on considère par exemple l’ancienne Yougoslavie, mais en réalité on voit bien dans ce cas, précisément, en quoi l’appartenance de la Yougoslavie à une institution multi-Etats aurait peut-être pu contribuer à éviter l’accroissement des déséquilibres et les tensions ethno-nationales.
Cette construction peut donc être considérée comme un modèle d’intégration capable d’inspirer d’autres expériences dans un monde résolument multipolaire et interdépendant. Au milieu de phénomènes assez distincts qu’on rassemble sous les termes synthétiques de "globalisation" ou de "mondialisation", remarquons en effet qu’au-delà de l’organisation de plusieurs aires de libre-échange (ALENA, APEC), ce sont bien les bases d’ententes régionales plus complètes qui sont posées et où se mêlent à la fois des préoccupations de développement économique et des préoccupations de sécurité. Quand on sait, par exemple, dans quel contexte de guerre froide, de confrontation entre les deux blocs, fut créée il y a trente ans l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), il est piquant et révélateur de noter qu’au Viet Nam, qui en est devenu membre en 1995, cette organisation est aujourd’hui considérée comme ayant contribué à créer un environnement propice à des relations amicales et à la coopération entre les pays du Sud-est asiatique. Ces relations amicales se sont progressivement élargies du domaine de l’économie, du commerce, de la coopération dans la croissance au domaine de la politique et de la sécurité. Dans le cas de l’Europe, il est clair que la construction européenne, en créant des intérêts communs, est productive de sécurité commune.
De la sécurité collective à la prévention des conflits.
Le concept de sécurité collective se réfère par trop à une époque révolue. Je préfère évoquer la prévention qui a pour fonction d’éviter les "entrées dans la crise". Dans bien des cas, sur le continent européen en voie d’organisation, une sorte de conditionnalité politique peut revêtir une dimension dissuasive. Ainsi en va-t-il des Etats candidats à l’Union européenne qui savent que les contentieux de frontières et de minorités qui les concernent doivent être réglés de manière négociée au préalable. L’Union ne tient pas à devoir inclure de nouvelles questions aussi difficiles que celles éprouvées dans la région basque ou en Ulster.
La reconnaissance des réalités humaines et sa transcription dans la constitution sont des facteurs favorables. A cet égard, il est instructif d’étudier les accords de paix en Amérique centrale qui comportent des dimensions politiques et économiques, juridiques et sociales.
Au Guatemala, les négociations entre le gouvernement et l’URNG ont abouti à un "accord de paix ferme et durable" décomposé en trois séries d’accord ; un accord global sur les droits de l’homme ; un accord de réinstallation des populations déplacées ; enfin un accord sur l’identité et les droits des peuples indigènes "à l’intérieur de l’unité de la nation". Qu’est-ce à dire ? Il aura fallu plus de quarante années de conflit pour que les droits des peuples maya, garifuna et xinka soient reconnus par la loi, mettant fin à l’indigénisme comme stratégie d’assimilation forcée ou volontaire.
Dans la prévention des crises, l’analyse géographique pour la paix a à mon sens un rôle fondamental. La connaissance précise des enjeux socio-politiques et des conditions territoriales du règlement des conflits (étude de la viabilité des solutions proposées ; formulation de contre-discours face au registre émotionnel des médias) dans ce qu’elle contribue à la recherche des réalités. Mais l’expertise géographique se heurte à une grave difficulté. La politique des Etats capables d’intervention ou de médiation se fait à court terme et selon des rythmes politiques et des logiques d’opportunité interne (lobbies, élections) et externe (gradation des intérêts). Bien des décisions gouvernementales, dans les sociétés médiatiques, doivent se prendre en temps réel. En temps de crise, les chancelleries, reliées aux autres centres de pouvoir par un réseau de messagerie interne, ressemblent à des salles de marché et le temps de réaction ne peut guère être supérieur à deux ou trois heures. Raison de plus pour disposer de dossiers à jour, y compris cartographiques.
Prévenir l’entrée dans les crises ou oeuvrer pour en sortir, c’est dans tous les cas récuser la viabilité des projets géopolitiques visant à faire des identités intégrales la base de l’organisation territoriale des Etats ; c’est plaider pour la réalité des identités relatives. Après tout, la démocratie n’est ni le consensus ni l’absence de conflits mais d’abord l’art de gérer, de manière civilisée, les désaccords. Ce qui importe alors est moins la maîtrise illusoire du territoire que la nature des relations socio-politiques qui s’y établissent. L’interdépendance devient alors un moyen de créer un contexte plus favorable à la gestion des différents entre Etats.
La sécurité démocratique.
La peur peut être bonne conseillère et lorsqu’on évoque la Communauté européenne il faut se rappeler que ses pères fondateurs savaient qu’ils construisaient sur des ruines, alors que pour les nouvelles générations, la mémoire ne joue plus. Au nom de la recherche de la paix, l’Europe des pères fondateurs a été celle du complot permanent, d’une construction par une élite. Mais cette Europe n’est plus possible. Les citoyens doivent avoir davantage prise sur les décisions, il faut prendre le risque de la démocratisation directe à la suisse, même si cela tire dans un sens conservateur. L’équilibre doit être trouvé entre la démocratie directe et les avancées élitaires.
Plus fondamentalement encore, si l’on accepte l’idée initiale que la construction de l’Europe démocratique est pour l’essentiel un processus permanent de civilisation, il faut, à propos de ce dernier, explorer encore et toujours le long combat de la tolérance. L’objet de celui-ci est finalement simple : il a trait au problème élémentaire du vivre-ensemble des hommes a pu remarquer Hannah Arendt. Dans ce combat, des philosophes et des écrivains, des juristes et des hommes politiques ont joué un rôle central, qui doit être complété aujourd’hui par les hommes de presse et d’enseignement comme par les responsables des collectivités et des associations.
Peut-on imaginer que l’enjeu essentiel du mythe européen, défini comme niveau d’appartenance conciliant un besoin d’identité dans l’acceptation de la diversité ne puisse pas concerner toute société humaine, toute communauté ? Sans doute est-il légitime de réévaluer ses intérêts nationaux, de reconstruire l’image de soi, y compris dans le cadre de la construction européenne, et celle-ci ne peut réussir qu’en articulant la diversité et la tension vers l’appartenance à une sphère de valeurs et d’intérêts communs. Mais chacun constate les risques de dérive vers les passions identitaires, avec l’émergence d’un nouveau conflit entre les nationalismes particuliers et les désirs d’universalisme. L’enjeu d’une politique de l’identité est donc de restreindre les passions identitaires selon une double approche : les satisfaire en partie ; les reconvertir et les canaliser par des moyens politiques et des institutions démocratiquement constituées, pour produire de la coopération et de la mutualité au lieu du conflit et de l’agression.
La tolérance n’est pas affaire de doctrine mais de pratique et parmi les champs d’application possibles de cette pratique de la tolérance, donc du développement de la démocratie, on retiendra principalement le domaine du droit qui permet d’encadrer en quelque sorte les passions identitaires dans des centres de pouvoir et de référence légale efficaces et légitimes, car démocratiquement constitués. Simultanément, il ne faut pas négliger le rôle que doivent aussi jouer les collectivités locales et les organisations non gouvernementales, l’éducation et la culture. Ces axes peuvent dans un effort commun contribuer à établir les conditions d’une plus grande sécurité. C’est ainsi que se dessine la seule sécurité qui vaille sur le continent européen : la sécurité démocratique. Elle procède d’une conscience raisonnée de la diversité et de l’interdépendance, dont l’articulation suppose un minimum de solidarité.
Commentaire
Entretien avec Michel Foucher, directeur de l’Observatoire européen de géopolitique à Lyon.