Jean-Marie COLLIN, Paris, 2015
Il y a soixante-dix ans, le premier essai nucléaire faisait entrer le monde dans l’ère atomique
Entretien de Jean-Marie Collin dans le Monde. Propos recueillis par Edouard Pflimlin, journaliste et chercheur en relations internationales.
Il y a soixante-dix ans, le 16 juillet 1945, les scientifiques du projet Manhattan, lancé en 1942, assistaient à la première explosion d’une bombe atomique, au Nouveau-Mexique, un essai organisé dans le plus grand secret.
La veille, le 15 juillet, la bombe à fission « Little Boy », semblable à celle testée à Alamogordo, avait été embarquée à bord du croiseur Indianapolis à destination de l’île de Tinian, dans le Pacifique. Le 6 août, elle était larguée sur la ville japonaise d’Hiroshima. Une autre bombe de ce type, nommée « Fat Man », était ensuite larguée sur Nagasaki le 9 août. Elles ont tué quelque 220 000 Japonais au moment de leur explosion, auxquels sont venues s’ajouter plus de 200 000 personnes mortes ultérieurement de doses mortelles de radiation.
L’ère atomique était lancée, qui s’est rapidement caractérisée par la course aux armes nucléaires de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie. On estime que de 1955 à 1989, environ 55 essais nucléaires furent effectués chaque année, selon l’ONU.
Jean-Marie Collin, vice-président de l’organisation Arrêtez la bombe et chercheur associé au GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), revient sur le premier essai réel du 16 juillet 1945, et ses conséquences.
Combien d’années ont été nécessaires avant que ce premier essai soit réalisé ? Quels défis ont été relevés pour y parvenir ?
Jean-Marie Collin : Le projet Manhattan a été lancé en 1942 [il a été arrêté en 1946] aux États-Unis dans le but de contrer l’Allemagne nazie, elle-même lancée dans un programme de recherche sur l’arme atomique. Ce projet, sous la direction du général Grosve, a dû relever de nombreux défis. Le premier était scientifique : pourrait-on créer la matière suffisante, uranium et plutonium, pour produire les trois bombes nucléaires ? Le deuxième défi était lié au secret du projet : pourrait-on le protéger ? Le dernier défi était le temps : allait-on terminer avant les Allemands ?
Comment est-on passé aussi rapidement d’un premier essai à une bombe opérationnelle ?
La décision de procéder aux bombardements atomiques d’Hiroshima [6 août 1945] et Nagasaki [9 août] a été prise largement avant l’essai du 16 juillet. Les armes atomiques [Little Boy et Fat Man] étaient déjà transférées vers les bases d’où elles partiraient pour le Japon. Les équipes qui devaient procéder au bombardement atomique ont été entraînées des mois auparavant. Il y avait donc une vraie volonté, un scénario, de pouvoir utiliser ces armes à un moment donné.
Combien d’essais nucléaires ont depuis été menés aux États-Unis et sur la planète ?
Selon l’Organisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires [Otice] sise à Vienne, 2 054 essais nucléaires ont été réalisés depuis 1945. Les États-Unis en ont conduit 1 032, l’Union soviétique [puis la Russie], 715.
Les essais ont été réalisés sur toute la planète, Kazakhstan et Nouvelle-Zemble pour la Russie, désert du Lop Nor pour la Chine, Pacifique et Algérie pour la France.
De quand date le premier essai français ?
Le premier essai français, réalisé dans le Sahara algérien, date du 13 février 1960. Deux cent dix essais ont été effectués jusqu’au 27 janvier 1996 − 17 au Sahara et 193 dans le Pacifique sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa. La France a depuis démantelé son centre d’essai du Pacifique.
En comparaison, le Royaume-Uni et la Chine ont réalisé 45 essais chacun ; l’Inde et le Pakistan, 2, la Corée du Nord, 3.
Où en est-on maintenant des essais nucléaires sur la planète ? Quel régime juridique international régit cette question ? Et comment est-il observé ?
Un traité d’interdiction complète des essais nucléaires [Ticen] a été signé en 1996, ratifié par 164 États dont la France, le Royaume-Uni et la Russie. Il n’est pas encore en vigueur, car il manque quelques nations-clés, dont les États-Unis, la Chine, Israël, l’Inde et le Pakistan. Mais c’est un traité qui fonctionne, car aucune puissance nucléaire [hormis la Corée du Nord] n’a réalisé depuis ce type d’acte et de toute façon ne pourra le faire sans être mise au ban de la communauté internationale.
D’autre part, l’Otice gère 278 stations de détection des ondes sismiques, de radionucléides et d’infrasons, disséminées sur la planète, pour détecter les essais nucléaires. Il est donc impossible qu’un tel acte soit réalisé sans que nous le sachions.
Quel est l’impact sur l’environnement naturel et humain ?
Les conséquences sont sanitaires et environnementales. Cent mille personnes ont participé aux campagnes d’essais nucléaires français. Le nombre de personnes exposées est inconnu, mais les essais ont affecté plusieurs milliers de personnes [soldats, personnels civils, populations autochtones environnantes] au vu du nombre d’adhérents aux associations des vétérans des essais nucléaires.
Cette contamination a aussi créé des tragédies sanitaires. Sur les îles Marshall, où les États-Unis ont procédé à 67 essais nucléaires, on rapporte que des femmes enceintes ont par exemple donné naissance à des « bébés-méduses » (des bébés sans membres, à la peau translucide qui mourraient immédiatement.)
La République des îles Marshall a d’ailleurs entamé en avril 2014 une démarche juridique contre les neuf puissances nucléaires, pour non-respect de leurs obligations légales au regard du traité de non-prolifération nucléaire et au regard du droit international coutumier.
Sur le plan environnemental, les essais soviétiques ont été très contaminants au Kazakhstan, comme le montre l’organisation Atom Project. Des milliers de kilomètres carrés sont inutilisables. En Australie, sur le site de Maralinga, où les Britanniques ont mené leurs essais, il a fallu décontaminer massivement [opération Brumby en 1967 et 1993]. Le coût économique concret est difficilement chiffrable. Mais les dégâts sur l’environnement mondial sont énormes.
La dissuasion nucléaire a-t-elle permis d’éviter des conflits majeurs ?
Certes, il n’y a pas eu de guerre directe entre les grandes puissances depuis 1945, mais combien d’indirectes ? Parallèlement, la possession par un État d’armes nucléaires n’a pas empêché d’autres États de leur faire la guerre ou de les attaquer. Il faut sortir de ces mythes qui entourent ces armes, comme l’explique par exemple Ward Wilson dans son livre Armes nucléaires : et si elles ne servaient à rien ? (GRIP, 2015).
La France dit aujourd’hui que sa dissuasion nucléaire est crédible. Pourtant des incertitudes existent sur la crédibilité de son principal système d’arme, le missile M51, depuis son explosion en mai 2013 (un test de la dernière génération de ce missile avait connu un raté rarissime le 5 mai 2013 : peu après son lancement au large du Finistère – sans tête nucléaire –, il avait eu un fonctionnement « erratique » et s’était autodétruit environ trente secondes plus tard). Ces précédents et ces questions soulèvent des doutes sur l’efficacité dissuasive de l’arme nucléaire. En France, le consensus qui a pu exister sur l’arme nucléaire n’existe plus.
Comment peut fonctionner le désarmement ?
Il est évident que les efforts les plus importants doivent venir des deux plus grandes puissances, les États-Unis et la Russie. Mais la France doit accompagner ce mouvement et ne doit pas entraver ce processus. Repousser le désarmement ne ferait qu’accroître les dangers de la détonation d’armes nucléaires que cela soit dû à des actes volontaires, accidentels ou de malveillances, comme il en a été discuté lors de trois conférences intergouvernementales [Oslo, Nayarit, Vienne] entre 2013 et 2014.
Notes
Cette interview est parue dans Le Monde, le 18/07/2015 : www.lemonde.fr/international/article/2015/07/18/il-y-a-soixante-dix-ans-le-premier-essai-nucleaire-faisait-entrer-le-monde-dans-l-ere-atomique_4688381_3210.html