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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Bangalore, mai 2009

Entretien avec SIDDHARTHA

Propos recueillis en anglais et traduits au français, par Sixtine Jauréguiberry (Irenees).

Irenees :

Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?

Siddhartha :

Je m’appelle Siddharta. J’habite ici au Centre Fireflies, qu’on nomme parfois « Centre Interculturel de Fireflies » ou encore « Fireflies Ashram ». J’ai travaillé une bonne partie de ma vie sur des questions sociales. Au début, c’était plus sur des questions politiques. Les problèmes liés à la justice sociale, les problèmes d’autonomisation. Avec les années, je me suis intéressé aux cultures puis à la spiritualité. Je travaille aujourd’hui sur les liens entre politique et religion ou spiritualités, pour essayer d’apporter des changements sociaux et écologiques. J’enseigne et j’écris aussi. J’écris dans les journaux et j’édite des livres. Je suis par ailleurs, responsable du programme mis en place par la fondation Pipal Tree qui est une ONG. Pipal Tree est impliqué dans trois ou quatre domaines:

  • Il y a tout d’abord un programme pour les médias. Comment rendre les medias plus responsables socialement. Il y a des cours et des rencontres et nous travaillons dans les quatre Etats du Sud en utilisant les langues régionales. En effet, en Inde il y a la langue anglaise utilisée par les médias et les langues régionales.

  • Nous avons ensuite un programme qui concerne la création d’emploi pour les personnes en zones rurales. Ce programme se nomme National Rural employment guarantee Program. Nous travaillons sur ce projet et nous donnons des cours de formation.

  • Nous avons aussi un programme en lien avec la zone tribale qui se trouve à environ trois heures d’ici en voiture. Nous travaillons avec les tribus sur des problématiques telles que l’agriculture, le logement, les terres.

  • Le dernier secteur est un programme interculturel où nous essayons de rassembler différentes religions afin de construire la paix, de travailler pour la justice sociale et travailler sur des problématiques environnementales. Voila une introduction sur moi-même et Pipal Tree.

La paix grâce à la diversité et au respect des différences :

Irenees :

Au moment de la partition, beaucoup d’observateurs estimaient que les hindous et les musulmans ne parviendraient jamais à vivre ensemble. Les Indiens ont prouvé le contraire. Les acteurs de paix indiens s’identifient souvent en termes d’identités religieuses distinctes : comment expliquez-vous le fait qu’en Europe, par exemple, la revendication de la diversité d’identités religieuses est perçue comme un obstacle au vivre ensemble, alors qu’en Inde cette diversité est considérée comme une richesse favorisant le vivre ensemble ?

Siddhartha :

Lors de la rencontre de Katmandou où nous étions, nous avions parlé de trois facteurs qui jouent un rôle dans le contexte indien. Je pense effectivement que la diversité de l’Inde est une force bien que cela ait l’air très complexe. Quand j’étais au Rwanda il y a peut-être 8 ou 9 ans, juste après le génocide, je parlais avec un ami rwandais du fait qu’il y avait en Inde de nombreuses religions et castes différentes ainsi que d’importantes différences raciales et ethniques. Et lorsqu’on connaît la population du pays, plus d’un milliard d’habitants, la quantité de la violence reste proportionnellement faible. Au Rwanda, il y avait seulement deux communautés, les Tutsis et les Hutus, qui se sont entretués. 800 000 personnes ont été tuées. Cet ami m’a donné cette réponse que j’ai trouvée très intéressante : « C’est parce que vous êtes si nombreux, que vous ne vous battez pas ». Les violences restent faibles car ce sont des petites communautés. Tandis qu’au Rwanda il n’y a que deux communautés, les relations entre Tutsis et Hutus se sont donc polarisées. Et c’est ainsi qu’il y a eu tant de violence.

Je pense aussi que l’Hindouisme est une culture très tolérante. Je parle de « culture » car il est difficile de l’appeler « religion ». Il s’agit en fait de plusieurs religions que l’on pourrait regrouper sous le nom d’Hindouisme. Il y a dans l’Hindouisme une multitude de points de vue différents qui à mon sens ont faovrisé la situation pacifique du moins dans l’Inde indépendante 1947 issue du mouvement politique mené par le Mahatma Gandhi. Gandhi était une personne extraordinaire, une personne unique dans l’histoire du monde. Et cette idéologie de la non-violence de Gandhi a aussi laissé une marque culturelle très forte dans la politique indienne. Je pense que cela a joué un rôle qui a permis de réduire la violence.

Irenees :

Plus de cinquante ans après la promulgation de la Constitution indienne qui abolit officiellement le système des castes et reconnaît à tous les Indiens les mêmes droits, l’identification identitaire en termes de caste demeure, la discrimination reste forte envers les « Intouchables » et, de manière générale, ce système de classification sociale gouverne encore largement l’imaginaire de la plupart des Indiens ainsi que l’organisation de la société. Le système de castes étant difficile à comprendre pour des personnes d’autres cultures, pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez ?

Siddhartha :

Il est vrai que le système de caste est très particulier à l’Inde. Mais je pense que chaque société a eu une forme d’organisation sociale propre. Les premières formes étaient tribales. Il y a également eu l’esclavage qui a été légitimé par exemple par l’Empire Romain. De nombreuses nations utilisaient des esclaves. Ensuite la période moderne est arrivée. Et dans les 5 derniers siècles, nous avons vu l’esclavage africain amené en Europe et dans le nord de l’Amérique.

Toutes les sociétés ont donc différentes formes de système social. En Inde nous en avons un très spécial, appelé le système des castes avec, en haut de la pyramide, les prêtres puis les combattants suivis des marchands et de différents travailleurs : agriculture, blanchisserie, charpenterie, différents travaux… Tout en bas de la pyramide, il y avait un cinquième groupe, les intouchables, qui étaient considérés comme impurs et devaient réaliser tous les travaux « sales ». Par exemple, quand un animal mourait, la tradition voulait qu’ils viennent l’enlever. Ils travaillaient aussi le cuir, ils retiraient la peau et utilisaient le cuir. Mais aujourd’hui, la constitution indienne a aboli le système des castes. Les castes ne sont donc pas reconnues légalement. Il y a quelques années, nous avons d’ailleurs eu un président indien qui était intouchable. Et même aujourd’hui, le chef ministre du plus grand état d’Inde, l’Uttar Pradesh, au Sud de Delhi, est une femme intouchable. Elle n’est pas seulement intouchable, c’est aussi une femme qui en tant que telle a un statut inférieur. Ces exemples montrent donc que le système de caste aujourd’hui n’est plus le même qu’auparavant. Je pense que dans la plupart du pays, dans sa majorité le vieux système de caste s’est effondré.

Les gens se sont organisés politiquement. Par exemple les intouchables, que nous appelons « dalits » représentent environ entre 15 et 18 % de la population et politiquement, leurs votes sont très importants. C’est pourquoi le gouvernement doit faire des efforts particuliers pour l’éducation et le logement des dalits.

D’une certaine manière, chaque caste est devenue aujourd’hui un groupe ethnique différent. Ce système n’a pas disparu mais il est devenu beaucoup plus faible. Certaines personnes disent que dans 20 ou 30 ans, il sera encore moins visible.

La paix par la non-violence :

Irenees :

Grâce à Gandhi, l’Inde apporte à la construction de la paix dans le monde la Non-violence. En même temps, l’Inde connaît des conflits internes et de multiples violences. Les Indiens sont tout à fait « capables » de violences, Gandhi lui-même n’a-t-il pas été assassiné ! : la Non-violence Gandhienne serait-elle un mythe ? Ou s’agit-il, selon vous, d’un paradoxe ?

Siddhartha :

Il y a certainement plus de violence dans l’Inde d’aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans à l’exception de la période où l’Inde et le Pakistan se sont séparés et où cela fut très violent. Les valeurs gandhiennes se sont aussi affaiblies à l’heure actuelle et la société de consommation est omniprésente. Même les pauvres ont accès à la télévision dans beaucoup d’endroits et ils vont au cinéma… Le sentiment de frustration est grand lorsque les aspirations économiques ne se réalisent pas. Je dirais que le legs de la-non violence de Gandhi est toujours présent dans la conscience des Indiens. L’Inde est le pays qui compte le plus de pauvres. On aurait pu penser que cela éclaterait en violence et en chaos politique mais ce ne fut pas cas et je pense que c’est en grande partie dû non seulement à Gandhi mais aussi à la culture indienne qui est intrinsèquement tolérante et patiente.

Irenees :

Des spécialistes de l’Inde affirment que la non-violence est l’expression d’une stratégie de survie indienne : les Indiens ne seraient pas enclins à l’auto-annihilation, ils ne seraient pas suicidaires. La violence des Indiens envers celui qui est hiérarchiquement inférieur ou « vulnérable », se mue inexplicablement en pacifisme lorsqu’il s’agit d’un ennemi supérieur à lui. L’Indien a toujours mis l’accent sur l’obstination de vivre et non pas sur la gloire du martyre. L’expérience a appris aux Indiens l’efficacité du compromis plutôt que la rupture. Qu’en pensez-vous ?

Siddhartha :

Je ne sais pas si c’est une stratégie de survie mais je pense que les Indiens ne sont pas très agressifs. Quand Gandhi était un jeune garçon, il avait un très bon ami musulman. Et cet ami lui avait dit que les Hindouistes ressemblaient à des femmes (parcequ’ils n’étaient ni agressifs ni forts physiquement). et que c’était parce qu’ils ne mangeaient pas de viande. Plusieurs politiciens britanniques ont également dit que les Indiens ressemblaient à des femmes.. Je me suis souvent fait la remarque que d’un côté les Indiens sont intellectuellement très compétents, l’Inde est un pays qui compte des scientifiques brillants et qui dispose du deuxième un secteur technologique au monde après les Etats-Unis. Les Indiens sont très doués pour la philosophie, les mathématiques… En revanche mais si vous regardez, ils ne gagnent quasiment jamais de médailles aux Jeux olympiques. Donc, intellectuellement les Indiens sont très performants, mais pour ce qui est de la compétition, pour être agressifs, déterminés, vouloir gagner, ils ont encore beaucoup de chemin à parcourir.

Je trouve incroyable qu’un pays si immense n’ait pas gagné une seule médaille pendant des années, pendant peut-être 40 ans. Il y a eu une médaille d’or il y a quelques années en Hockey, puis une médaille d’argent pour le 100 m je crois et plus récemment aux derniers Jeux, un Indien a gagné une médaille d’or au tir. Tandis qu’il y a des petits pays tels que la Jamaïque qui remportent à chaque fois 10-12 médailles. La population de la Jamaïque est peut-être d’un millions de personnes et ils ont 10 médailles. Je pense donc qu’il y a culturellement un facteur qui fait que l’individualisme nécessaire à la compétition n’est pas fort. Il y a cette notion en Inde qu’on appartient toujours à une famille qui appartient elle-même à une caste et de ce fait un Indien n’est jamais vraiment un individu indépendant. Il est toujours le fils de quelqu’un, le frère de quelqu’un, le père de quelqu’un, le grand père de quelqu’un, la sœur de quelqu’un etc. Un Indien n’est donc jamais considéré en tant que personne individuelle mais comme appartenant à un plus grand groupe. Cela permet d’éviter d’être individualisme. C’est une bonne chose pour ce qui est de l’individualisme extrême. Où l’on pense que l’on est complètement auto-indépendant, qu’on peut faire ce qu’on veut sans se soucier des autres. En même temps l’opposé, qui fait que l’on fait seulement partie d’un groupe n’est pas bon non plus. Peut-être maintenant que les Indiens sont entre les deux. Cela a donc amené à une culture qui n’est pas agressive.

Irenees :

« My life is my message », s’évertuait à répéter le Mahatma Gandhi. Aussi a-t-il sacrifié sa vie afin de révéler la seule utopie permettant selon lui d’espérer la survie de l’espèce humaine : la tolérance et la non-violence. Qu’est-ce que l’Ahimsâ ? Quel serait l’apport de la Non-violence face aux conflits actuels et à la construction d’un monde plus pacifique ?

Siddhartha :

Gandhi était une personne extraordinaire. Je pense qu’il est très difficile pour nous autres êtres humains de lui ressembler. C’était cependant un être humain et il a toujours essayé de mettre en pratique ses paroles. D’où sa phrase : « Ma vie est mon message ». Un jour une mère est venue voir Gandhi et lui a dit qu’elle avait un problème avec son fils qui mangeait trop de sucreries. Elle voulait que Gandhi lui dise d’arrêter d’en manger. Gandhi lui a demandé de revenir un mois plus tard. Quand elle est revenue au bout d’un mois, Gandhi a dit à son fils qu’il devrait écouter sa mère, ne pas manger de bonbons et essayer de se contrôler. La mère lui a alors demandé pourquoi il avait attendu un mois pour le lui dire. Il lui a répondu qu’il voulait d’abord voir si lui-même parvenait à ne pas manger de sucreries pendant un mois. Cet exemple montre combien Gandhi était une personne responsable. Il essayait toujours de mettre en pratique ce qu’il enseignait. Et je pense que le message d’Ahimsa ou de non violence que Gandhi prêchait est difficile à comprendre pour les êtres humains. Gandhi peut-être d’une certaine manière moderne mais il était aussi très traditionnel. Or dans un monde traditionnel, il y a différentes formes de connaissances : pour Gandhi ce fut une connaissance spirituelle. Il sentait qu’il devait écouter sa voie intérieure, sa compréhension de Dieu ou de la spiritualité. A mon sens, cela a joué un très grand rôle dans son travail sur la non-violence. C’est quelque chose que le monde moderne aime : cette capacité à pouvoir se détacher, cette capacité à penser calmement. A mon sens nous avons toutes les idées en main pour changer le monde. Mais nous n’arrivons pas à le changer. Beaucoup de personnes pensent que c’est un problème d’idées, que nous avons besoin de nouvelles idées fraîches. Je n’en suis pas si sûr. A moins que nous n’arrivions à avoir un changement de conscience, je ne pense pas que nous puissions apporter la paix.

Irenees :

Si la Non-violence Gandhienne est intimement liée à la culture indienne et à l’Hindouisme, est-il possible, pour d’autres univers culturels, d’importer la Non-violence, comme Ahimsâ, Brahmacharya, Satyagraha… ?

Siddhartha :

Je crois qu’il est possible pour toutes les cultures d’importer la non-violence. Mais il faut avoir une certaine conscience pour comprendre ce qu’est la non-violence. Si l’on crée une société qui est hautement compétitive, hautement individualiste et où le but de chaque individu est de réussir et de faire du rendement il est alors difficile de comprendre la non-violence. Notre système économique moderne ainsi que nos systèmes modernes d’éducation sont basés sur la compétition. Tu dois réussir, tu dois battre l’autre personne, tu dois être en compétition avec cette autre personne. Je pense que ce genre d’idées va a l’encontre des plus profondes valeurs chrétiennes, Soufis et musulmanes, bouddhistes et hindous. Il y a donc une contradiction parce que nous créons une société dont les valeurs sont trop égoïstes, trop individualistes qui rendent difficile la construction de la paix.

Irenees :

L’idéologie de la violence légitime domine les sociétés occidentales laissant encore bien peu de place à la non-violence : quel regard portez-vous sur cet état de fait ? Comment, du point de vue de l’expert indien que vous êtes, expliquer cette situation ?

Siddhartha :

Il y a une sorte de violence structurelle dans les sociétés modernes et la société moderne a débuté dans les sociétés occidentales. Les structures de la société créent de la violence et de l’exclusion. La violence peut-être de différents types : il peut y avoir une violence indirecte et une violence directe. Si l’on regarde une société comme les Etats-Unis, il y a à la fois de la violence directe et indirecte.

  • La violence indirecte, ce sont les pauvres sans abris, sans emplois qui vivent dans des situations très précaires alors que leur pays est le plus riche du monde. C’est une société qui malgré son savoir et sa philosophie crée un contexte de violence dans lequel les gens sont forcés de vivre dans des conditions où il n’y a pas de dignité.

  • Quant à la violence directe, il y en a deux sortes. La première ce sont les gens eux-mêmes. Il y a tellement de violence aux Etats-Unis. Ils ont le plus grand nombre de prisonniers au monde. C’est une contradiction parce qu’il s’agit du pays le plus riche du monde et nous sommes censés être au cœur de la démocratie. Comment expliquer un si grand nombre de gens en prison ? Puis, on voit aussi qu’un pays comme les USA utilise la violence dans d’autres parties du monde, contre d’autres pays, d’autres sociétés et dans de nombreux cas cela n’est pas justifié. Ce n’est pas seulement un combat mais l’utilisation de la violence est là pour servir des intérêts personnels égoïstes. J’ai pris l’exemple des Etats-Unis mais cela est certainement vrai dans la plupart des sociétés industrielles où il y a une violence structurelle à l’intérieur. Et maintenant la non-violence ne fait pas partie de la structure de la société.

La parole de Gandhi revisitée aujourd’hui :

Irenees :

Gandhi, le « père de la nation », méprisait les pièges de la puissance. Il refusait de vivre dans les palais du gouvernement, voyageait dans la classe la plus modeste du train, s’habillait en pagne, exhortait les membres du nouveau gouvernement à diriger avec humilité. Les Indiens d’aujourd’hui aiment la richesse, le succès, la puissance, et lorsqu’ils l’acquièrent, ils aiment le montrer… S’agit-il pour vous d’une trahison à la pensée de Gandhi, d’un paradoxe ou, tout simplement, de la cohabitation tout à fait normale de contraires ?

Siddhartha :

Je pense que l’Inde est aussi en train de changer. Pendant de nombreuses années, les gens ont vu l’Inde comme un pays sans espoir, incapable de se développer et de s’industrialiser. Ces dix dernières années, l’Inde est devenu le second plus grand pays du monde derrière la Chine. Le monde entier regarde l’Inde, pays émergent, devenu important pour le commerce. Cela signifie également que pour être respecté, il faut être comme les autres. Il faut avoir une industrie, une technologie ainsi qu’une puissance militaire fortes ; il faut avoir du pouvoir et une croissance économique importante. Or, tout ceci va à l’encontre de la non-violence. Il ne s’agit d’ailleurs pas que de cela car nous sommes aussi en train de détruire la planète du point de vue écologique. C’est une autre sorte de violence dont nous ne parlons que trop peu souvent. Nous sommes en train de créer de la violence contre les générations futures. L’Inde va donc dans cette direction et c’est très triste.

Irenees :

Si Gandhi était de notre époque, que ferait-il maintenant, à votre avis ?

Siddhartha :

C’est une question très difficile. Certains disent que si Gandhi vivait aujourd’hui, de nombreuses personnes seraient inspirées par lui et cela donnerait lieu à un mouvement social fort. D’autres, disent que si Gandhi était vivant aujourd’hui, il ne pourrait pas faire grand chose car les gens ont changé et la prise de conscience de ces personnes aussi. Les valeurs du marché sont devenues très fortes et les Indiens sont aussi devenus égoïstes.

Irenees :

La mythologie hindoue a souvent connu de grands maîtres à penser, qui ont servi d’exemple au peuple indien, ce sont souvent des sages méditant sur leur montagne, Shiva par exemple, ou encore les yogis. Gandhi a fait office de guide spirituel et politique à un moment critique de l’histoire de l’Inde. Il est apparu comme un sage, un « éveillé ». Aujourd’hui, que représente-t-il pour les Indiens ?

Siddhartha :

C’est une situation très contradictoire. Quand les gens lisent un livre ou regardent un film sur Gandhi ils sont très touchés, très émus. Mais dans la vie de tous les jours, Gandhi est devenu de moins en moins important. Je crois que les gens trouvent Gandhi très irréaliste. Ils acceptent l’idée de paix et de non-violence mais en même temps ils trouvent que le mode de vie de Gandhi et sa simplicité sont démodés. Dans le monde d’aujourd’hui, les jeunes croient qu’ils doivent étudier dur, qu’ils doivent être les meilleurs, obtenir un bon travail et gagner de l’argent. Donc ça n’est pas vraiment différent des autres parties du monde. Tous ces gens, d’un côté respectent Gandhi mais d’un autre, trouvent qu’il n’est pas très réaliste.

L’Inde et la construction de la paix :

Au niveau régional :

Irenees :

Quels sont, à votre avis, les facteurs les plus importants du conflit entre l’Inde et le Pakistan et quels sont les principaux défis de sa résolution ?

Siddhartha :

Le Cachemire a toujours été un conflit majeur entre l’Inde et le Pakistan et ce depuis longtemps. Mais j’ai l’impression que les dirigeants des deux côtés réalisent petit à petit qu’ils ne pourront pas résoudre le problème par la guerre. D’autant qu’à l’heure actuelle le Pakistan traverse une grave crise interne avec les Talibans qui se renforcent ainsi que le fondamentalisme. Le gouvernement pakistanais prend donc conscience qu’il n’a pas intérêt à faire du Cachemire une trop grande source de conflits s’il ne veut pas avoir à se battre contre deux ennemis : l’Inde et le fondamentalisme. Je pense que les Américains les poussent dans cette direction. Récemment, Barack Obama a dit que le Pakistan ne devrait pas être obsédé par l’Inde car cette dernière n’était pas une menace ; et qu’il devrait d’avantage se préoccuper de sa situation interne. Par ailleurs, je crois qu’il est dans l’intérêt de l’Inde que le Pakistan soit fort et stable car sinon le fondamentalisme religieux du Pakistan envahira l’Inde et deviendra une menace aussi pour elle.

Au niveau international :

Irenees :

Le sous-continent indien est immense. C’est la plus vaste démocratie du monde depuis son indépendance en 1947. Cet Etat fédéral est le pionnier du non-alignement et de la coexistence pacifique. Comment voyez-vous le rôle de l’Inde dans la construction d’un monde multipolaire ?

Siddhartha :

Tout dépend de la manière dont on définit un monde multipolaire. L’Inde aimerait faire partie du monde multipolaire des gens puissants. L’Inde veut faire partie du club des grandes puissances telles que les Etats-Unis, la Chine, la France ou l’Allemagne ou le Japon. Il s’agit donc d’une certaine définition du multipolaire, c’est le multipolaire des puissants . Or, ce multipolarisme ne crée pas un climat de non-violence. Nous avons besoin d’une approche mondiale qui puisse faire face aux problématiques environnementales, aux problèmes de pauvreté, d’injustice, de relations au pouvoir. Nous devons travailler en tant que conscience mondiale. D’une certaine manière, même si personne n’y prête attention, le style de vie gandhien aurait résolu à la fois les problèmes de justices sociales et les problèmes environnementaux. Mais nous sommes habitués à notre société de consommation ainsi qu’à notre confort.

Irenees :

L’Inde – juste à côté de la Chine - décolle, se lève et trouve sa place dans la course au « développement » et à la mondialisation. Mais à quel prix ?…

Siddhartha :

Le prix que nous payons pour la mondialisation est le fait que nous créerons une classe moyenne indienne de quelques centaines de millions de gens et une autre centaine de millions de personnes seront très pauvres et exclues. Nous créerons un modèle de développement qui contribuera à une crise écologique très rapide. Les Etats-Unis sont déjà le plus grand pollueur du monde ex aequo avec la Chine ; si la moitié des Indiens avaient le niveau de vie des classes moyennes américaines ou européennes, je vous laisse imaginer la crise écologique que cela entraineraîit…

A propos de la situation actuelle de l’Inde… et du monde :

Irenees :

Quels sont, selon vous, les principaux défis pour la construction de la paix en Inde ?

Siddhartha :

Je pense que le plus grand défi est de combattre la pauvreté et l’injustice sociale. En effet, s’il y a un trop grand nombre de gens très pauvres et désespérés, ils finiront par se soulever et prendre les armes. Nous avons déjà le mouvement maoïste qui devient fort en Inde. Nus devons créer les conditions pour que les gens puissent vivre dignement, avoir de quoi manger, accéder à l’éducation, à la santé et au logement. Il y a aussi d’autres enjeux dont celui d’une démocratie participative et transparente. car en Inde, beaucoup de gens se sentent exclus du processus politique. Il y a également les problèmes de conflits religieux qui créent des tensions entre les communautés, en grande partie entre hindous et musulmans.

A propos de vous :

Irenees :

Fondateur d’ONGs très connues en Inde - comme « Institute for Cultural Research and Action » , « Foundational for Educational innovations in India » … vous êtes également le Directeur de « Pipal Tree, Fireflies Ashram », une organisation engagée dans les questions de culture, d’éducation et de société civile : quelles ont été les principales raisons de votre engagement pour la paix ?

Siddhartha :

Durant mes années universitaires, j’ai été très fortement influencé par les idées de transformation de la société. Au début c’était des idées marxistes puis plus tard elles ont évolué en idées spirituelles ou gandhiennes. Je pense que peu à peu nous nous rendons compte qu’il faut être responsable. Chacun de nous doit être responsable non pas seulement vis-à-vis de lui-même mais vis-à-vis de la société toute entière. Ce dont nous avons rêvé en tant qu’étudiants - que nous changerions le monde et que nous aurions une vie meilleure et plus égalitaire - ne s’est pas produit. En réalité de nouveaux problèmes ont surgi et la problématique écologique est devenue très sérieuse. Nous allons faire face à un manque d’eau et de nourriture extrêmement grave. Les problèmes se sont multipliés et sont devenus encore plus inquiétants. Alors réussirons-nous à sauver le monde ? Je ne sais pas, mais si l’on pense la question de l’échec ou du succès, on est frustré. Il faut se rendre compte que nous pouvons faire quelque chose et le faire.

Irenees :

Qu’est ce que la paix pour vous ?

Siddhartha :

Je pense qu’il est parfois plus facile d’essayer de changer la société que de se changer soi même. Et que le plus grand défi pour changer la société est de construire une culture de non-violence à l’intérieur de soi. C’est fondamental. Nous ne pouvons pas parler de changer le monde si nous n’avons pas la paix en nous, si nous ne sommes pas sensibles aux autres, si nous sommes toujours en compétition. Si nous sommes trop individualistes, compétitifs et agressifs cela veut dire que nous ne sommes pas en paix. Plus je vieillis, plus je réalise que c’est aussi important pour moi d’être en paix avec moi-même que d’essayer de changer la société au travers de moyens pacifiques.

Notes

  • Traduction de l’anglais par Sixtine JAUREGUIBERRY.