Joseph Le Marchand, Paris, mars 2005
Quand les dictatures se fissurent : résistances civiles à l’Est et au Sud. Actes d’un colloque de l’École des hautes Études en Sciences sociales de Paris.
Et David terrasse Goliath : comment des porte-paroles pacifiques de la société civile mettent à bas des régimes oppresseurs. Actes d’un colloque de l’École de hautes Études en Sciences sociales de Paris publiés en 1995.
Réf. : Editions Desclée de Brouwer, Paris, 1995
Langues : français
Type de document :
Les mouvements de "résistance civile" victorieux, définis comme l’action contestatrice de la société civile et/ou de l’État par des moyens politiques, juridiques, économiques ou culturels, constituent le cœur de l’ouvrage. La notion englobe les actions spontanées et identiques d’individus, aux modalités pacifiques et à la morale citoyenne. Ainsi, la constante des études de cas présentées est le caractère non militaire des mouvements contestant un pouvoir non démocratique. De là, le pouvoir oppresseur peut être multiforme (autoritaire, totalitaire, dictatorial…), tout comme les résistances qui le contestent ("révolutions de velours", "révolutions sans révolutionnaires"). L’approche de l’ouvrage est volontairement globalisante, réfutant la distinction opérée entre les régimes du Sud et de l’Est (pays pauvres et ex-bloc communiste) pour au contraire en chercher les dénominateurs communs, c’est-à-dire une résistance civile unifiable face à un pouvoir oppresseur multiforme. Toutes les sciences sociales sont appelées dans l’étude.
Quatre moyens de résistance sont individualisés : la religion, les droits de l’homme, la communication et la légitimité du meneur. Pour chacun des thèmes, une étude de cas de l’Est et une du Sud sont présentées, et un texte introductif en introduit l’analyse comparée. Les auteurs rappellent que la résistance civile est négative, elle est davantage l’émanation de la contestation populaire reposant sur une communauté de culture, de valeurs, plutôt qu’un générateur de propositions pour un meilleur système. D’ailleurs, les résistances civiles victorieuses n’apportent pas toujours un changement allant dans le bon sens, mais c’est le processus qui importe.
I. Résistances et religions
À la suite des dérives autoritaires du président Marcos élu démocratiquement aux Philippines en 1965, l’Église s’est rapidement positionnée du côté de la contestation, mais sans jamais se résoudre à s’allier avec la rébellion rouge. En 1986, Marcos acculé organise des élections qu’il pense pouvoir truquer pour s’assurer une nouvelle légitimité, et l’Église les reconnaît tout en mettant l’ensemble son réseau à profit pour contrôler le déroulement des votes. Il en résultent deux comptages, donnant chacun son favori comme vainqueur : des militaires entrent en rébellion et l’Église lance un appel radio pour demander à la population de s’interposer pour soutenir les mutins. Une marée humaine de plusieurs centaines de milliers de personnes campe quatre jours entre les deux camps, jusqu’à l’abdication de Marcos. Ce phénomène de "people power" a permis la résolution pacifique d’un problème politique. L’audience dont bénéficie l’Église s’est révélée décisive pour convaincre les gens "d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes". Par la suite, les Philippines ont évolué dans le sens d’une démocratie laïque, l’Église rejetant toute implication temporelle dans un régime qui lui convient.
Dans le cas du rôle de l’Église dans l’indépendance polonaise, l’auteur soutient l’idée que c’est en refusant d’intégrer la religion à son idéologie que le communisme de type soviétique a permis au religieux d’être le moyen de contester sa légitimité. La religion a agit comme cristallisateur des dissidences, son statut d’instance supérieure l’a rendue mobilisatrice et non pas berger d’un groupe de Polonais tous catholiques fanatiques. Jean-Paul II n’a pas renversé la tutelle soviétique, mais c’est le peuple qui l’a instrumentalisé. Reste maintenant à l’Église de savoir se positionner dans un univers politique qui pourrait la compromettre aux yeux de la population de "pratiquants non croyants".
II. Résistance et droits de l’Homme
La Charte des 77 en Tchécoslovaquie est l’œuvre d’un groupe d’intellectuels contestataires tandis que la grève de la faim des femmes de mineurs en Bolivie possède une assise sociale bien plus large. Pourtant, les deux invoquent les droits de l’homme, universels et inaliénables. Dans les deux cas, les mouvements sont uniquement vainqueurs lorsque la puissance tutélaire les soutient (immédiatement de la part des USA pour la Bolivie, dix ans plus tard de la part de l’Union soviétique pour la Tchécoslovaquie).
La Charte des 77 fédère divers microcosmes dont des rockers underground, des transfuges du parti, des personnalités du monde culturel, rejoints par des trotskystes et des chrétiens. Ils sont à l’origine 240 dissidents à signer cette charte en 1977, réclamant le respect des droits fondamentaux. L’éclectisme des signataires ne permet pas d’envisager une organisation politique. Le groupement agit par l’intermédiaire de lettres ouvertes dénonçant les atteintes aux droits de l’homme. Il n’a pas joué de rôle particulier dans les grandes manifestations ayant abouti au renversement de 1989, se trouvant dépassé par la mobilisation plus massive de l’Église et plus radicale des jeunes. Mais le rôle de sensibilisation de la charte tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays est indéniable.
En Bolivie en 1977-1978, quatre femmes de mineurs victimes de la répression entament une grève de la faim. Elle sont rejointes dans leur acte de protestation extrême dans le pays par divers groupes : féministes, catholiques, intellectuels, soit 1200 personnes mobilisées par les droits de l’homme en trois semaines. L’opinion publique internationale suit l’événement, ce qui n’empêche pas le gouvernement de tenter une résolution par la force pour ensuite se rétracter et accorder l’amnistie et l’application des revendications. Le succès peut s’expliquer par l’histoire récente de la Bolivie, où le peuple et la société civile avait à maintes reprises fait preuve de ses capacités contestataires, et poussé l’État à faire des concessions. Le pouvoir reste toutefois en place par la suite, mais la légitimité des droits de l’homme l’a fait céder à la pression populaire.
III. Résistances et communication
Au Bénin, les médias francophones ont joué un rôle important dans la chute du pouvoir en place, tandis que sur la place Tiananmen, ils auraient filmé ce qu’ils attendaient, au mépris de la sécurité des manifestants et même de leurs revendications. Dans les deux cas, on observe un décalage entre la représentation occidentale et la réalité du pays.
Au Bénin, le régime de type marxiste-léniniste en place depuis 1974 provoque de nombreuses manifestations insurrectionnelles par son incapacité à gérer le pays. L’interaction des médias étrangers laisse alors la possibilité à un pouvoir démocratique de se constituer. Les stations de radio francophones principalement (RFI…), avec leur importante audience, ont joué un rôle dans la démocratisation par la cristallisation d’un substrat oppositionnel.
En Chine, la couverture des médias étrangers n’a jamais été satisfaisante : les dégâts du "grand bond en avant" et les cent millions de morts imputables à la révolution culturelle n’ont pas eu d’écho dans la presse occidentale pendant leur déroulement. Au moment de la manifestation de Tiananmen en 1989, on considère que la Chine s’engage dans la voie démocratique-capitaliste, et on ne craint pas de montrer les manifestants à visage découvert, tandis que le même jour, les opposants du défunt Imam Khomeini sont eux interviewés le visage brouillé. En Chine, les médias en appellent à l’imaginaire de l’homme de la rue occidentale pour le mobiliser. Ainsi les grèves de la faim, et la "déesse de la démocratie" qu’ils ont érigée sont destinées à parler aux spectateurs occidentaux, sans rapport avec la symbolique chinoise. Il s’agit pour l’auteur d’un indécent "sacrifice au Dieu Image".
IV. Résistance et légitimité
L’Espagne en 1981 et la Russie en 1991, comme deux exemples de résistance de personnalités politiques à un putsh militaire, la légitimité populaire décrédibilisant à elle seule la force.
En Espagne, à la mort de Franco, les militaires s’écartent de la sphère politique. Toutefois, en 1981, un coup d’État militaire vise à prendre le pouvoir. Il commence par le parlement dans lequel les militaires entrent armés. Ils disent occuper le pays en crise avec l’aval du roi Juan Carlos. Mais ils font l’erreur de ne pas occuper les centres de communication, et ainsi le roi et le peuple suivent les événements. Le roi organise un cabinet de crise, insiste sur le respect de la légalité démocratique. Juan Carlos, personnellement, dément toute implication de la couronne dans le coup d’État et stoppe ainsi l’effet de contagion escompté par les militaires.
"Aucun coup d’État ne peut s’abriter derrière le roi : il est dirigé contre le roi" déclare-t-il à la population. Toutefois, les espagnols n’ont été que spectateurs de ce rapport de force, la légitimité du roi n’a joué que sur la hiérarchie militaire.
En 1991, Boris Eltsine est le premier président élu au suffrage universel de l’histoire russe. Pourtant, deux mois après, un putsh se réclamant de l’ordre et de la légalité tente de prendre le pouvoir. Ses instigateurs font l’erreur de ne pas museler l’information et de laisser le président légitime libre. Eltsine en appelle courageusement à la désobéissance civile. Le parti et l’État restent neutres dans cette affaire. De même, la population, mis à part certains groupes sociaux à la marge (jeunes, businessmen..), reste attentiste. L’affaire a toutefois permis de redorer la légitimité du pouvoir démocratique, mais celle-ci s’effrite par la suite.
L’ouvrage se termine par des observations tant conceptuelles que pratiques sur la portée de la "révolution", de la "société civile", et de la "démocratie" dans le monde contemporain, sans se hasarder, à juste titre, à donner une conclusion.
Commentaire
L’ouvrage, par des analyses comparées, des mises en regard, tente de donner de la cohérence à des mouvements disparates. C’est l’objectif avoué et louable, mais peut parfois pècher par la prétention fictive des sciences sociales à vouloir unifier l’humanité, sorte de "chasse aux universels". Ce sont les actes d’un colloque de l’EHESS, et il faut donc s’attendre à une érudition certaine et à des raisonnements à la solidité intellectuelle indéniable. Toutefois, on peut regretter le manque d’éléments factuels sur les événements, et la part belle laissée aux mises en perspectives du contexte historico-culturel, des grandes lignes de force de la situation politique et sociale, ce qui peut rendre la lecture rébarbative. Les passages en anglais et en espagnol ne sont pas toujours traduits. Ce livre sera donc plus utile à un étudiant de sciences politiques qu’à un opérateur de terrain.
Sur le fond, il faut saluer l’indépendance intellectuelle des auteurs, qui présentent des analyses sont souvent inattendues. L’interprétation des événements échappe à la pensée dominante à leur sujet. Il est pourtant dommage que la primauté soit accordée au peuple (même en extrême minorité) dans le processus de réforme, sans trop insister sur sa possible instrumentalisation. Seul l’article sur Tiananmen soutient l’idée que l’on aurait cherché dans les manifestations étudiantes ce qu’attendaient les occidentaux. Or, l’issue d’un mouvement de résistance civile est toujours dépendante de facteurs extérieurs qu’il ne contrôle absolument pas (médias, grandes puissances). De là à penser que ce sont eux ces renforts inopinés qui la contrôlent, il n’y a qu’un pas. Le récent exemple ukrainien pourrait à cet égard se révéler instructif.