Joël-Pierre HARDY, Vieux-Vy sur Couesnon, 2014
Former le soldat de la paix
La clé de la conscience se trouve à l’intérieur.
Réf. : Thèse de doctorat en sciences de l’éducation : « Former le soldat de la paix », déposée le 23 septembre 2003 par Joël HARDY à l’Université Lumière Lyon 2, Institut des sciences et pratiques d’éducation et de formation, sous la direction de Monsieur le Professeur Michel SOËTARD
Langues : français
Aujourd’hui, en Europe, le rôle d’une armée nationale déborde la sauvegarde des seuls systèmes nationaux. Aussi, cette étude vise à définir des conditions pour la construction européenne de la défense dans le champ de la formation du soldat de la paix.
Dans une démarche compréhensive, on peut observer que les différences entre le centralisme français et le fédéralisme allemand s’étendent aussi à l’armée. Cependant, bien qu’inscrites historiquement dans les Lumières et le Romantisme, elles n’entravent pas l’œuvre dela Bildung.
Aussi, sous l’éclairage du projet de paix perpétuelle de Kant, les fondements de la formation des soldats de la paix reposent sur les effets d’une comparaison sensée. Sur la base du couple franco-allemand, le passage du sentiment d’appartenance à une forme de contractualisation sociale consiste alors à concilier les spécificités culturelles de l’armée française et de la Bundeswehr qui s’opposent en apparence et qui, en réalité, sont complémentaires.
Former le soldat de la paix
Cette étude vise à répondre à la question centrale : Comment peut se concevoir la formation d’un soldat de la paix s’inscrivant dans une double référence culturelle, nationale d’une part et transnationale d’autre part ?
Cette question est apparue après avoir constaté qu’aujourd’hui, et précisément en Europe, le rôle d’une armée nationale déborde la sauvegarde des seuls systèmes nationaux. Les États-Nations engagent leurs soldats dans des opérations de maintien de la paix au-delà de leurs frontières et aux côtés d’autres armées.
Aussi, dans la mesure où la causalité nationale n’est plus qu’un des facteurs de l’engagement opérationnel du soldat, la formation ne peut échapper à cette évolution. Si l’aspect technique ne pose pas d’obstacles majeurs à une formation internationale, il en va tout autrement de la légitimité que les soldats peuvent donner à leur propre action militaire dès lors que leur armée se donne comme projet de défendre les intérêts et les valeurs portées par leur nation puisque leur système culturel peut être spécifique et singulier.
Pour éclairer cette étude nous avons emprunté le concept d’identité de H. Erikson repris par Hannoun1. Il précise que l’identité se détermine comme un système de sentiments et de représentations de soi à partir duquel la personne peut se définir, se connaître et se faire connaître. Il précise qu’une telle définition suppose trois attributs de l’identité : un sentiment et une représentation d’unicité, d’unité et de continuité avec son passé.
Ces attributs marquent alors l’impossible assimilation d’un individu dans une autre culture sans son aliénation complète ou le rejet qui est une source de conflit. La préservation de l’identité individuelle apparaît donc inaltérable si l’on veut s’inscrire dans le respect de la dignité humaine. Elle prend du relief au cœur de notre question centrale, instrumentée dans le champ de la formation.
En conséquence, tout en respectant les éléments identitaires du soldat de la paix, sa formation devrait se concevoir dans le développement de l’aptitude à se déterminer par lui-même afin qu’il réalise des actions empruntes d’éthique.
La comparaison entre des éléments culturels différents, et ils le sont inévitablement dès lors que le soldat de la paix intervient à l’extérieur de son système national, s’inscrit dans une démarche positiviste. Nous tenons ces enseignements des effets de l’éducation comparée2. Or, au lieu de considérer les éléments culturels de l’un et de l’autre comme des différences, il est possible de les considérer comme une diversité qui contribuerait à viser l’horizon d’une humanité. C’est ainsi que l’hypothèse principale a été formulée : une tension entre les différences culturelles n’interdirait pas la formation d’un soldat de la paix si les formateurs favorisaient, chez chaque soldat, l’émergence d’une conscience raisonnée de ses actes, inspirée et éclairée par le respect de la dignité humaine.
Cette architecture conceptuelle a donc permis d’observer deux systèmes culturels, celui de la France et celui de l’Allemagne. En effet, nous pouvons remarquer que le contexte général des deux armées, l’armée française et la Bundeswehr, se caractérise par des conceptions, des structures et des organisations différentes.
L’organisation socio-politique exprime une approche culturelle de deux conceptions de la Nation. Or, cette référence à la nation présente l’ambiguïté de deux acceptions possibles, d’une part celle de la nation organique de type communautaire mise en évidence par Fichte3, et d’autre part celle d’une nation qui sollicite les citoyens dans « une volonté de vivre ensemble » présentée par Renan4. L’environnement culturel de chaque pays, héritage du Romantisme pour l’un et des Lumières pour l’autre, constitue donc le fond de tableau des systèmes de défense spécifiques, en particulier de l’armée française et de la Bundeswehr. Tandis que les politiques respectives cherchent à promouvoir la paix, les systèmes culturels demeurent différents, et, les institutions de chaque pays cherchent à préserver et à promouvoir leur système culturel ce qui tend à reproduire leur différence.
La confusion est entretenue par les théoriciens si on les considère isolément. La théorie de Clausewitz considère, en effet, une contractualisation possible dans le « savoir-faire pratique » du métier dans la mesure où les raisons d’intervention sont dictées par le politique pour atteindre ses fins5. Le but est la guerre totale et l’anéantissement de l’ennemi. Le soldat défend la politique du moment. Lyautey, quant à lui, développe une autre conception qui valorise la responsabilité individuelle en accordant au soldat une fonction d’éducation qui prévaut sur une fonction de guerre6. La contractualisation est alors de l’ordre de la morale.
C’est pourquoi, il est possible d’attribuer des fonctions différentes à chacune des conceptions qui inspire les deux systèmes culturels. La contractualisation, critère d’une conception rationaliste, peut constituer l’assise d’une organisation sociale mais elle ne peut prétendre servir de fondement à la formation individuelle du soldat de la paix puisque, selon Böhm, la formation de la personne repose sur la Bildung7. Ainsi, si érigée en organisation sociale la Bildung développe le corporatisme et le sectarisme, elle est néanmoins considérée d’abord comme un processus de formation intériorisée de chaque soldat.
En formation, le respect de la dignité humaine consiste alors à respecter la construction identitaire de chaque individu qui est unique, qui constitue une unité et qui se développe dans une continuité. Il en résulte que dans une organisation sociale, le respect de la dignité humaine repose sur la reconnaissance des identités individuelles dans une acceptation de vivre ensemble.
Ainsi, nous avons démontré que la formation est le fruit d’une expérience8. C’est une alchimie entre une forme d’expérimentation (Erfahren) qui se rapporte à l’espace, et l’expérience vécue (Erlebnis) qui est produite par le temps.
C’est précisément ce passage de l’état culturel originel à un état culturel élargi qui constitue l’acte pédagogique de la formation du soldat de la paix. Cette observation permet de définir le soldat de la paix, qu’il soit allemand ou français. Il devrait maîtriser les effets de son action, pouvant aller jusqu’à la destruction, par la graduation mesurée de ses interventions. Cela réclame une pratique de la médiation entre la situation qu’il peut observer comme déréglée, mais dans une évolution permanente, et l’idée qu’il se fait, individuellement, de la situation rétablie. Ce réajustement permanent de l’application des savoirs aux contingences des situations toujours particulières confirme l’inadéquation de toute planification d’actions préétablies.
Il en résulte que le soldat de la paix devrait pouvoir réinterpréter des savoirs explicites et implicites jusqu’à pouvoir produire des savoirs expérienciés pouvant infirmer les précédents. Ceci impose, pour la formation, de développer chez chacun des soldats de la paix la faculté de comparer des situations et de lui faciliter une prise de position sensée dès lors qu’elle est éclairée par le refus de soumettre les hommes à une volonté aliénante.
Cette production de savoirs pédagogiques repose sur un savoir-faire pédagogique pratiquée dans l’expérience que Pestalozzi a conduite à Stans9. Cette démarche profondément humaniste répond au fondement du soldat de la paix qui, dans ses attitudes, dépassent tous les clivages culturels. Pestalozzi met en évidence un mouvement entre le cœur, la main et la tête. Ce mouvement traduit la nécessité de partir d’une situation naturelle et d’ordre communautaire (le cœur) pour être capable de faire appel à la raison (la tête) après une intervention pédagogique, (la main). Cette méthode implique des précautions telles que la neutralité du formateur, la pratique d’une fonction de facilitation en formation et la mise en œuvre d’une méthode raisonnée.
Ainsi, l’obstacle à résoudre réside dans la nature de l’expérience qui produit des savoirs10 . Cette production ne peut s’inscrire dans une expérience de type mécanique ou dans la reproduction de savoirs. La formation est alors du ressort du soldat de la paix lui-même dans un statut d’apprenant. Cette formation articule donc trois processus – l’instruction, la modélisation et l’éducation – qui résultent de l’articulation de trois points d’appui : le formateur, l’apprenant, l’environnement. La tension entre ces trois processus, garantie par le formateur, constitue la formation. Cependant, l’intention du formateur peut se traduire par une normalisation contre laquelle il doit s’opposer dans ses pratiques.
Dans cette perspective, les démarches pédagogiques de l’O.F.A.J. (Office Franco-allemand pour la Jeunesse) constituent un modèle qui pourrait mettre le corps d’armée européen au service de la paix en s’appuyant sur les enseignements que procure le fonctionnement social de la brigade franco-allemande.
Le modèle de formation présenté trouve nécessairement des limites. L’une d’elle réside probablement dans le choix que le soldat de la paix et le formateur dans l’action ont à faire entre la nécessité et l’essentiel. A cette dimension de l’espace Kant ajoute la dimension du temps11.
C’est ainsi que la Bildung peut faire son œuvre. La médiation par le respect de la dignité humaine appelle alors la raison pour atténuer les passions sans jamais pouvoir atteindre la perfection idéale dans l’adéquation entre l’action et l’intention.
Notes
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Cette fiche est une synthèse de la thèse de doctorat en sciences de l’éducation : « Former le soldat de la paix », déposée le 23 septembre 2003 par Joël HARDY à l’Université Lumière Lyon 2, Institut des sciences et pratiques d’éducation et de formation, sous la direction de Monsieur le Professeur Michel SOËTARD.
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1Hannoun (H.). – « L’intervention éducative dans le conflit identité-intégration », Revue Penser l’éducation, n° 2, 1996, p. 61.
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2Groux (D.) et PORCHER (L.). – L’éducation comparée. Paris, Nathan, 1997, 152 p.
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3FICHTE (J. G.). – Nation, Langue et spiritualité, discours à la nation allemande, 1975, in GIRARDET (R). – « Nationalismes et nation », Edition complexe, 1996, p. 118.
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4GIRARDET (R.). – Nationalisme et nation, Editions Complexe, 1996, 168 p.
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5ARON (R.). – Pensez la guerre, Clausewitz, Paris Gallimard, 2 tomes.
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6LYAUTEY. – Du rôle social de l’officier, éd. De l’armée en 1916, Plon, 1935, 111 p.
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7BÖHM (W.). – « Theorie der Bildung » in : Nicht Vielwissen sättigt die seele, 3. Würzburger Symposium, Ernst Klett Verlag, 1998, p. 25–48. Selon BÖHM: “ La Bildung en tant qu’accomplissement par soi-même de celui qui se forme peut être à la rigueur aiguillonnée de l’extérieur, appelée, occasionnée, stimulée, mais jamais elle ne sera produite avec une assurance cautionnée par la science. Elle est liée à l’opinion et à la liberté de l’homme, et l’on peut disposer de l’une et de l’autre directement de l’extérieur qu’en les anéantissant. Ce que l’on tient pour vrai, il n’est pas possible de la transmettre, et l’on ne peut obliger quelqu’un à être libre. »
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8ZACCAÏ-REYNERS (N.). – Le monde de la vie, Paris, Cerf, 1995, 126 p.
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9PESTALOZZI (H.). – Lettre de Stans, traduction de l’allemand et préfacé par Michel Soëtard, Genève, MINIZOE, 1996, 60 p.
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10FINGER (M.). – Apprentissage expérientiel ou formation par les expériences de la vie ? In la revue Education permanente, décembre 1989, pp. 39 à 46.
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11DEKENS (O.) – Kant, Projet de paix perpétuelle, Bréal, 2002, 128 p.