Larbi Bouguerra, Paris, octobre 2007
L’Euphrate et le Tigre : Hydrologie historique, problèmes et perspectives (1ère Partie).
Peter Rogers et Peter Lydon, dans leur livre bien connu « Water in the Arab World », relient la question de l’eau dans le Machrèk arabe à la problématique eau dans les bassins versants du Tigre et de l’Euphrate. Ils montrent la grande interconnexion des politiques hydriques des pays de la région et parlent d’« hydro- diplomatie ». Face au pétrole de la région, l’eau a bien plus d’atouts et d’importance, concluent ces auteurs. Elle est essentielle au maintien de la paix dans cette partie du monde.
Réf. : « Water in the Arab world : Perspectives and Prognoses » edited by Peter Rogers & Peter Lydon, Harvard University Press, Boston, MA, USA, 1994
Langues : anglais
Type de document :
… Outre les pays du Machrèk proprement dits, les Etats non–arabes que sont l’Iran, la Turquie et Israël possèdent le statut de pays riverains des fleuves du Machrèk. Exception faite d’Israël, tous ces pays professent la même foi : l’Islam.
Avec ses 2 700 km, l’Euphrate est le cours d’eau le plus long de l’Asie du sud-est. Le Tigre, moins long, a cependant un plus grand volume d’eau (49,2 milliards de m3/an contre 32,7 milliards de m3/an).
Etant donné les ambitieux projets mis en place par la Syrie et la Turquie, l’Euphrate a acquis une plus grande importance. La Turquie travaille sur l’énorme projet GAP avec ses 15 barrages, ses 14 centrales hydroélectriques et ses 19 projets d’irrigation. Quant à la Syrie, elle achève le barrage de Tabqa (ou Athawra terme signifiant « Révolution » en arabe). De son côté, l’Irak irrigue 1 550 000 ha grâce aux eaux de ce fleuve.
S’agissant du Tigre, la Turquie met en place trois barrages principaux qui permettra une expansion agricole remarquable.
Les deux fleuves sont d’une importance majeure pour la Syrie et pour l’Irak car ces deux pays ont mobilisé pratiquement toutes leurs autres ressources disponibles en eau. Ils respectent le droit de la Turquie d’exploiter l’eau de ces deux cours d’eau et ils ont mené diverses négociations avec ce pays à ce sujet et ils font bien des efforts pour parvenir à un accord tripartite sur le partage des eaux.
Sur le plan régional, comme l’eau se raréfie, un nouveau paradigme est en train de se développer. La production et la sécurité alimentaires basées sur une fourniture abondante de la ressource sont en train de devenir aussi cruciales que les revenus procurés par les hydrocarbures.
Seule la Turquie peut se targuer d’avoir de l’eau en excédent.
Avant la Guerre du Golfe, la Turquie avait atteint l’avant dernière phase de l’érection du barrage Ataturk. Il avait fallu couper l’eau du fleuve pour mettre en eau l’édifice. En janvier 1990, l’eau cessa de couler pendant 27 jours. La Syrie et l’Irak firent face à la Turquie : la production syrienne d’électricité souffrit et l’Irak reprocha au voisin du nord la pénurie d’eau qui l’affecta.
Les projets hydrologiques syriens et turcs soulèvent des questions critiques pour les trois pays riverains et tout spécialement l’Irak.
Ces difficultés remontent à 1920 quand un traité a été signé par la Syrie – pays sous mandat français - et l’Irak – pays sous mandat britannique - traité qui limite les capacités de la Syrie à altérer le débit du fleuve qui continue sa course en Irak. En 1923, le Traité de Lausanne – qui ne mentionna pas la Syrie - spécifia que la Turquie devait discuter avec l’Irak toute disposition de nature à modifier le débit de l’Euphrate. En 1962, Bagdad excipa de ses « droits acquis » dans le partage de l’eau quand elle décida de former un Comité technique conjoint pour l’échange de données sur les niveaux et les débits du fleuve mais comme il n’y avait à l’époque aucun projet hydraulique majeur en cours, on a fait peu d’efforts pour spécifier ces droits. En 1967, l’Irak affirma avoir droit à 59 % du débit naturel du fleuve à la frontière syro-irakienne. En 1980, les trois pays fondèrent une Commission technique tripartite. On peut alors parler d’« hydro-diplomatie » en marche.
L’eau est la clef de voûte du développement durable dans la région et pour le bien–être de sa population.
Bien que les réserves prouvées de pétrole dans la région pourraient durer cent ans, l’alimentation en eau est déjà jugée comme insuffisante.
La situation dans les bassins du Tigre et de l’Euphrate est assez sérieuse pour que non seulement les trois Etats riverains mais aussi leurs voisins du Moyen–Orient – voire la communauté mondiale - lui accordent une attention immédiate.
Commentaire
Les auteurs montrent l’intérêt fondamental de l’eau de ces deux grands fleuves mythiques pour les trois pays.
Ils soulignent l’interconnexion de la problématique eau dans toute la région car le cycle naturel de l’eau n’a que faire - bien évidemment - des pauvres et éphémères (historiquement parlant) frontières politiques arbitraires dessinées par les politiciens dans le cadre des intérêts individuels de leur Etat - « ce monstre froid » comme on dit communément.
Il a aussi le mérite supplémentaire de montrer comment les accumulations historiques successives – qu’il ne faut pas oublier pour une bonne compréhension des choses - jouent dans la problématique eau - un peu comme le cadavre dans le placard. Il fait à juste titre remonter les choses à la période du colonialisme triomphant, aux accords franco-britanniques Sykes-Picot du 16 mai 1916 et donc au dépècement de l’Homme malade de l’Europe, à savoir l’Empire ottoman, par le Traité de Lausanne de 1923.
Enfin, il prouve que la question de l’eau est une menace sérieuse pour la paix - une de plus - dans la région voire pour le monde dans son ensemble.