Larbi Bouguerra, Paris, septembre 2007
Le bassin versant de l’Euphrate : intégration, coordination ou séparation ? (Première partie)
Aaron T. Wolf, professeur de géographie à l’Université de l’Etat de l’Oregon aux Etats Unis et spécialiste des conflits de l’eau ainsi qu’Arnon Medzini de département de géographie de la Faculté Oranim d’éducation en Israël cosignent une longue étude sur l’Euphrate qui coule des montagnes d’Erzurum en Turquie vers la Syrie et l’Irak où il finit sa course dans le Chott El Arab. Son bassin versant intéresse la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Arabie Saoudite. Conflits et stratégie autour de l’eau dans cette région sensible ont des racines qui intéressent tant l’histoire récente que les jeux des puissances coloniales et les alliances des uns et des autres. Les auteurs parlent d’« hydrostratégie ».
Réf. : « The multi-governance of water. Four case studies », edited by Matthias Finger, Ludivine Tamiotti et Jeremy Allouche, State University of New York Press, New York, USA, 2006
Langues : anglais
Les auteurs commencent par brosser le contexte général : dimension biophysique du fleuve qui reçoit, après un parcours de 455 km en territoire turc, l’apport de trois affluents en Syrie. Il parcourt alors 675 km dans ce dernier pays avant d’atteindre l’Irak où, par endroit, il va être très proche du Tigre et où il se partage entre deux branches principales : celle Kuffa à l’ouest et celle de Chamiya à l’est. En fait, le fleuve continuera à donner naissance à partir de ces deux branches à plusieurs autres ramifications. En Syrie, l’Euphrate reçoit trois affluents : le Sajour, le Balikh et le Khabour. L’eau est essentiellement utilisée pour l’irrigation car le niveau de l’eau dans l’Euphrate est plus élevé que dans le Tigre. Le fleuve finit sa course dans les marais de Chatt Al Arab. En Irak, il aura parcouru 1 200 km. Il draine, avec ses affluents, un bassin versant de 444 000 km2 dont 28 % se situe en Turquie, 17 % en Syrie, 40 % en Irak et 15 % en Arabie Saoudite. L’Euphrate est le troisième plus important fleuve au Moyen – Orient après le Nil et le Tigre. La quantité d’eau qu’il charrie varie beaucoup d’un mois à l’autre et d’une année à l’autre, la distribution saisonnière de l’eau ne coïncidant pas avec les besoins des récoltes. Les auteurs relèvent : « L’intensité d’un conflit de l’eau peut être exacerbée par un grand nombre de facteurs, y compris le paysage géographique, géopolitique ou hydropolitique de la région. Les conflits de l’eau sont particulièrement âpres, par exemple, là où le climat est aride, là où les riverains des voies d’eau régionales sont par ailleurs engagées dans des confrontations politiques ou là où la demande d’eau des populations est déjà - ou sur le point- d’approcher ou de dépasser la fourniture annuelle- en d’autres termes, dans des bassins qui ressemblent à s’y méprendre à celui de l’Euphrate ».
Les auteurs traitent alors du contexte historique remontant à Noé et à « la première et la seule vraie « guerre de l’eau » qui a eu pour théâtre le bassin du Tigre et a opposé les villes – Etats de Lagash et d’Umma, il y a 4500 ans ». Puis, ils décrivent dans le détail les discussions et les négociations très nombreuses, longues, émaillées d’incidents qui ont eu lieu entre les parties : Turquie-Irak d’une part et Turquie-Syrie d’autre part montrant qu’il y a eu, en fait, peu de réunions tripartites. Cependant, un protocole a été signé entre la Turquie et l’Irak instituant en 1980, un Comité Economique Mixte qui a donné naissance à un Comité Technique Mixte qui s’est, depuis, réuni souvent. La Syrie a commencé à y participer en 1983. En 1987, le Premier Ministre turc a signé à Damas un accord garantissant un minimum de 500 m3/s à la frontière avec la Syrie. Des négociations ont eu lieu en janvier 1990 lorsque la Turquie a mis en eau et rempli le barrage Ataturk, le plus grand du Great Anatolia Project (GAP) : l’Euphrate a cessé de couler pendant trente jours. Après la Guerre du Golfe, en janvier 1993, la réunion entre le Premier Ministre turc Demirel et le Président syrien Assad s’est conclue sans grands résultats mais Demirel déclara lors d’une conférence de presse : « La Syrie n’a aucune crainte à avoir concernant la question de l’eau. Les eaux de l’Euphrate continueront à couler vers ce pays qu’il y ait un accord ou pas ».
Quant aux enjeux, les auteurs avertissent que, s’agissant des conflits relatifs au partage de l’eau de l’Euphrate, la question de l’eau ne saurait être isolée des autres problématiques, plus larges, que sont les problématiques géographique, politique, historique et économique. Par ailleurs, l’examen des relations entre les Etats riverains montre l’importance de quatre facteurs :
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les politiques respectives des Etats vis-à-vis du volume d’eau à extraire des deux fleuves : Tigre et Euphrate ;
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la question kurde ;
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la rivalité entre les branches syrienne et irakienne du parti Baâth ;
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et enfin l’animosité historique entre la Turquie et la Syrie qui trouve son origine dans le fait que la France – Etat mandataire de la Syrie - avait accordé, en 1939, avant Deuxième Guerre Mondiale le sandjak (province) d’Alexandrette (Iskandrun pour les Turcs) à la Turquie, pour l’amener à rejoindre les Alliés, ce que la Syrie considère comme une spoliation opérée par une puissance coloniale et qui n’a plus aucune raison de perdurer.
S’agissant des rapports syro-turcs sur la problématique eau, il faut noter aussi le contentieux sur l’Oronte qui prend sa source au Liban où il parcourt 40 km puis traverse la Syrie sur 120 km pour finir sa course en Turquie où il parcourt 88 km. La Syrie refuse de reconnaître le caractère transfrontalier de l’Oronte et, étant donné ses prétentions territoriales, elle affirme que l’Oronte coule sur son territoire avant de se jeter dans la Méditerranée. De ce fait, la Syrie se considère comme un pays d’aval s’agissant de l’Euphrate et exige sa part de son eau en s’appuyant sur les accords internationaux mais ne réclame pas cette caractéristique s’agissant de l’Oronte. Ce qui n’a pas empêché les deux pays de signer, en août 2001, un accord de coopération sur le GAP, sans cependant que la Turquie ne prenne d’engagement spécifique quand au volume d’eau qui sera dévolu à sa voisine.
S’agissant des rapports irako-turcs, il est à relever que l’Irak ne considère pas avec hostilité son voisin du nord. Sans la Turquie en effet, pas d’exportation possible du pétrole irakien car le pipeline traverse ce pays. Il en résulte que l’Irak ne se montre pas particulièrement virulent sur la question de l’eau de l’Euphrate.
Les relations entre les deux pays arabes, baâthistes et appartenant à la Ligue Arabe – alors que la Turquie appartient à l’OTAN - que sont l’Irak et la Syrie sont autrement plus compliquées et bien plus martiales - du moins dans le ton et les rapports courants. Il n’en demeure pas moins vrai que ces deux pays ont été sur le point de se faire la guerre, en 1975, à propos du partage de l’eau du fleuve. Bien des péripéties ont entouré l’écoulement du pétrole irakien dans le pipeline traversant la Syrie pour des raisons politiques et pour porter atteinte à l’un ou l’autre des deux pays.
Récemment, les deux pays ont normalisé leurs relations et critiqué la Turquie relativement au GAP.
En 2001, ils ont même signé deux accords pour renforcer leur alliance et sont tombés d’accord sur le partage de l’eau du Tigre et de l’Euphrate et appelé la Turquie à prendre part à leurs négociations sur la question.
Commentaire
Ce texte fouillé montre bien les différentes facettes des désaccords sur le partage de l’eau entre pays appartenant au même bassin versant. Il vérifie une fois de plus la constatation classique : il est rare qu’on se fasse réellement la guerre pour le partage de la ressource. Les intérêts économiques, géopolitiques, les relations personnelles entre chefs d’Etat, le legs de l’histoire… sont des ingrédients importants qui interviennent à côté de la question eau proprement dite.
On notera cependant que, dans cette région du monde particulièrement troublée et si importante sur le plan géostratégique – par le jeu des grandes puissances qui veulent aussi un accès aux hydrocarbures - les négociations ne s’arrêtent guère et que, peu ou prou, la coopération finit par marquer des points en dépit du bruit de bottes et des allures martiales qu’adoptent les uns et les autres des acteurs.
C’est là, une fois de plus, la preuve que l’eau peut rapprocher et que la guerre n’est jamais inéluctable.