Larbi Bouguerra, La Corniche Bizerte, juillet 2007
L’eau, source de conflit, source de paix
Telle la langue d’Esope ou les deux faces de Janus, l’eau est à l’origine de bien des conflits dans les zones « hydro-conflictuelles » mais l’évolution des techniques, la volonté de préserver la ressource, l’institution de juridictions internationales peuvent en faire aussi un facteur de paix.
Réf. : Etienne Chauveau, « L’eau, source de conflit, source de paix », in La Lettre de la Maison des Citoyens du Monde (Nantes), n° 25, juin-juillet 2004, p.3.
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Des constats inquiétants
Il est devenu commun de parler de l’accroissement des tensions autour de l’eau en ce début du IIIème millénaire.
Il faut d’abord réaliser le caractère fini de la ressource à l’échelle planétaire. La quantité d’eau douce ne constitue que 2,6 % de l’eau disponible sur le globe. Sur ces 2,6 %, 77 % sont stockés sous forme de glace dans les régions polaires et sont donc indisponibles et 22 % sont situés dans les nappes souterraines plus ou moins profondes et dont la majeure partie demeure techniquement et économiquement inexploitable.
De plus, la consommation d’eau a subi une augmentation considérable tout au long du siècle dernier : si la population a été multipliée par 3,5, la consommation d’eau a été multipliée par un facteur 7, l’essentiel de cette augmentation étant à mettre sur le compte de l’agriculture – du fait de l’irrigation croissante qui accapare aujourd’hui les 2/3 de l’eau consommée dans le monde.
Cette diminution de la ressource disponible par habitant se conjugue bien évidemment avec de très fortes inégalités spatiales à toutes les échelles : des régions entières du globe sont déjà en état de stress hydrique (moins de 1000 ou 500 m3 /hab /an selon les écoles). A l’opposé, une poignée de 10 Etats se partagent 60 % de la ressource disponible.
Enfin, phénomène relativement récent, la dégradation accélérée de la qualité de la ressource augmente encore le risque et les difficultés d’approvisionnement.
Ces constats apparemment inquiétants ont amené des questionnements du type : va-t-on vers des guerres de l’eau ? L’eau peut- elle devenir une arme stratégique utilisée sciemment en cas de conflit ? etc….
De fait, les tensions autour de l’utilisation de l’eau ont été déjà à l’origine de conflits, voire de guerres. L’histoire nous enseigne que les ruptures de digues ont été pratiquées aussi bien en Europe qu’en Chine, à des époques très reculées. Toutefois, un bilan récent des conflits inter- étatiques déclarés liés à l’eau, depuis le lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, ne fait apparaître que 9 conflits, alors que dans le même temps, plus de 140 litiges internationaux ont été réglés par des voies négociées…
Des litiges potentiels liés à l’eau
Si les guerres sont restées tout à fait rares et cantonnées, il n’en va pas de même des situations potentiellement hydro-conflictuelles, ce qui justifie une typologie de situations « à risque », sur la considération de facteurs géographiques.
Bien des fleuves et des rivières constituent des frontières étatiques (Quévrain, Rhin, Danube…). Au total, ce sont même des milliers de km qui opposent, en rive droite et en rive gauche, deux Etats qui doivent nécessairement partager la ressource : de telles situations ont d’ailleurs été, directement ou partiellement, à l’origine de guerres. Exemple : le conflit qui a opposé le Sénégal et la Mauritanie en 1989, ou encore la guerre Iran-Irak durant la décennie 1980. A une échelle de gravité moindre, l’Allemagne a saisi les instances judiciaires européennes pour se plaindre des rejets des mines de potasse de Lorraine dans le Rhin.
Un deuxième cas de litige possible tient au partage de l’eau d’un cours d’eau entre Etats situés à l’amont et Etats situés à l’aval. Certains grands fleuves traversent un grand nombre d’Etats (le Nil, le Niger, le Tigre, le Jourdain, le Mékong, le Colorado, le Rhin, le Danube…). En première approximation, les Etats ou les régions situés à l’amont disposent d’un avantage stratégique indéniable, et certains profitent de cet état de fait : citons le cas du bassin hydrographique du Colorado, dont l’essentiel s’écoule en territoire étasunien, mais qui termine sa course au Mexique. Depuis sept décennies, les Etats-Unis ont intensément aménagé le Colorado, procédé à des transferts d’eau massifs, si bien que le débit du fleuve, à la frontière mexicaine n’est plus que de 10 % de ce qu’il était avant la réalisation de ces travaux. Les Mexicains n’ont plus droit qu’à un rachitique filet d’eau erratique et pollué. Un autre « cas d’école » est constitué par les ressources hydrologiques du Proche et du Moyen – Orient. On pense au cas de la Turquie et de son comportement vis-à-vis des ses voisins syrien et irakien.
Dans certains cas, la puissance économique, militaire et politique d’un Etat a permis de retourner une situation naturellement désavantageuse. On pense naturellement à Israël, dont le contrôle sur la Cisjordanie et le plateau du Golan a pour raison première l’accès aux principales ressources en eau de toute la région. Pareillement, l’Egypte par le jeu d’un accord historique léonin, a la jouissance de près de 80 % des eaux du Nil. Cette situation aberrante suscite évidemment des revendications de la part des Etats d’amont, Soudan et Ethiopie en tête. D’une manière plus détournée, la République d’Afrique du Sud, assez chichement pourvue en eau, s’est arrangée, depuis des décennies pour s’assurer des transferts d’eau en provenance de certains Etats frontaliers plus richement dotés (Lesotho..)
Si le partage des eaux de surface suscite donc des tensions nombreuses, l’exploitation des ressources souterraines pourrait faire émerger d’autres situations hydro-conflictuelles dans un avenir proche. Une telle configuration oppose déjà la Libye à certains pays riverains. La Libye exploite en grand les ressources fossiles sahariennes, qui alimentent le Grand Fleuve Artificiel dirigeant l’eau vers le littoral libyen : les ponctions s’élèvent actuellement à 6 millions de m3 jour.
En marge de toutes les situations conflictuelles évoquées ci–dessus, les tensions sont beaucoup plus largement partagées du fait de la multiplication des usages de l’eau autour d’une même source d’approvisionnement ou de ressources disponibles dans une région donnée : alimentation en eau potable, agriculture irriguée, usages industriels, refroidissement des centrales thermiques ou nucléaires, tourisme et loisirs, navigation fluviale… doivent cohabiter tant bien que mal.
Enfin, l’évolution des technologies liées à l’ingénierie hydraulique permet depuis quelques décennies des réalisations gigantesques (transferts d’eau, barrages pharaoniques…) de plus en plus contestés par les populations qui tirent peu de profits de ces réalisations et subissent en revanche beaucoup d’effets pervers sur les plans écologique, sociologique, économique et sanitaire.
Quelles solutions possibles ?
Face à cette pression croissante sur la ressource et aux tensions qui en résultent, de quelles marges de manœuvre et de quels outils disposent les sociétés contemporaines ?
Ces outils peuvent se ranger dans deux grandes catégories complémentaires :
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les solutions techniques ;
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les solutions juridiques et politiques.
Les solutions techniques relèvent de deux philosophies quasi opposées : celles qui privilégient l’augmentation de l’offre et celles qui visent à maîtriser voire à diminuer la demande.
L’augmentation de l’offre, là où la ressource est insuffisante, peut notamment se traduire par des transferts d’eau sur les grandes distances, à des coûts extrêmement élevés. C’est le cas de la Chine qui a fait le plus grand transfert d’eau jamais réalisé, prévoyant de transférer une partie des eaux du Yangtsé vers la Chine du Nord qui souffre d’une pénurie d’eau devenue structurelle du fait de la modestie de ses ressources et de la forte augmentation de la demande. Les techniques alternatives qui visent à préserver la ressource, comprennent l’amélioration de la gestion afin d’augmenter l’efficacité des usages de l’eau (irrigation plus économe, chasse aux fuites en milieu urbain) et le recours aux sources non conventionnelles : dessalement et réutilisation des eaux usées.
Les outils et expérimentations juridiques et politiques accompagnent l’histoire de l’humanité depuis l’aube des temps. Les évolutions contemporaines ont poussé à l’invention de règlements liés à des usages nouveaux (houille blanche, lutte contre les pollutions multiformes…) et s’étendant à des échelles spatiales plus vastes. La commission du Rhin est encore partiellement en vigueur 170 ans après sa création. Un droit international de l’eau reste à inventer, mais plusieurs approches ont vu le jour, et ont déjà donné lieu à de belles réussites, à l’échelle de régions entières. C’est le cas sur le fleuve Sénégal ; un accord international est en gestation sur le Niger. Le Tribunal centraméricain de l’eau, impulsé par la Hollande, a vu le jour dans la décennie 1990, et constitue un précédent très intéressant de jugements rendus sur des pratiques socio – environnementales aberrantes.
Commentaire
Ce texte très complet pousse à l’optimisme concernant la résolution des conflits liés au partage de l’eau, sauf bien entendu, et malheureusement, dans le cas du dramatique conflit israélo-palestinien où les accords d’Oslo, de Taba… sont constamment foulés aux pieds par ceux qui détiennent la puissance militaire. Mais tout le monde sait qu’on ne peut éternellement vivre à l’ombre des armes et éternellement mépriser et dénier leurs droits légitimes à ses voisins. Il faudra bien que le bon sens triomphe un jour !
A l’exception de ce très douloureux exemple qui provoque tant de violence et de victimes innocentes, on pourrait presque parler du « mythe » des guerres de l’eau en dépit de certaines prophéties (Boutros Boutros Ghali, Ismaïl ex-vice président pour l’environnement de la Banque Mondiale ..) ou déclarations péremptoires ou intéressées (Shimon Pérez, Anouar Sadate..).
Il est heureux de lire que la négociation a permis de résoudre souvent les différents et que des juridictions internationales s’ébauchent. Bel exemple pour ceux qui oeuvrent pour la paix !
Pour ce qui est des solutions alternatives, sur le plan technique, il reste beaucoup à faire : semences tolérantes aux eaux chargées (en sels), semences peu exigeantes en eau, recyclage, résurrection des méthodes traditionnelles en Inde, Maghreb, éducation à l’économie de l’eau…