L’art de la paix. Ouvrage de Michel Rocard. Première condition pour constuire une paix durable : vouloir la paix.
Réf. : J. Garrisson et M. Rocard, « L’art de la paix », Ed. Atlantica, Paris, 1997.
Langues : français
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Avant d’entamer tout processus de paix et de s’engager dans les négociations, une première condition est indispensable : la volonté de paix. Si ce préalable s’avère absolument primordial, il est pourtant loin d’être évident, car la voie de la facilité se trouve dans la poursuite du conflit et non dans l’épineuse recherche d’un langage de paix.
1- Dans une situation de guerre, comment éveiller le désir de paix ?
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Accepter que la paix soit une paix de compromis
Lorsqu’un conflit éclate, quelle que soit sa nature, les opposants jugent évidemment leur cause bonne et l’utilisation de la violence contre l’autre justifiée. D’autres solutions paraissent insatisfaisantes ou incapables de résoudre le problème : seul le recours à la force semble possible. Il s’agit là d’une caractéristique essentielle du conflit : le prix à payer pour sa conduite doit être inférieur au maintien de la situation présente aux yeux des belligérants. Il vaut mieux se battre plutôt que de laisser s’éterniser la situation actuelle.
En conséquence, les conflits se poursuivent souvent jusqu’au but ultime, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’une des parties l’emporte sur l’autre devenue impuissante à riposter et à qui elle impose sa loi. Cependant, cette victoire, si elle est parfois légitime et nécessaire, et si elle comprend évidemment un arrêt des hostilités pour des raisons purement pratiques, ne peut revêtir le qualificatif de paix. Car la paix se construit dans le compromis : la paix, c’est donc la paix de compromis et non le simple terme de la lutte armée produisant la victoire de l’un sur l’autre, donnant lieu très souvent à la domination de l’un sur l’autre. Si la victoire par la force peut entraîner un cessez-le-feu et même résoudre un certain nombre de problèmes qui donnaient lieu au combat, celle-ci peut également provoquer de nouveaux problèmes… donnant lieu à une sorte de va-et-vient entre paix et guerre.
Une question essentielle se pose : si un conflit est caractérisé par des raisons si fondamentales qu’elles justifient le recours à la violence, pourquoi et comment rechercher un quelconque compromis ? Autrement dit, dans une situation d’affrontements entre parties qui se considèrent ennemies et cherchent à se détruire mutuellement, comment éveiller le désir de paix ?
2- Quelles conditions préalables pour faire émerger la volonté de paix ?
Deux préalables au désir de paix se dessinent, sans lesquels il est parfaitement vain d’entamer un quelconque dialogue.
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La première condition se fonde sur une simple constatation : « la guerre fatigue ». À mesure que le conflit avance, les belligérants sont de moins en moins en état de se battre, psychologiquement et physiquement ; les pertes s’accumulent, tant au niveau économique qu’au niveau humain. Naturellement, la volonté de paix doit jaillir de cette fatigue inévitable. Mais deux restrictions peuvent infirmer ce préalable et le rendre inopérant :
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Il ne fonctionne pas lorsque le déséquilibre des forces est trop grand.
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Une partie sur le point de l’emporter n’a pas envie de faire la paix par la négociation : celle-ci fonce jusqu’à la victoire.
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Même lorsqu’il existe un relatif équilibre des forces, si l’une ou les deux parties sont enfermées dans une logique de fanatisme, soit idéologique, soit religieux ou autre, il devient très difficile d’envisager le désir de paix. L’utilisation de la violence contre l’autre peut prendre des formes extrêmes, telles que le suicide, souvent par des moyens religieux : la figure du martyr s’impose comme moyen de sacralisation de la violence. On peut se sacrifier en devenant martyr pour sa nation, pour son idéologie, pour sa religion. On a constaté ce phénomène au long de toute l’histoire, récemment par exemple chez les kamikazes japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui avec les terroristes.
Cette condition, l’épuisement de la guerre, nécessaire mais insuffisante, doit donc être complétée par un second préalable.
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Celui-ci réside dans l’état d’esprit des combattants : au-delà de la fatigue de leurs populations, les belligérants, y compris leurs chefs, doivent mesurer l’immensité de l’écart entre leurs espérances et leurs possibilités : il leur faut réaliser que la victoire complète est simplement hors de portée. Qu’ils se battent pour des idéaux qui sont, souvent des utopies, car ils ne pourront jamais les réaliser pleinement. La prise de conscience d’être victime de ses croyances, de ses certitudes, de ses idéalismes, de ses frustrations… autorise l’épanouissement d’une volonté de paix et peut permettre d’amorcer les premières démarches en vue de son exécution.
3- De la volonté à l’intelligence et au savoir-faire
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Penser le conflit par rapport aux autres
Mais la volonté, certes indispensable, n’est pourtant pas suffisante à l’enclenchement d’un processus de paix : le savoir et le savoir-faire doivent s’y ajouter. Après avoir souhaité le compromis, il va désormais falloir le penser.
Dans tout conflit, l’adversaire est diabolisé, le jugement à son égard faussé, et l’information le concernant parfaitement partiale. Dans le cadre de la recherche de compromis, il s’avère alors nécessaire, en premier lieu, de le découvrir ou le redécouvrir, afin que se révèlent ses aspirations, ses dispositions, ce sur quoi il est intraitable, ce qu’il peut céder sans se renier… Afin de mener à bien cette découverte, deux conditions s’imposent :
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D’une part, il faut que l’ensemble du commandement soit dans une telle disposition d’esprit qu’il puisse justement s’évertuer à imaginer l’autre dans ses certitudes et ses angoisses, ses forces et ses faiblesses.
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D’autre part, l’espionnage doit être mis à contribution. Au-delà de la difficulté intrinsèque de sa pratique même, cette condition pose une autre difficulté majeure, d’ordre psychologique : alors qu’aucun pourparler de paix n’a encore été engagé, demander à ses services secrets de se renseigner sur l’éventuelle disposition de l’adversaire à rechercher un compromis, c’est déjà trahir son camp. C’est pour cette raison que les processus de paix débutent parfois dans la plus grande discrétion, dans le plus grand secret si la démarche se veut efficace. Il arrive que ce soit lorsque les discours des uns et des autres semblent se radicaliser vis-à-vis de l’opinion publique, que les premiers contacts pour envisager la paix s’entament, dans le plus grand secret.
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Penser le conflit par rapport aux siens
Après avoir pensé le compromis par rapport aux autres, il va falloir le penser par rapport à soi-même, aux siens. À qui va-il falloir l’imposer ? Cela présente une difficulté considérable, car il s’agit là de prôner la raison et même la frustration contre la fierté et le fanatisme. Galvaniser les foules sur la légitimité de leur cause et leur auto-satisfaction par la continuation de la lutte est hélas hautement plus facile que de les convaincre de la nécessité de négociation, voire de la conciliation. Il peut être plus facile de mobiliser pour la guerre que pour la paix.
Conclusion
Se résoudre donc à une paix de compromis, penser ce compromis en profondeur, voilà les prémices fondamentales de tout processus efficace : c’est seulement une fois ces démarches effectuées que les parties impliquées dans le conflit pourront passer à l’étape suivante.