L’humanitaire en catastrophe : un état des lieux de Pierre de Senarclens des tendances, enjeux et limites de l’action humanitaire dans une situation de guerre.
Les organisations humanitaires peuvent-elles gérer seules les conflits et les guerres? La nécessité de nouveaux principes de régulation mondiale.
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Réf. : L’humanitaire en catastrophe, Pierre de Senarclens, Presses de Sciences-po, collection La Bibliothèque du citoyen, Paris, 1999, 146 p.
Langues : français
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A partir de la fin des années 1980 et surtout tout au long de la dernière décennie du vingtième siècle, on a assisté à l’affirmation, sur le devant de la scène politique et internationale, du discours humanitaire. Certains épisodes sont encore dans toutes les mémoires (Somalie, Rwanda, ex-Yougoslavie), non seulement parce qu’ils sont récents au regard de l’histoire mais également du fait des débats qui les ont accompagnés. Entre mobilisation médiatique et justification politico-morale, l’on a pas manqué d’en souligner les enjeux, mais aussi les limites.
Précisément parce que le champ de l’humanitaire est propice à toutes les confusions, un éclairage semble nécessaire. C’est la tâche à laquelle s’est attelé Pierre de Sénarclens, professeur de relations internationales à l’université de Lausanne, ancien directeur de la Division des droits de l’homme à l’UNESCO et membre fondateur de l’Organisation mondiale contre la torture. Dans un petit ouvrage simple et accessible, L’humanitaire en catastrophe, paru aux presses de sciences-po dans la collection La Bibliothèque du citoyen, l’auteur propose un premier survol, à la fois historique et politique, de la question de la responsabilité de la communauté internationale vis à vis de ses membres.
Son constat de départ est le suivant : « depuis la fin de la guerre froide, la problématique de l’humanitaire a envahi le champ de la politique internationale » , au point finalement qu’elle se situe au cœur des enjeux et des contradictions de la mondialisation. Comment en effet, dans un univers caractérisé à la fois par des luttes d’influence exprimant des rivalités entre puissances, et par des interdépendances où se créent des espaces de coopération, trouver un espace favorable à une solidarité éclairée ? C’est à cette question que Pierre de Sénarclens s’atttente d’apporter des éléments de réponse.
Selon lui, l’humanitaire se situe en fait dans la filiation de la charité , sentiment individuel constitutif du lien social, né d’une identification au genre humain. Ses fondements sont à la fois religieux et philosophiques, mais son institutionnalisation progressive et sa prise en main par les pouvoirs publiques relève surtout d’une nécessité sociale, liée aux progrès de l’éducation, de l’hygiène et de la santé. On est ainsi passé en quelque sorte d’un devoir moral inhérent au for intérieur de chaque être à une responsabilité sociale d’organisation du vivre ensemble, incombant à l’Etat de droit, respectueux des libertés civiles et politiques. C’est au 19ème siècle, avec la révolution industrielle, l’essor démographique, les changements dans les modes de production, l’expansion économique, les progrès en matière d’armements, les aspirations et les conquêtes impérialistes, que la question humanitaire commence à s’affirmer avec acuité, ce que symbolise la création de la Croix-Rouge par Henri Dunant, en 1864. L’évolution de la conflictualité tout au long du siècle suivant ne fera que renforcer cette exigence de soulager les populations civiles victimes de la guerre, tâche souvent dévolue aux organismes et associations caritatives contrainte de pallier les insuffisances du système étatique en la matière.
Il faut en fait attendre la deuxième moitié du 20ème siècle pour qu’une prise en charge collective de la question de la régulation intervienne au niveau international : création de l’Organisation des Nations Unies et des institutions de Bretton Woods au sortir du conflit 1939-45, Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948…Les Etats occidentaux marquent ainsi leur volonté de protéger les plus faibles, de réduire l’écart entre les riches et les pauvres, de combattre l’injustice. Mais la guerre froide et les problèmes liés à la Décolonisation constituent un nouveau frein à ce que s’établisse un ordre international fondé sur le droit. Et ce n’est que dans les années 1970 qu’une nouvelle scénographie se met progressivement en place : ayant déjà beaucoup à faire face aux tensions inflationnistes, à la poussée du chômage, à leurs déficit budgétaires, les Etats n’ont pas d’autres alternatives que de s’ouvrir à ce nouveaux acteurs transnationaux, qu’il s’agisse de l’entreprise dans le secteur économique ou de l’ONG dans la sphère civile. Le paysage humanitaire actuel doit beaucoup aux tendances qui vont alors se mettre en place, à savoir sans doute une réelle aspiration humaniste mais aussi parfois un manque de discernement dans l’action.
Là est finalement le cœur de la réflexion à mener : on assiste au cours des années 1980, et plus encore durant la décennie 90, à une fragmentation de la violence, à la multiplication de conflits locaux, où se mélangent des considérations d’ordre politique, ethniques, religieuses, économiques, et générant des situations humanitaires dramatiques. L’action au cœur de ces événements devient alors un exercice extrêmement délicat, n’échappant pas à des ambiguïtés et des contradictions. Pierre de Sénarclens n’hésite ainsi pas à parler d’un « messianisme humanitaire (…) impulsif, prônant l’activisme, centré sur l’émotion et le spectacle » , qui, relayé par les médias, s’attire la sympathie de l’opinion publique. Au nom d’une aspiration légitime à soulager la souffrance des autres, l’humanitaire a parfois eu tendance à perdre en capacité de jugement et en réflexion politique.
Il ne faut pas pour autant oublier que, bien souvent, l’action des ONG est remarquable et apporte sur le terrain des réponses à des situations d’urgence médicale, alimentaire, …, inextricables, et interviennent là où les gouvernements ne peuvent ou ne veulent pas aller. Elles établissent un lien précieux auprès des populations et favorisent souvent le retour de conditions de vie plus décentes et davantage favorables à la paix. Au-delà parfois de leurs insuffisances, les ONG sont le signe d’un monde en quête de régulation. En effet, pour Pierre de Sénarclens, « il ne sera pas possible d’affronter les défis politiques sociaux et écologiques du 21ème siècle sans établir de nouveaux mécanismes institutionnels » . Ceux-ci, inéluctablement, appellent de nouveaux principes régulateurs (comment penser la justice ? comment penser le développement ? ), car, conclut Pierre de Sénarclens, « il est illusoire et dangereux d’imaginer que les humanitaires puissent gérer seuls les désordres et les conflits planétaires ou (…) pallier l’effondrement des Etats et les défaillances des mécanismes de régulation internationale » .
Commentaire
L’évolution de la planète, telle qu’elle est entraînée dans la dynamique de la mondialisation, est à la fois porteuse d’espoirs (avancées de la démocratie, des droits de l’homme) et de menaces (replis identitaires, problèmes environnementaux). La société internationale se caractérise par une grande hétérogénéité politique, sociale et économique. Au cœur de ce monde, la problématique humanitaire interroge le sens de l’évolution des relations internationales ; elle renvoie chacun des acteurs (Etats, ONG , entreprises) en face de ses responsabilités. Elle pose également la question des valeurs-étalons qui structurent l’agenda mondial. Pierre de Sénarclens voit juste lorsqu’il pointe du doigt les déficiences des mécanismes de régulation internationale. Il attire, avec à propos, l’attention sur les bienfaits, les enjeux et les limites de l’action humanitaire. On pourrait toutefois lui reprocher deux choses :
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de ne pas davantage éclaircir le « flou sémantique » entourant l’humanitaire, et qu’il stigmatise ; il insiste davantage sur « l’humanitaire casqué » des Nations Unies et de ses expériences malheureuses (Somalie, Rwanda, Bosnie) que sur le travail des ONG ;
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de ne pas insister suffisamment sur la qualité du travail bien souvent fournie par ces dernières.
En définitive, son livre se veut davantage une approche large de la question humanitaire qu’un traitement en profondeur. Sa réflexion, riche et bien souvent lucide, est une invitation à aller voir plus loin, à approfondir les thèmes qu’il soulève.