Thomas Fourquet, Paris, avril 2006
Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire. Ouvrage collectif sous la direction de M. Sami Makki.
Selon l’auteur de ce document, l’intégration croissante des acteurs civils et militaires engagés dans les opérations de "peace building" au sein d’un système « interagences » extrêmement complexe a pour objectif d’établir, dans tous les pays où intervient la puissance américaine, des cadres politiques et administratifs favorables aux intérêts américains.
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Réf. : Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire, Ouvrage collectif sous la direction de M Sami MAKKI, Cirpes éditions, Paris 2004
Langues : français
Type de document :
Les « interventions » américaines en Afghanistan et en Iraq ont mis en évidence de manière éclatante un « mélange des genres » entre action militaire et humanitaire. C’est à une compréhension approfondie de cette évolution que l’étude de Sami Makki est consacrée.
Ce phénomène est multidimensionnel, à la fois idéologique, stratégique et économique. Ainsi, le recours croissant à des compagnies privées pour ce qui concerne la sécurité, le renseignement, voire certaines opérations militaires, particulièrement visible en Iraq, s’inscrit dans une refonte globale de la stratégie des États-Unis. Celle-ci, bien qu’accélérée par le 11 septembre, a commencé sous la présidence Clinton. Elle consiste en une prise en compte pour la puissance américaine des nouvelles formes de menace de nature asymétrique (terrorisme, criminalité organisée). Elle a donc mené à une refonte globale de l’architecture administrative et militaire, orientée vers un assouplissement des modes d’intervention, impliquant un recours massif au secteur privé. Parallèlement à cette dynamique de privatisation, Sami Makki montre la porosité considérable existant entre les grandes compagnies (Kellogg Brown & Root, Halliburton, DynCorp…) et l’administration américaine ainsi que les multiples conflits d’intérêts qui en résultent. À cet égard, le vice-président Dick Cheney constitue l’exemple le plus connu de cette dérive.
En quoi la privatisation du militaire affecte-t-elle les organisations humanitaires ? Principalement en ce que l’effort de réflexion considérable engagé par les experts anglo-saxons depuis les années 1990, faisant suite aux expériences somalienne et balkanique, a conduit à l’intégration de l’activité humanitaire dans les opérations post-conflit, à travers le renseignement et la contribution au maintien de l’ordre. Parallèlement, les ONG américaines ont perdu de leur autonomie en raison de leur dépendance financière prononcée à l’égard de l’administration et notamment du Pentagone. L’intégration croissante des acteurs civils et militaires engagés dans les opérations de reconstruction et de stabilisation au sein d’un système « interagences » extrêmement complexe a pour objectif d’établir, dans tous les pays où intervient la puissance américaine, des cadres politiques et administratifs favorables aux intérêts américains. Dans cette perspective, les autorités américaines sont enclines à favoriser les acteurs locaux qui acceptent de s’insérer dans cette démarche, au détriment de la construction d’un État viable. Il en résulte la promotion parfois abusive d’une « société civile » constituée en fait d’une petite élite coupée de la population, comme on a pu le constater en Iraq.
Dans ces conditions, selon l’auteur, il appartient à l’Europe, jusqu’ici cantonnée par les États-Unis au rôle d’auxiliaire pour le maintien de la paix, de définir une politique commune alternative à la logique d’empire américaine, à travers une réflexion sur ses modes d’intervention.
Commentaire
Cet ouvrage, issu d’un travail de doctorat, a le mérite considérable d’attirer l’attention sur des mutations encore mal perçues et pourtant essentielles. Il présente également une quantité importante d’informations sur la structure de l’administration, des ONG et de l’armée américaines, tout en proposant une réflexion approfondie et englobante sur le changement du contexte stratégique mondial.
Au sein de celui-ci, la place des ONG se trouve modifiée, au point qu’on pourrait parler de « fin de l’innocence » humanitaire : comment se définir par rapport à l’armée et aux compagnies privées, quand celles-ci ont des prétentions de plus en plus hégémoniques sur la gestion de situations de crise ? Quelle conception doivent-elles avoir de leur propre rôle ? Enfin, cet ouvrage, malgré les réserves que peut inspirer parfois une orientation nettement anti-américaine, nous alerte sur les dérives qu’implique ce nouveau cours de la politique de Washington : tortures en Iraq par des personnels échappant au contrôle hiérarchique, collusions entre intérêts privés et politiques publiques, absence de contrôle démocratique sur des institutions de plus en plus tentaculaires, marginalisation des acteurs locaux et humanitaires.
On peut d’autant plus regretter que cet ouvrage remarquablement travaillé se présente sous une forme si dense, au point d’en rendre la lecture franchement pénible par endroits, tant le texte est encombré de sigles et d’expressions empruntées au jargon des "think tanks". Il est vrai cependant, que cette forme parfois déconcertante reflète la complexité croissante et inquiétante des acteurs et institutions de la « gouvernance globale ».