Matthieu Damian
Traité sur la tolérance
Ref.: Editions Gallimard, Paris, 1998
Languages: French
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Michael Walzer fait partie des philosophes contemporains les plus lus. Il enseigne à l’Institute for Advanced Studies de Princeton.
Dans son avant-propos, l’auteur résume avec conviction que la tolérance « (…) est la condition même de la vie, parce que son contraire mène souvent à la mort ; elle est également la condition de la vie collective des communautés au sein desquelles nous vivons. La tolérance rend possible l’existence des différences ; les différences rendent nécessaire l’exercice de la tolérance.
Défendre la tolérance ne signifie nullement que l’on doive défendre la différence. La défense de la tolérance peut n’être – et n’est souvent rien de plus – qu’une entreprise commandée par la nécessité. Cependant, j’écris ces lignes avec la plus grande considération pour la différence, même si cette considération ne porte pas sur toutes les manifestations de la différence. Dans la vie sociale, politique et culturelle, je préfère le multiple à l’un. Dans le même temps, j’admets que tout régime de tolérance doit connaître un certain degré de singularité et d’unité, s’il veut pouvoir s’assurer la fidélité de ses membres. » (p10).
L’introduction fournit à l’auteur l’occasion de railler la manière d’aborder, la tolérance : « Le débat philosophique de ces dernières années a souvent revêtu la forme procédurale : le philosophe imagine une situation originale, décrit les conditions du discours idéal ou envisage une conversation menée dans un vaisseau spatial… » (p13). Il enchaîne en disant : « Le discours procéduraliste ne nous est ici d’aucun secours, précisément parce qu’il ne varie pas en fonction du temps et du lieu ; il ne colle pas autant qu’il le faudrait aux circonstances. » (p15).
Son premier chapitre complétant son introduction en fixant les limites de son propos et proposant le déroulement de son développement, nous passons de facto au suivant. Il y décrit les cinq régimes de tolérance que sont : Les Empires multinationaux ; La société internationale ; Les consociations (exemples : le Liban, la Suisse ou la Belgique) ; Les Etats-nations (la France) ; Les sociétés d’immigration (les Etats-Unis). Au sujet des Etats tels que le Liban, la Suisse ou la Belgique, l’auteur exprime un avis assez pessimiste lorsqu’il écrit : « La tolérance n’est pas définitivement exclue là où s’expriment le nationalisme et la religion, et la consociation pourrait encore constituer son cadre moral le plus favorable. Mais, en pratique, l’Etat-nation est désormais le régime de tolérance qui a le plus de chances de s’imposer avec un groupe partout dominant dans le pays qui détermine les formes de la vie publique, et qui tolère une minorité nationale ou religieuse – plutôt que deux ou trois groupes, chacun cantonné dans son espace propre et tolérant les autres. » (pp.43-4). Il a ensuite cette remarque pertinente : « (…) l’intolérance a souvent pour effet, (…), la conservation des groupes qui en sont les victimes. » (p56).
Le chapitre trois est l’occasion pour Michael Walzer de revenir sur des cas complexes : la France, Israël, le Canada. Le philosophe dit en particulier du premier pays cité qu’il est « Plus que tout autre pays d’Europe, (…) une société d’immigration » mais aussi un Etat nation. Son analyse de la prise en compte de l’individu (le juif est, dans les yeux d’un républicain français, d’abord un français) plutôt que du groupe, reprend celle de Sartre dans La question juive.
Dans le chapitre IV, l’auteur aborde des questions pratiques. Il indique alors que « L’intolérance s’exprime avec le plus de virulence lorsque les différences culturelles, ethniques ou raciales coïncident avec les différences de classes, c’est-à-dire lorsque les membres des groupes minoritaires sont aussi en état d’infériorité économique. » (p85). Il poursuit cette idée en notant : « La réalité (…) montre que le respect porté à des individus particuliers accompagné d’une plus large tolérance a peu de chances de se manifester tant que n’est pas brisée la congruence entre groupe et classe. » (p89). Cela lui offre alors l’opportunité d’aborder la discrimination positive qui permet d’élever le niveau social de certains individus d’un groupe défavorisé. Son avis n’est pas franchement tranché même s’il souligne les caractères nocifs d’une telle politique sur le court terme et plus bénéfiques sur la longue durée.
A propos du voile, il pense que cette querelle devrait persister encore des années même si, au final, ce sont les personnes et non le groupe qui gagnera : la femme ne portera pas ce morceau de tissu dans les lieux publics. Dans le même sens, il condamne la lenteur avec laquelle la France interdit l’excision au sein de ses communautés africaines.
Pour l’auteur, les républicains doivent faire preuve de mesure par rapport à leur programme étatique (en diminuant par exemple le nationalisme) et donc apprendre également une tolérance aussi difficile que celle qu’éprouvent les communautés religieuses devant des croyances ou des athéismes qu’il leur faut pourtant côtoyer. Il leur conseille dès lors, pour que ces mouvements spirituels adhèrent à leurs idées laïques, d’établir des conciliations plutôt que la confrontation. Pourquoi ? Au nom du rappel de l’objectif primordial et le plus « facilement » atteignable : le vivre-ensemble.
Le chapitre V est l’occasion pour l’auteur d’aborder la tolérance entre modernité et postmodernité. En effet, les individus du monde postmoderne ont comme particularité d’être de plus en plus déracinés par rapport à leur culture d’origine. Pour la plupart, toute idée métaphysique est marginale et ils sont donc seuls. Cette solitude de plus en plus importante d’une part croissante de la population ne va pas sans conséquence.
Il revient sur cette question dans son épilogue en soulignant que si l’individu accepte de réinvestir le temps considérable qu’il a à sa disposition au sein de telle ou telle association, il pourra réapprendre les vertus politiques du dialogue et donc, du vivre-ensemble. Il recommande par exemple d’intégrer un syndicat pour faire contrepoids à certaines politiques économiques, ou encore de faire du bénévolat pour des programmes de renforcement de la vie familiale. N’éludant pas le sujet de l’action au sein des associations culturelles dont il sait que, pour bon nombre d’entre elles, elles sont considérées comme « menaçantes » , il indique : C’est, me semble-t-il la faiblesse de ces associations et non leur puissance qui fait peser une vraie menace sur notre vie commune. (p154).
Il rappelle alors que la tolérance n’est pas une notion neutre : « La tolérance, faut-il le rappeler, n’est pas génératrice d’harmonie : elle légitime des groupes précédemment réprimés ou invisibles et les met ainsi à même de revendiquer leur part des ressources disponibles. Cependant, la présence en force de ces groupes aura pour effet d’élargir l’espace politique, ainsi que le nombre et l’éventail des postes institutionnels à pourvoir ; autrement dit de multiplier les occasions de participation pour les individus. Ces derniers, dès lors qu’ils prennent conscience de leur propre efficacité, deviennent notre meilleure protection contre l’esprit de clocher et l’intolérance des groupes auxquels ils appartiennent. » (p156)
Adepte d’une pensée nécessairement complexe dans un monde qui l’est, l’auteur parvient cependant à rendre intelligible l’exigence qui s’impose à nous en une phrase relativement simple : « Aucun régime de tolérance ne saurait longtemps se maintenir dans une société d’immigration pluraliste moderne et postmoderne, qui ne ferait droit à cette double exigence : défendre les différences de groupes et s’attaquer aux différences de classes. » (pp.161-2). Ce propos est à rapprocher du passage de la p.85 que nous avons déjà mis en exergue et pourrait également servir à légitimer la discrimination positive.
Enfin, les dernières lignes de son ouvrage reviennent sur la différenciation qu’il avait précédemment évoquée entre le multiculturalisme et le libéralisme : « Nous ne pouvons nous contenter d’être en toute occasion simplement communautarien ou libéral, ou libéral, moderne ou postmoderne ; nous devons être tantôt ceci, tantôt cela en fonction de ce qu’exige la recherche d’un équilibre. S’il me faut absolument nommer ce type d’équilibre (…) je dirai la social-démocratie. Si le multiculturalisme suscite aujourd’hui plus de troubles que d’espoirs, c’est en partie à cause de la faiblesse de la social-démocratie (en termes américains : le libéralisme de gauche). » (pp. 162-3)
En note, on lira également avec fruit ce passage : « L’argument célèbre de Jean-Paul Sartre selon lequel c’est l’antisémitisme qui permet à l’identité juive de perdurer, peut s’appliquer à de nombreux autres groupes. Cet argument est toutefois inacceptable pour les membres de ces groupes, en particulier les plus engagés, qui confèrent à l’histoire et à la culture de leur communauté une valeur propre, en laquelle ils veulent voir la cause déterminante de leur identification individuelle. Voir ma préface à Anti-Semite and Jews. » (p174).
Au final, on ne peut que recommander vivement cet essai particulièrement stimulant. Si le lecteur a quelque peu de peine avec les trois premiers chapitres, on l’encouragera à poursuivre : il nous semble en effet que la pensée de l’auteur accède à un stade de compréhension et de limpidité plus net à partir de la moitié de l’ouvrage correspondant au chapitre 4.