Cheffi Brenner, Michel Doucin, janvier 2006
Doit-on craindre un renforcement indirect des cours suprêmes nationales tel qu’il conduise à un « gouvernement des juges » ?
La question inquiète certains gouvernements, qui redoutent les effets induits au niveau national d’une quasi-justiciabilité internationale. « Dans un espace démocratique de primauté du droit, les mécanismes judiciaires opèrent un arbitrage entre les modalités d’exercice du gouvernement et les revendications légitimes et légales des citoyens au nom des droits fondamentaux reconnus par l’État. Les droits ont pour caractéristique principale leur aspect intrinsèquement coercitif, raison pour laquelle, ils s’imposent dans un État de droit et ils sont accompagnés pour leur effectivité de mécanismes de recours. Sinon, ils seraient d’ordre moral ou virtuel. » (Didier Agbodjan)
Reste à ne pas donner à ce pouvoir une prééminence sur les autres.
Un des objectifs du projet de Protocole est certes, indirectement, l’élargissement des jurisprudences des Cours Suprêmes dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels.
Peu l’ont fait jusqu’à présent. Cet accroissement du champ des droits couverts par elles affirmerait leur pouvoir.
Y a-t-il risque d’excès et d’instaurer un « gouvernement des juges » ? Un mécanisme international pourrait au contraire jouer un rôle régulateur de ces pouvoirs.
Considérer que les cours nationales en profiteraient pour empiéter sur le rôle des Etats serait mésestimer le fait que la prise en compte des contraintes pesant sur ceux-ci devrait continuer d’être un élément primordial de leurs décisions.
Le rôle régulateur d’un mécanisme supranational de garantie des droits économiques, sociaux et culturels
Dans les cas, fréquents, où les juridictions nationales sont très faibles, l’existence d’un mécanisme supranational de protection des droits économiques, sociaux et culturels devrait tout d’abord participer à les renforcer. Le pouvoir judiciaire, bien que constitutif de la démocratie, n’est en général qu’assez embryonnaire dans les pays en voie de développement, lesquels sont donc loin d’un « gouvernement des juges ». Plusieurs interventions, en particulier de hauts fonctionnaires et magistrats en ont attesté.
-
L’extrême faiblesse de la justice dans la plupart des Etats Ouest Africains
A « la fragilité institutionnelle, on peut ajouter la faible prégnance du droit moderne dans la vie politique et dans le comportement quotidien des citoyens dans la plupart des États Ouest africains. (…) La plus grande fragilité de l’État de droit demeure sans doute l’extrême faiblesse de la justice, en raison de la place secondaire qu’occupe le pouvoir judiciaire parmi les institutions républicaines. En effet, en dépit de la mise en œuvre du principe de la séparation des pouvoirs par les nouvelles constitutions et les constitutions nouvellement révisées, la justice apparaît comme le maillon faible de la construction démocratique. On lui reproche souvent son extrême dépendance vis-à-vis du gouvernement et son incapacité à sanctionner réellement des atteintes flagrantes à l’état de droit, à censurer des actes irréguliers du pouvoir politique ou à garantir le respect effectif des droits des citoyens. Certes, on peut observer ici et là, comme au Bénin ou au Sénégal, une certaine affirmation du pouvoir judiciaire qui désormais n’hésite pas à sanctionner des actes du pouvoir politique et fait preuve de ce fait d’une certaine indépendance. Toutefois, cette hardiesse demeure encore timide et la plupart des cours et tribunaux font plutôt preuve d’une certaine frilosité face au gouvernement. Dans ces conditions, on ne voit pas très bien comment le citoyen pourrait aisément mettre en cause la responsabilité des gouvernants devant le juge pour non respect des droits économiques, sociaux et culturels. Par exemple, quel juge pourrait accepter de juger une plainte d’un citoyen qui invoquerait le non respect de son droit à la santé, de son droit au logement ou de son droit au travail ? » (Vincent Zakane)
-
La non adhésion à la justiciabilité des DESC comme corollaire des dysfonctionnements du système judiciaire au niveau national : l’exemple de Madagascar
La Constitution de Madagascar consacre 24 articles aux droits économiques, sociaux et culturels, intitulés « des droits et devoirs économiques, sociaux et culturels ». Mais le constat est plutôt négatif en ce qui concerne la jouissance effective de ces droits et la protection juridique de la violation de ces droits au niveau des juridictions nationales. Il n’existe pas de juridiction spécialisée de recours pour la violation des droits de l’Homme, et au niveau des juridictions nationales, il n’y a pas de jurisprudence en matière de droits économiques, sociaux et culturels. Il y a de timides avancées dans l’intégration des normes internationales du travail dans la jurisprudence sociale et quelques décisions sanctionnent la discrimination à l’égard des femmes. Les obstacles à l’adhésion à la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels sont le corollaire de la pauvreté, mais surtout du disfonctionnement du système judiciaire, privant la population des moyens de recours. […] Les impacts sont très graves […] : il en résulte par exemple une insécurité juridique [certains responsables renversent la vérité en accusant les victimes] ou encore une prolifération des justices parallèles [justices privées qui ne respectent pas les droits de l’homme et appliquent la loi du talion]. Il est maintenant admis qu’un système juridique et judiciaire fiable, transparent et accessible à tous est la condition fondamentale de la mise en place d’un gouvernement démocratique et efficient. (Bakolalao Ramanandraibe)
L’affirmation de la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels, au niveau national par ricochet d’une quasi-justiciabilité instaurée au niveau international ne peut dès lors que renforcer un système judiciaire qui est souvent l’homme malade des nouvelles démocraties. Des progrès peuvent déjà être observés à ce sujet.
-
Le pouvoir judiciaire, garant du respect des DESC
« Bien que certains droits économiques, sociaux et culturels - comme les droits des travailleurs - aient fait l’objet d’une application judiciaire, les dix dernières années ont vu le développement de jurisprudences nationales et régionales de plus en plus sophistiquées au sujet d’autres droits économiques et sociaux. Des décisions en Argentine, en Afrique du Sud, en Colombie, en Inde, et dans d’autres juridictions ont démontré comment le pouvoir judiciaire pouvait jouer un rôle important en procurant une assistance aux individus et en assurant que les gouvernements soutiennent constitutionnellement l’effectivité des droits économiques, sociaux et culturels. Les décisions judiciaires ont significativement conduit à une meilleure mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels. Certaines décisions ont permis notamment de faciliter l’accès de milliers de femmes aux traitements contre le SIDA et ainsi de stopper la transmission du virus de la mère à l’enfant, de limiter les expulsions arbitraires des personnes indigentes, d’améliorer l’approvisionnement en eau et les infrastructures sanitaires des banlieues pauvres, de garantir un repas à midi aux enfants dans les écoles, d’empêcher la famine par le contrôle des programmes alimentaires et d’identifier les besoins primaires pour une éducation adéquate. (…) Au fur et à mesure qu’augmente le nombre de juridictions qui acceptent de traiter des droits économiques, sociaux et culturels, le pouvoir judiciaire, démontre qu’il a un rôle à jouer dans le soutien global aux droits de l’Homme et donc dans le combat contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Ce rôle est aussi bien valable dans les pays pauvres que dans les pays les plus riches. Le système international des droits de l’Homme a déjà fourni une impulsion vers des changements importants. L’adoption du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, en 1966, et la construction de systèmes régionaux de droits de l’Homme ont encouragé la reconnaissance (quasi)judiciaire des droits économiques, sociaux et culturels. Devant certaines juridictions, le Pacte reçoit même un statut constitutionnel. Ceci a renforcé la valeur légale des droits économiques, sociaux et culturels et a donné de nouvelles justifications à la recevabilité des plaintes devant les juridictions nationales. En effet, certaines des décisions judiciaires nationales les plus significatives se réfèrent directement aux provisions du Pacte, voire aux commentaires généraux du Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels. » (Éric Tistounet)
L’Argentine quant à elle a intégré les droits économiques, sociaux et culturels à la Constitution et quelques droits ont déclarés justiciables par les juges. (Maria Cécilia Villagra)
-
Les effets bénéfiques d’un mécanisme supranational
Dans la majorité des pays, le renforcement et l’amélioration des pouvoirs du juge sont à souhaiter. Ils pourraient être sûrement encouragés par l’existence d’un mécanisme supranational.
A l’inverse, dans les pays où ces juridictions sont déjà suffisamment efficaces et où le risque qu’elles prennent trop de pouvoir pourrait naître, un tel mécanisme jouerait un rôle de modérateur.
Tout d’abord, le comité international saisi pourrait, en se fondant sur des comparaisons internationales, manifester son désaccord avec les décisions des Cours suprêmes nationales, ce qui constituerait, une garantie contre un « gouvernement des juges ».
Dans certains pays, la dévolution d’un pouvoir important donné au juge permet indirectement l’affirmation des autres pouvoirs composant l’État. Ainsi, en l’Inde, le juge, via la jurisprudence qu’il produit, participe directement à l’élaboration d’un droit que le pouvoir politique n’ose assumer directement. Dans l’affaire Maganbhai’s v.Union of India, AIR 1969 SC 783 (1969), la Cour Suprême a ainsi estimé que les conventions internationales qui rajoutent des droits au citoyens sont applicables automatiquement en droit interne alors que celles qui leur retranchent des droits déjà existants doivent être transposées préalablement à leur applicabilité en droit interne. (Colin Gonsalves)
La loi de certification de la Constitution d’Afrique du Sud (1) a même accepté par avance d’éventuels empiètements sur les compétences du gouvernement que représenterait le cas où un juge prendrait une décision ayant un caractère de justice sociale et qui entraînerait un coût budgétaire. Faisant remarquer au passage que la question du coût des décisions de justice se pose aussi pour les droits civils et politiques, elle a conclu qu’une Cour pouvait décider d’étendre le bénéfice d’une aide prévue par la loi ou de subsides étatiques à des catégories de personnes qui en étaient exclues, sans que cela crée une brèche dans le principe de la séparation des pouvoirs. (Pr. Michelo Hansungunle)
La prise en compte des contraintes pesant sur les États comme élément essentiel de la prise de décision des Cours suprêmes nationales
-
L’objectivité des Cours suprêmes nationales : une réalité
Craindre un abandon de souveraineté, c’est peut être aussi douter de la capacité d’objectivité des Cours et de leur sagesse. Les décisions des Cours prennent, en général, en compte les contraintes qui pèsent sur les États.
Un certain nombre d’exemples ont été cités à ce sujet. Ainsi, dans l’affaire Soobramoney v. minister of Health 1997, la Cour constitutionnelle sud-africaine a donné raison à l’État : un patient en phase terminale nécessitant une dialyse régulière se l’était vu refuser par un hôpital publique car le règlement hospitalier donnait, en raison de contraintes budgétaires, priorité aux patients qui n’étaient pas en phase terminale. Le plaignant, M. Soobramoney se fondait, dans sa réclamation, sur une violation du droit à la santé et à un traitement d’urgence. La Cour, estimant que les soins en cause ne constituaient pas de mesures d‘urgence, considéra que la décision de l’hôpital était rationnelle et justifiée. Le traitement accordé à M. Soobramoney aurait eu des répercussion fâcheuses sur la capacité de l’hôpital à traiter plusieurs autres patients. La Cour a donc pris en considération les contraintes de l’administration publique. ( Michelo Hansungunle)
De plus, les Cours font partie de l’ensemble des institutions publiques d’un pays et il est irréaliste de penser qu’elles puissent évoluer, par excès de zèle au regard des normes internationales, vers un jusqu’auboutisme déconnecté des réalités objectives. « Des révolutions jurisprudentielles heureuses permettent aux juges nationaux, au nom des droits universels reconnus par l’Etat, d’aider les gouvernements à mieux réaliser les droits dans les occurrences internes : constater des omissions normatives, constituer des sentences additives ou complémentaires de principe ou de situation par des interprétations constructives des droits fondamentaux. (cf. les pratiques françaises et italiennes de la Cour constitutionnelle : « bloc de constitutionnalité », « sentences additives » ou « arrêt additifs de principe ») » (Didier Agbodjan)
-
Des recommandations assorties d’un appui technique permettant la réalisation des DESC
Le mécanisme créé par le protocole devrait prévoir en outre que les recommandations soient assorties, notamment pour les pays du Sud, d’un appui technique pour créer les conditions favorables à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels concernés. Les agences participant à cette coopération auraient pour interlocuteurs les États, qu’elles aideraient ce faisant, à se consolider.
-
Le renforcement du pouvoir judiciaire n’est pas incompatible avec l’affirmation du pouvoir exécutif
« Il y a donc, entre l’injonction générale du juge et la mise en œuvre correctrice, une intervention autonome de l’exécutif quant aux modalités de son action positive. (cf. les Jurisprudences de la Cour suprême sud-africaine sur les droits économiques, sociaux et culturels). » (Didier Agbodjan)
Le renforcement du pouvoir judiciaire, dès lors qu’il s’en tient à son rôle de contrôle de l’application du droit est loin de représenter une menace pour le pouvoir exécutif qu’il contribue, au contraire, à affirmer.
Notes :
1. Certification of the Constitution of the Republic of South Africa Constitution Act, 1996 (10) BCLR 1235 (CC) § 77