Cheffi Brenner, Michel Doucin, Paris, janvier 2006
Doit-on craindre un abandon de souveraineté sur des sujets considérés comme politiques, du fait de l’intervention d’un comité international ?
Pratiquement tous les pays ont aujourd’hui des États exerçant un rôle actif dans les domaines économique, social et culturel. La crainte a été exprimée qu’au travers des communications, individuelles, des politiques nationales soient analysées et critiquées par le Comité qui les recevrait, provoquant une réduction supplémentaire du pouvoir d’État déjà souvent soumis à des contraintes extérieures fortes et la question des garanties pour réduire cette ingérence a été évoquée. (Johanne Levasseur)
Les débats ont toutefois montré que ce risque d’abandon de souveraineté n’était pas si certain. L’expérience d’autres Comités n’indique rien de cet ordre, les Etats restant les principaux décideurs. Et tout dépendra de la force de la justiciabilité que revêtirait la procédure dont serait doté le Comité.
L’absence d’ingérence dans les affaires des États exercée par les autres comités
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Le traitement de sujets politiques par un Comité n’est ni une nouveauté ni une caractéristique des DESC
Le fait d’aborder des sujets dits « politiques » par un Comité ne serait un fait ni nouveau ni propre aux droits économiques, sociaux et culturels. Certaines décisions d’autres comités, en particulier dans le domaine des droits civils et politiques, ont aussi des implications de cet ordre.
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L’appréciation de manquements aux obligations de respect et de protection plus que de mise en oeuvre
Par ailleurs, au regard de la jurisprudence issue des instances internationales devant lesquelles des droits économiques, sociaux et culturels sont déjà justiciables - par exemple la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples ou le Comité européen des droits sociaux - on doit s’attendre à ce que les communications qui seraient portées devant le Comité concernent beaucoup plus des manquements aux obligations de respecter ou de protéger, qu’à celle de mettre en œuvre.
Pour le droit au logement, de nombreux exemples existent mais qui concernent essentiellement les recours contre les expulsions forcées. En examinant des cas de ce type, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels serait amené à appliquer son observation générale n° 7 sur les expulsions forcées et, ce faisant à considérer surtout les justifications de ces expulsions, l’existence ou non de consultations préalables pour trouver des solutions alternatives et si les occupants se sont vus proposer des solutions alternatives ou d’autres logements. Des approches similaires pourraient concerner le non accès aux soins, ou encore à l’éducation, cas qui seraient examinés au regard des obligations de respecter et protéger. (Malcolm Langford)
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Des clauses de flexibilité avec un effet de cliquet, une option envisageable
En ce qui concerne l’expérience de l’Organisation Internationale du Travail, il n’y a pas de réserves acceptées. En revanche, il existe des clauses de flexibilité avec un effet de cliquet : l’État ne peut pas revenir en arrière, ce mécanisme pourrait inspirer le protocole facultatif. (Patrice Carrière)
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Une crainte injustifiée au regard de la pratique d’autres Comités
« Enfin, une telle crainte paraît injustifiée au regard même de la pratique des autres comités existants. Aucun Comité n’étant une juridiction, ne dispose du même degré de force d’intervention que la Cour européenne des droits de l’Homme ou que la Cour interaméricaine des droits de l’Homme.» (Philippe Texier)
La prérogative préservée des États
Le Comité ou l’organe chargé d’examiner les communications, faisant partie du système onusien, serait, au demeurant, tenu de demeurer respectueux du principe de souveraineté étatique qui prévaut en droit international.
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La simple constatation par le Comité d’une violation des droits
Pourrait être conférée au Comité la simple compétence de constater une violation des droits. Cette possibilité pourrait être envisagée dans quatre hypothèses de violations :
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Politiques, lois, ou décisions adoptées par les États violant clairement des droits du Pacte, telles des ingérences inadmissibles dans l’exercice de la liberté syndicale ou du droit de grève garantis par l’article 8 du Pacte, ou des évacuations forcées, ou le non respect du principe de non-discrimination;
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Mesures rétrogressives;
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Manquement à l’obligation fondamentale d’assurer la satisfaction du minimum des droits garantis (core obligations);
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Défaillance par rapport aux obligations de respecter et de protéger.
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Le simple constat du Comité d’un respect insatisfaisant des obligations qui incombent à l’Etat en cause
« Dans tous les autres cas, et en particulier lorsque l’État défendeur ne respecte pas l’obligation de mettre en œuvre (fulfill), il conviendrait de ne pas habiliter le Comité à constater une véritable violation du Pacte. Dans ces cas, il faudrait limiter sa compétence à celle de constater que l’État défendeur s’acquitte « de manière insatisfaisante » de ses obligations. Une telle formule, plus respectueuse de la souveraineté des États, est en effet mieux adaptée à la nature juridique des obligations découlant de l’obligation de mettre en œuvre les droits économiques, sociaux et culturels et à l’exigence de leur réalisation progressive. » (Giorgio Malinverni)
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Le simple constat par le Comité d’une attitude non conforme de l’Etat au regard de ses obligations
De plus, « sur la base d’une communication individuelle qui lui serait présentée, la question posée au Comité sera de savoir si le traitement dont l’individu a fait l’objet de la part de l’État, que ce soit par le fait de l’action des organes de celui-ci ou par le fait de leur omission, est ou non conforme aux obligations que le Pacte impose. Dans ce type de contentieux, la « justiciabilité » dont il est question sera toujours négative […] : il ne s’agira pas pour le Comité d’indiquer, positivement, ce que doit faire l’État pour s’acquitter des obligations que le Pacte lui impose ; il s’agira pour lui de constater que l’attitude qu’il a adoptée est ou n’est pas conforme à ces obligations. L’État conservera toujours le choix des moyens par lesquels s’acquitter des obligations que le Pacte lui impose. S’il résulte d’un constat de violation que telle voie lui est fermée, il peut explorer d’autres voies dans les limites qu’impose le respect du Pacte. […] Le Comité ne viendra pas se substituer aux pouvoirs publics internes : à eux et à eux seuls, il reviendra d’examiner les différentes solutions qui s’offrent à l’État pour aboutir à un résultat plus satisfaisant. […] Tandis que la détermination des moyens relève essentiellement des autorités étatiques, qui disposent d’une large marge d’appréciation à cet égard - car cela suppose, en effet, une expertise suffisante ainsi qu’une bonne connaissance des réalités propres de chaque État -, il reviendrait au Comité des droits économiques, sociaux et culturels de déterminer si les moyens mis en œuvre sont de nature à satisfaire les exigences du Pacte – or ceci relève de l’interprétation de ces exigences par une instance indépendante prenant appui sur une jurisprudence désormais bien établie (1).
Certes, la séparation n’est pas toujours nette entre les deux dimensions. Le Comité inclut en effet, au titre des exigences qui découlent du Pacte, certaines qui concernent non pas le résultat à atteindre, mais les moyens adéquats à réaliser ces résultats, passant ici de l’identification d’une obligation de « résultat » (à travers les moyens laissés au choix de l’État), à une obligation de « comportement » (portant sur les moyens à adopter).
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L’Etat demeure libre dans le choix des moyens destinés à se conformer aux obligations issues du Pacte
Cependant, ces moyens (tels que, notamment, la réalisation d’études d’impact, la mise au point d’indicateurs, la définition de stratégies nationales visant à la réalisation des droits du Pacte incluant une dimension participative) laissent subsister une large liberté dans le chef de l’État quant à l’identité des mesures à prendre pour se conformer au Pacte. Il est incorrect de laisser entendre l’inverse, c’est-à-dire que le Comité se substituerait progressivement aux autorités nationales pour l’élaboration des politiques nationales touchant aux domaines que couvre le Pacte.» (Olivier de Schutter)
L’application des recommandations faites par le Comité revient donc aux États qui gardent une liberté certaine en ce qui concerne la mise en oeuvre des droits ainsi protégés. Les États demeureraient les principaux acteurs de par la prérogative de l’action qui resterait la leur. (Malcolm Langford)
Ces recommandations ne remettent donc nullement en cause la souveraineté étatique.
Sur la force de la justiciabilité octroyée au Comité
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Le Comité dispose uniquement d’un pouvoir de nature déclaratoire
Ce comité ne serait investi ni d’un pouvoir de cassation, ni d’un pouvoir d’appel ou de réforme, ni d’un pouvoir d’injonction.
« Son seul pouvoir, de nature déclaratoire, serait celui de constater qu’un État n’a pas respecté les obligations découlant du Pacte. » (Giorgio Malinverni)
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L’exemple de la pratique des pays anglo-saxons
La pratique d’arbitrages et de médiations multiples développée dans les pays anglo-saxons a été évoquée pour son accessibilité aux citoyens et son efficacité. Le fonctionnement de certains « points nationaux de contact » mis en œuvre en application des principes directeurs de l’OCDE sur la Responsabilité Sociale des Entreprises a aussi été cité comme exemplaire : il reçoit des réclamations par l‘intermédiaire de l’une de ses composantes ; syndicat, organisme patronal ou État, les examine, s’efforce d’aboutir à un accord réparant les dols commis ; en cas de désaccord, le « point de contact » rend publique sa position en usant de plusieurs moyens de communication. (Michel Doucin)
« Si, pour revêtir une force exécutoire, les décisions arrêtées doivent recueillir l’aval d’un organe politique (s’agissant de la Charte sociale du Conseil de l’Europe et du CEDS, le Comité des Ministres), cela comporte naturellement une certaine dose d’aléas. » (Jean- Michel Bélorgey)
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L’importance de la coopération étatique dans la mise en oeuvre et le suivi des recommandations et décisions
Dans le cas de la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples, mis à part la possibilité de demander à l’Assemblée de le faire, aucune disposition expresse ne prévoit de mécanisme de mise en œuvre et de suivi des recommandations et décisions. La coopération entre les États est donc une condition sine qua non de cette mise en œuvre qui a été réalisée dans certains cas, absente dans d’autres ou encore ignorée dans un certain nombre d’autres. C’est pourquoi la Commission a parfois recours à des règlements amiables pouvant consister en des rencontres entre membres de la Commission et responsables des États mis en cause. (Victor Oware Dankwa).
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Les vertus du « contrôle-médiation »
« Le contrôle international effectué dans le dialogue et la discussion, prenant en compte les sources diverses d’expression nationale, […] constitue en pratique, une médiation permettant aux Etats parties de pallier les limites éventuelles de l’application de normes qu’ils ont librement ratifiées. Les présentations de Régis Brillat [Comité Européen des Droits Sociaux], des Professeurs Olivier de Schutter, Antoine Lyon-Caen et Jacques Fierrens confirment bien cette vertu qu’a le contrôle–médiation de donner vie au droit, de rendre vivant tout principe juridique : « procédure d’actualisation du droit, permettant d’en découvrir de nouveaux aspects […] précision d’un texte qui permet le contrôle, […] contrôle qui donne à un texte sa portée précise ». (Didier Agbodjan)
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La suggestion d’un rôle de comparaison inter-étatique du Comité
Certains ont plaidé pour que la compétence du Comité se limite à un rôle de comparaison inter-étatique et de conseils poussant à une évolution des politiques lorsqu’elles sont peu efficaces en matière de garantie des droits économiques, sociaux et culturels. Cette manière d’agir, moins intrusive que celle des organismes d’aide internationale, pourrait être mieux reçue par les États et avoir, de ce fait, des effets très positifs.
Notes :
1. Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observations générales n°3 : La nature des obligations des États parties (art.2, § 1 du Pacte), adoptée à la cinquième session (1990) (doc.ONU E/1991/23) au § 4 : « …chaque État partie doit décider pour lui-même des moyens qui sont le plus appropriés, vu les circonstances en ce qui concerne chacun des droits (…). Toutefois, c’est le Comité qui, en fin de compte, doit déterminer si toutes les mesures appropriées ont été prises. »