Cheffi Brenner, Michel Doucin, Paris, janvier 2006
L’ouverture de possibilités de communications individuelles ou collectives a-t-elle permis, pour d’autres traités, un enrichissement de la protection des droits ?
Plusieurs témoignages d’experts membres d’organes de surveillance des traités habilités à recevoir des communications individuelles ou collectives ont affirmé que des progrès importants en termes de protection des droits ainsi visés étaient dus à l’existence de telles procédures. Les arguments sont essentiellement de trois ordres.
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D’une part cette possibilité permet de clarifier les obligations des États ;
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D’autre part, un examen de situations individuelles entraîne une meilleure appréhension de sujets qui resteraient sans cela théoriques ;
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Enfin, cela engendre une amélioration de la protection et a un impact positif sur les systèmes nationaux.
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La clarification des obligations étatiques
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La nécessité de préciser les DESC pour en assurer une meilleure protection
Un des arguments souvent avancés par les adversaires du projet de protocole est que l’imprécision de la définition des droits économiques, sociaux et culturels s’opposerait à leur justiciabilité.
Les préciser est donc une étape nécessaire pour assurer leur meilleure protection, en effet, c’est le contrôle qui permet la précision des droits, pas l’inverse. (Jacques Fierens)
« Ainsi que cela apparaît à la lecture des conclusions de la sixième session du Comité (tenue en 1991), et du récent rapport de l’expert indépendant, l’idée [d’ouverture de possibilités de communications individuelles] devrait contribuer à affiner les contours, la nature et la portée des droits économiques, sociaux et culturels par le canal d’une analyse approfondie des problèmes juridiques soulevés par chaque affaire individuelle. » (Paul-Gérard Pougoué)
« Dans de nombreux pays, c’est l’analyse de cas concrets qui a permis une interprétation et la clarification de ces droits. (…) Par exemple en Afrique du Sud, en Amérique latine et en Inde, les Cours ont rendu des décisions clarifiant des dispositions qui ne l’étaient pas suffisamment.
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Le protocole facultatif a vocation à établir un cadre clair pour la justiciabilité des DESC
Le protocole facultatif, [en ouvrant la possibilité à des communications individuelles], ne va pas seulement encourager la justiciabilité [des droits économiques, sociaux et culturels] (..) mais sera un outil utile pour un renforcement mutuel des jurisprudences nationale, régionale et internationale et pour établir un cadre clair pour la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels à tous les niveaux. » ( Virginia Bras Gomes)
La mise en perspective concrète de sujets théoriques
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La possibilité d’examiner des cas réels permettrait un approfondissement de la réflexion sur des principes théoriques
Les droits économiques sociaux et culturels sont en effet considérés en général comme étant d’ordre collectif, instituant des obligations de moyens à apprécier à travers des mesures programmatiques (1) et graduelles (2).
« Les recommandations générales que [le Comité] élabore afin d’assister les États parties dans la mise en œuvre de leurs obligations restent théoriques. L’expérience issue de cas concrets, après réception des communications individuelles, lui permettrait d’appréhender de façon pratique les manquements aux obligations émanant du Pacte, ce qui en retour permettrait de donner un contenu moins théorique aux droits en question. Une appréciation plus proche de la réalité, rendue possible par l’examen de ces cas concrets, ne pourrait qu’être bénéfique à l’élaboration des recommandations générales du Comité. » (Virginia B.Gomes)
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L’ouverture de communications individuelles ou collectives recentrerait l’appréhension des droits sociaux et économiques autour des situations individuelles
La possibilité de communications individuelles ou collectives permettrait aussi, de recentrer l’appréhension des droits sociaux et économiques autour des situations individuelles. Pour les praticiens du droit, la « voix » de la victime a une place primordiale au milieu de considérations purement juridiques et peut faire basculer une décision en portant à l’attention des éléments concrets. C’est ce qu’a fait ressortir l’affaire Grootbom, qui constitue le premier contentieux concernant le droit au logement devant la Cour Constitutionnelle d’Afrique du Sud qui mettait en œuvre la nouvelle Constitution. Les descriptions faites par le juge Jacob des conditions de vie d’Irène Grootboom et de sa famille ont eu un fort impact qu’un rapport périodique n’aurait jamais eu. La possibilité de communications ouvrirait donc un espace privilégié pour qu’à la fois les individus, mais aussi les États voient leur situation prise en compte de manière concrète. (Bruce Porter)
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La possibilité d’examiner des communications garantirait davantage de justesse de la sanction
L’effectivité d’un droit se mesure également à la possibilité de voir sa violation sanctionnée. L’ouverture de communications individuelles ou collectives ne pourrait que servir une meilleure justesse de la sanction pour toutes les parties.
« Les droits de l’Homme dont ceux économiques, sociaux et culturels de révérence universelle, ne sont réellement appliqués, après avoir été légalement approuvés, que si, dans le « théâtre social » des individus et des institutions, ils connaissent exercice et tentatives de restauration en cas de violations et d’amélioration dans leur mise en œuvre. Les proclamations légales et les protestations légitimes ou non doivent connaître en démocratie un espace de débat et de régulation aux fins d’effectuation et de paix sociales. Les engagements constitutionnels consacrés par les États ne peuvent pas se tenir à distance des réalités sociales et du processus de changement social. » (Didier Agbodian)
Par exemple, dans le cadre de la Charte sociale européenne, bien que la procédure soit uniquement collective et non individuelle, l’ouverture de possibilité de communications a permis aux États de « la respecter de mieux en mieux, ce qui souligne le rôle préventif de la procédure : ils ont adopté les mesures mettant des situations en conformité pour éviter la saisine du Comité au moyen de réclamations.» (Régis Brillat )
Elle a permis aussi une meilleure connaissance de la Charte par le grand public, le développement et la clarification de la jurisprudence et, au total, l’amélioration du respect de leurs obligations par les États. (Asbjorn Eide)
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Une procédure de communications individuelles permettrait enfin de préciser les besoins au niveau de la coopération internationale
« Une procédure de communications individuelles pourrait en outre servir à identifier les domaines dans lesquels la coopération internationale serait voulue ou nécessaire. » (Éric Tistounet)
L’amélioration des systèmes de protection existants
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Les procédures de communications existantes ont un « rôle catalyseur » important au niveau national
Ainsi que le souligne la présidente portugaise du groupe de travail, sur les droits économiques, sociaux et culturels, Mme Albuquerque, dans le rapport destiné à la session de février 2006 du groupe de travail, et de l’avis de plusieurs participants au séminaire de Nantes, les bilans montrent que les procédures de communications existantes ont un « rôle catalyseur » important au niveau national.
L’expérience des membres des Comités conventionnels des droits de l’Homme est que leurs constatations sur la base de recours individuels ont entraîné des améliorations immédiates pour les victimes ainsi que la mise en œuvre de législations rendant illégales certaines actions ou améliorant des situations. Ces décisions ont permis d’éclairer les juges nationaux quant au contenu des droits en question. En ce qui concerne la Charte sociale européenne, les exemples de mise en conformité de situations nationales après des constats de non-conformité du Comité européen de droits sociaux se multiplient (3). (Régis Brillat)
L’ouverture de communications individuelles ou collectives devrait permettre de constituer progressivement une importante base de données jurisprudentielle à l’échelle internationale, laquelle devrait, du fait de sa cohérence, inspirer et au besoin éclairer les juges nationaux et inciter les États à parfaire les garanties juridictionnelles ou quasi-juridictionnelles offertes par leurs législations internes de manière à éviter de voir leur responsabilité mise en jeu à l’échelle internationale. (Paul Gérard Pougoué)
C’est pourquoi, le protocole facultatif devrait être suffisamment large dans son contenu et permettre par là-même la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels. (Mike Omotosho)
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La question de la justiciabilité des DESC apparaît centrale eu égard à l’expression d’une véritable solidarité internationale
[La] réflexion sur la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels apporte potentiellement une pierre supplémentaire et essentielle à l’expression d’une véritable solidarité internationale qui s’esquisse autour de cette question, en envisageant de compléter - selon des modalités à définir - l’édifice des systèmes judiciaires nationaux. L’état de droit en général et la possibilité de recours, notamment en appel, sont, un excellent stimulus pour que les justices nationales gagnent en équité et en indépendance. (Michel Doucin)
Les rapports périodiques sont déjà une occasion de dialogue constructif entre le Comité et les États en cause. Les communications individuelles alimenteraient ce dialogue, améliorant en retour la protection nationale des droits. Ainsi, “la récente décision de la Commission Africaine des droits de l’Homme et des Peuples sur l’adéquation des soins dispensés par les institutions de santé mentale est un exemple de la façon dont, en ayant bien à l’esprit les contraintes budgétaires, des solutions s’imposent à l’évidence qui n’auraient pas été identifiées s’il n’y avait pas eu des plaintes déposées et des auditions organisées. Le gouvernement Gambien a reconnu pendant la procédure qu’il disposait de médicaments en quantité suffisante pour répondre aux besoins des malades mentaux.” (Malcolm Langford)
Notes :
1. Lucie Lamarche, « Les droits économiques, sociaux de la personne sous le contrôle de la société civile : de la substitution des modes de mise en œuvre à la complémentarité », in Ethique économique des droits de l’Homme, Editions universitaires, Fribourg, Suisse, 1998, p.327.
2. Didier , Têtêvi Agbodjan, « La problématique internationale des droits économiques, sociaux et culturels, in Les droits économiques, sociaux et culturels (DESC), exigence de la société civile, Responsabilité de l’État, Édition Karthala,2003, p.37.
3. Voir le site du Conseil de l’Europe. La rubrique Charte sociale contient des fiches d’information par État qui indiquent les évolutions positives intervenues.