Henri Bauer, Cusco, Pérou, juillet 2003
Bolivie 2003: le choc des cultures sur la gestion des ressources naturelles et des territoires.
Alors que le sous-sol de la Bolivie renferme les plus vastes réserves de gaz naturel d’Amérique du Sud après celles du Venezuela, la pauvreté frappe 60 % des 8,3 millions de Boliviens, dont plus de 60 % sont amérindiens.
Des indiens qui, en raison de leur valeurs culturelles, portent une vision sacrée sur la terre et de ses ressources : la Terre, mère de la vie et de tous les hommes, garde en son sein les ressources nécessaires à l’épanouissement de la communauté humaine. Ces ressources ne sont la propriété privée de personne, elles font partie des éléments vitaux de l’univers. L’homme, quant à lui, n’est pas au « centre » de l’univers, il n’est pas non plus sur terre pour la dominer, il fait partie d’elle, il doit vivre donc en harmonie profonde avec la nature et tous les êtres vivants. L’homme et les ressources naturelles sont dans une relation originale de dépendance réciproque. Si l’homme prétend dominer la nature, celle-ci a le droit de se venger par des catastrophes naturelles. La relation aux ressources naturelles doit s’établir dans le plus grand respect : celles-ci ne doivent jamais servir à diviser les hommes, voire à provoquer des malheurs.
Cette représentation que les populations indiennes boliviennes se font des ressources naturelles est doublée de leur condition de pauvreté matérielle. Celles-ci pensent que les hommes ayant des valeurs différentes des leurs ont prétendu dominer la nature en exploitant ses ressources dans une démarche économiquement mercantiliste et politiquement discriminatoire : les ressources ainsi exploitées par des entrepreneurs et par des dirigeants politiques ont servi à enrichir une minorité et à maintenir la grande majorité de la population du pays dans des conditions de pauvreté.
C’est dans ce contexte que le conflit lié à la gestion des ressources naturelles a explosé en 2003.
À la suite de la loi sur la libéralisation des hydrocarbures, qui privatisait l’extraction et la distribution du gaz naturel et du pétrole boliviens en mettant une grande partie des ressources naturelles de la Bolivie à la disponibilité de sociétés américaines et européennes, il était prévu d’exporter du gaz naturel bolivien liquéfié vers les États-Unis et le Mexique à partir de 2006, via le Chili, la Bolivie n’ayant pas de sortie maritime.
Les populations indiennes se sont senties immédiatement concernées par l’exploitation des ressources naturelles de leur pays pour l’exportation : elles ont voulu exprimer leur mécontentement vis-à-vis de l’initiative gouvernementale.
Un mouvement de protestation s’est rapidement développé depuis la mi-septembre 2003 à coup de barrages routiers et de manifestations dans les rues. La Confédération syndicale des travailleurs agricoles de l’Indien aymara Felipe Quispe, les cocaleros (cultivateurs de coca) du charismatique indien quechua Evo Morales, député du Mouvement vers le socialisme (MAS, deuxième force parlementaire) et, surtout, porte-parole de 30 000 familles de cultivateurs de coca (matière première, entre autres, de la cocaïne) et la Centrale ouvrière bolivienne (COB, principal syndicat) furent progressivement rejoints par des collectifs de professeurs, d’étudiants, de commerçants, de mineurs, etc. ainsi que des comités de quartier, surtout à El Alto, ville satellite de La Paz.
Les principales revendications du mouvement sont au nombre de cinq :
– la participation effective à la gestion des ressources naturelles boliviens afin que leur culture soit prise en compte dans l’élaboration des décisions nationales. Le mouvement affirmait qu’il était injuste d’exporter le gaz bolivien sans en faire bénéficier auparavant ou simultanément les populations boliviennes elles-mêmes, notamment les plus pauvres, par des infrastructures domestiques et industrielles qu’il était urgent de créer. Les membres du mouvement exigeaient un référendum sur la question.
– la protestation contre la situation de pauvreté économique et d’exclusion politique dans laquelle les populations indiennes sont obligées de vivre. Concrètement, ils exigeaient la tenue d’une nouvelle Assemblée nationale constituante chargée d’élaborer une nouvelle constitution afin de refonder la société bolivienne sur des valeurs tenant compte des cultures indiennes.
– la non participation de la Bolivie à la future Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA ou, en espagnol, ALCA), comme un geste d’opposition aux effets négatifs de la mondialisation économique qui se faisait, à leurs yeux, sans et contre eux.
– la fin de la répression contre les cultivateurs locaux de coca. L’éradication forcée, soutenue par les États-Unis, des cultures de coca « la feuille sacrée des Incas » a facilité la mobilisation des cocaleros. La loi bolivienne autorise une production de 12 000 hectares de coca dans la région des Yungas pour satisfaire la demande du secteur pharmaceutique et la coutume ancestrale consistant à mâcher ses feuilles. Toute production excédentaire est considérée comme alimentant le narcotrafic et mise hors-la-loi. Avec l’aide de l’armée, 40 000 hectares de coca ont été éliminés dans le Chaparé depuis la fin des années 1990. En 2000 déjà, la coca bolivienne n’employait plus que 16 000 personnes, contre 67 000 en 1997.
Evo Morales, leader des cocaleros, affirmait dès 2001 que les propositions de culture de substitution de la coca ne seraient que du brouillard servant à masquer l’ingérence des États-Unis, ainsi que la mise en place de programmes basés sur une rentabilité douteuse. En effet, disait-il, le refus des États-Unis et de l’Europe d’importer davantage de produits agricoles des pays en développement (cause de l’échec de la 5e Conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à Cancun en 2003) oblige les cocaleros à se poser une question de fond : à quoi bon se lancer dans d’autres cultures que les États-Unis et l’Europe refusent d’acheter ou n’achètent qu’à bas prix ?
– la démission de « Goni », le président Gonzalo Sanchez de Lozada, un libéral multimillionnaire qu’ils qualifiaient de « vendeur de la patrie ».
Même si des éléments sociaux, économiques, politiques faisaient partie des revendications du mouvement, celui-ci était appelé « la guerre du gaz ». « Gaz » en raison du motif de déclenchement, « Guerre » car le mouvement n’a trouvé en face que la répression sanglante de la part du gouvernement. La télévision montrait les forces de l’ordre réprimant les manifestants ainsi que des paysans brandissant de vieux fusils. Durement réprimée par l’armée, cette mobilisation contre la gestion néo-libérale des ressources naturelles a fait plus de 80 morts et quelques 400 blessés. Accusés de tentative de coup d’État, des opposants passaient à la clandestinité.
Le chef de l’État ne voulait voir en la « guerre du gaz » qu’un conflit local et marginal. Il mettait en avant les divisions séculières entre Indiens quechuas et aymaras, ainsi que les différences entre les populations andines, plus agricoles et traditionnelles et celles de l’Est bolivien, plus occidentalisées et plus tournées vers l’exportation. Mais la « guerre du gaz » a réussi à mettre le régime au bord du précipice. Conclue ou pour le moins suspendue par la fuite à Miami du président bolivien Sanchez de Lozada, remplacé par le vice-président Carlos Mesa Gisbert, la « guerre du gaz » a duré trente-deux jours.
À peine investi à la présidence de la République le nouveau président déclarait à la tribune du Congrès : « La Bolivie n’est toujours pas un pays égalitaire. Nous devons comprendre nos peuples, nos Quechuas et nos Aymaras ».
Il s’agit du premier conflit latino-américain ayant causé la démission d’un chef d’État à la suite d’un mouvement populaire et indien mobilisé autour de la gestion des ressources naturelles.