Cheffi Brenner, Michel Doucin, janvier 2006
Les procédures thématiques d’évocation de situations individuelles existant déjà (OIT, UNESCO, Comité de la Charte sociale européenne, Comité CERD, Comité CEDAW …) seront-elles fragilisées par la création d’un mécanisme général ?
« Les droits humains sont universellement consacrés par des normes internationales au niveau de la Communauté internationale. La Charte des Nations unies, pilier organisationnel de la communauté internationale, a pour objectifs de « réaliser la coopération internationale » et de gérer « les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion » (article 1§3). Les Nations Unies se conçoivent comme « un centre où s’harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes » (article 1, § 4). C’est pourquoi, ses activités tentent de favoriser « le respect universel et effectif des droits de l’Homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion » (article 55, § c). » (Didier Agbodjan)
Ceci étant rappelé, la question se pose de savoir comment se réalise cette « harmonisation des efforts vers des fins communes ». L’adjonction d’un nouveau mécanisme la confortera-t-elle en renforçant ou, au contraire, en affaiblissant, ceux déjà existants ? Plusieurs experts membres de ces institutions étaient présents au séminaire et ont exprimé unanimement l’opinion que du fait que ces procédures existantes, qu’elles soient spécialisées ou régionales, sont parcellaires et souvent de portée assez faible, la création d’un mécanisme général, loin de les fragiliser, permettrait une protection plus globale des droits économiques sociaux et culturels dont elles ont la charge de la protection.
Des solutions procédurales sont également de nature à éviter les chevauchements inutiles.
Une protection encore parcellaire et souvent faible par les mécanismes sectoriels existants.
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L’avis très général a été que les procédures existantes sont très parcellaires et/ou faibles.
Il existe donc de grands trous noirs dans la quasi justiciabilté des droits économiques, sociaux et culturels : droit à l’éducation, à la santé, droits culturels et à la protection sociale, certains droits du travail etc. (Simon Walker)
Par exemple, la procédure confidentielle gérée par le Comité sur les Conventions et Recommandations de l’UNESCO, créée par la décision 104 EX/3.3 du Conseil exécutif ne porte tout d’abord que sur les droits mentionnés aux paragraphes 13 à 15 du Pacte international relatifs aux droits économiques sociaux et culturels, à savoir, le droit à l’éducation, le droit de bénéficier des progrès scientifiques, le droit de participer librement à la vie culturelle, le droit à l’information, y compris la liberté d’opinion et d’expression. Elle ne concerne d’autre part que des catégories définies de victimes : scientifiques emprisonnés sous divers prétextes afin de les empêcher de poursuivre leurs recherches et des écrivains interdits de publication ; étudiants et professeurs, généralement militant des droits de l’Homme, ayant purgé des peines d’emprisonnement et qui, une fois libérés, se trouvent empêchés de reprendre leurs études et d’aller étudier ou enseigner dans des pays où ils ont été acceptés, ou encore, appartenant à une minorité ayant vu leur écoles fermées ce qui les empêche de bénéficier d’un enseignement dispensé dans leur langue, ou encore qui, appartenant à une communauté religieuse non reconnue dans leur pays, se voient refuser l’accès à l’université.
Le Comité sur les conventions et recommandations de l’UNESCO ne se réunit que deux fois par an. Il examine tout d’abord la recevabilité des communications selon 10 critères. Une fois que la communication est déclarée recevable, elle n’est examinée sur le fond que lors de la session suivante du Comité. D’où une lenteur préjudiciable à la satisfaction des besoins des victimes. Parmi ses autres limites, figurent le fait qu’elle exclut la diversité des sources d’informations sans possibilité d’enquête sur place, celui qu’elle se déroule de façon confidentielle hors présence des auteurs des communications et enfin que le Comité est composé de représentants d’État et non d’experts indépendants.
« Le Comité a réussi, dans de nombreux cas, soit à faire modifier les lois dans le domaine de l’éducation, soit à obtenir des autorisations de quitter le pays. L’accent est mis sur les cas particuliers, mais les répercussions s’étendent souvent au delà. En s’intéressant de près au sort de quelques individus en particulier, le Comité a été souvent en mesure d’apprécier directement les répercussions d’une situation donnée sur la jouissance d’un droit spécifique.
De plus, Cette procédure se réclame d’un caractère humanitaire (1) et fait appel à l’esprit de dialogue des gouvernements concernés plus que sur la revendication de l’effectivité des droits.( Simon Walker)
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La procédure envisagée dans le cadre du protocole additionnel au Pacte constitue un gage de complémentarité au regard des différentes procédures déjà existantes
La procédure envisagée dans le cadre du protocole au Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, s’appuyant sur un Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels qui se comporterait comme un organe quasi judiciaire, inviterait, en revanche, tout d’abord les États à mettre fin à des violations de droits et à prendre toutes les mesures appropriées pour y remédier. La manière d’appréhender les mêmes droits serait différente devant les deux organes. Le protocole envisagé ne pourrait que consolider et enrichir de façon significative la procédure de l’UNESCO. » (Mme Dupuy) qui doit pas ailleurs être préservée comme solution additionnelle pour les cas difficiles. (Vladimir Volodine)
Le Comité sur les conventions et recommandations a lui-même clairement exprimé l’opinion qu’il n’y a pas incompatibilité mais complémentarité entre les différentes procédures déjà existantes (également Eibe Riedel).
Le fait qu’une même affaire soit également examinée au sein d’une autre organisation du système des Nations Unies n’empêche pas le Comité de l’UNESCO de l’examiner également. Au contraire, la décision 104 EX/3.3 du Conseil exécutif a été délibérément rédigée de façon à permettre au Comité d’examiner une communication déjà soumise à la considération d’un autre organisme international. Depuis 15 ans, un cas seulement a été examiné conjointement au sein du Comité des droits de l’Homme et du Comité de l’UNESCO, ce qui conduit à dégonfler la menace de redondances et d’appréciations divergentes.
Dans le cadre de l’Organisation Internationale du Travail, un certain nombre de droits sociaux connaissent une certaine justiciabilité, confortée par une jurisprudence abondante au plan interne national dans un certain nombre de pays où ils sont justiciables devant les tribunaux du travail. On peut citer:
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Le droit égal de l’homme et de la femme de bénéficier des même droits économiques et sociaux ;
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Le droit à un salaire équitable et à une rémunération égale pour un travail de valeur égale ;
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Le droit de former avec d’autres personnes des syndicats et de s’affilier au syndicat de son choix. Mais, seul le Comité de la liberté syndicale de l’Organisation Internationale du Travail, dont une condamnation de la Birmanie a été connue du grand public voici quelques années, qui ne traite que de l’un des aspects du droit du travail et ne peut être saisi que par l’une des entités représentée dans cette institution tripartite [syndicats d’employés ou d’employeurs et États], représente une justiciabilité internationale réelle. Ce Comité peut être saisi pour des faits qui se produisent dans des pays n’ayant pas ratifié la convention (Patrick Carrière). Il [ne] reçoit en moyenne [que] 45 communications par an et ne peut recevoir de plaintes d’ONG. Bien qu’environ 2000 syndicalistes aient été libérés grâce à lui depuis sa création, son pouvoir est considéré comme plutôt faible. (Pierre Lyon-Caen)
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Des remarques similaires à celles concernant les limites du fonctionnement des procédures UNESCO et OIT ont été faites pour d’autres systèmes de protection parcellaires par leurs représentants. Pour le Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes (CEDEF ou CEDAW) et le Comité pour l’élimination des discriminations à caractère racial (CERD), la mise en œuvre des recommandations a été signalée comme relativement difficile (Régis De Gouttes).
Hors système onusien, la Charte sociale européenne ne couvre, a-t-il été signalé, qu’une partie des droits économiques, sociaux et culturels. Elle offre des possibilités restreintes de protéger les droits avec son principe d’option « à la carte » ouvert aux Etats membres (dont un seul a opté pour leur intégralité). Elle n’ouvre la possibilité d’introduire des communications qu’aux organisations professionnelles, sauf option spécifique (peu choisie) pour les ONG. Elle est enfin dotée d’un mécanisme de suivi des recommandations qui est confié au Comité des Ministres et est généralement jugé comme souffrant d’insuffisances. (Jean-Michel Belorgey)
Dans un tel contexte, la mise en place d’un mécanisme général admettant une large variété de sources, ouvert à différents types d’auteurs de communications, transparent et assurant dorénavant le suivi de ses recommandations ne peut qu’aider à l’affirmation des autres procédures. « Les communications individuelles offriront une voie de recours additionnelle lorsque, les droits reconnus dans le Pacte ayant été méconnus, les recommandations du Comité intervenues à la suite de l’examen des rapports périodiques ou les recours internes n’auront pas entraîné des changements significatifs visant à les restaurer. » (Paul-Gérard Pougoué)
Des solutions procédurales
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Des liens d’information réciproque entre le Comité des DESC et les autres mécanismes spéciaux des droits de l’Homme
Une première solution évidente pour résoudre les problèmes d’éventuelle redondance et d’incohérence a été proposée : établir et développer les liens d’information réciproque entre le Comité des droits économiques, sociaux et culturels et les autres mécanismes spéciaux de protection des droits de l’Homme. Les efforts déployés dans ce sens contribueront à une meilleure compréhension et à une meilleure interprétation du Pacte, à préciser les obligations des États parties qui l’ont ratifié, puis à renforcer la surveillance du respect des droits économiques, sociaux et culturels et de leur application effective. Le Comité du Pacte des droits économiques, sociaux et culturels pratique déjà concrètement cette méthode d’harmonisation. Pour « développer les standards du Pacte – par exemple les obligations du Pacte en matière de santé ou d’éducation –il a eu largement recours à l’expertise des institutions spécialisées telles que l’Organisation Mondiale de la Santé ou l’UNESCO, avec le souci de renforcer, par le moyen du Pacte, le poids des standards développés par ces institutions, et d’encourager la prise en compte de ces standards par les Etats. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels collabore [pour cela] déjà de manière régulière avec l’Organisation Internationale du Travail, l’UNESCO, l’Organisation Mondiale de la Santé et la FAO. » (Olivier de Schutter).
De même, le dialogue entre le Comité de la Charte sociale européenne et la Cour européenne des droits de l’Homme permet non seulement d’éviter des conflits, mais aussi de consolider les deux institutions. Cette forme de relation permet d’organiser une bonne cohérence entre institutions judiciaires et quasi-judiciaires.(Régis Brillat)
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Limiter la procédure nouvelle à des situations particulièrement graves
Parmi les autres solutions possibles pour éviter les risque de chevauchements et de conflits d’interprétation, il a été suggéré en outre de « limiter la procédure nouvelle […] à des situations relevant d’une sorte de violations ou de défaillances flagrantes et suffisamment caractérisées de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte. » (2) Le Comité ne serait ainsi appelé à traiter des communications individuelles que dans des situations particulièrement graves, que les autres mécanismes existant au plan international auraient échoué à prévenir ou à résoudre.(Olivier de Schutter)
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Le risque de contradictions également évincé par certains principes du droit international
« Quelques principes de base de droit international permettent (en outre) d’éviter le risque de contradictions entre les prises de position entre instances appelées à se prononcer sur les obligations internationales de l’État (3). Ainsi, des clauses de sauvegarde, dites de “la protection la plus favorable”, que contiennent habituellement les instruments internationaux relatifs aux droits de l’Homme qui aménagent la coexistence entre différents instruments internationaux ou internes pouvant prévoir des niveaux de protection variables. » (Olivier de Schutter)
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La détermination des conditions de recevabilité des communications individuelles
Une autre façon encore de résoudre le problème serait de « définir les conditions de recevabilité des communications individuelles en s’inspirant de l’article 4, § 2, a), du Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, qui exclut les communications “ayant trait à une question […] qui a déjà fait l’objet ou qui fait l’objet d’un examen dans le cadre d’une autre procédure d’enquête ou de règlement international”. » (Olivier de Schutter)
Peut-on imaginer, à ce titre un principe de dessaisissement du Comité des droits économiques, sociaux et culturels au profit des organismes plus spécialisés ? « Le Comité s’est demandé si, dans l’hypothèse où il serait doté d’une procédure de communications, il devrait renvoyer devant les procédures de l’UNESCO et l’Organisation Internationale du Travail les dossiers concernant les thèmes qu’elles traitent. Cette idée a été rejetée au nom de l’indivisibilité des droits, mais aussi parce que les modalités d’introduction des réclamations sont différentes (restreinte à l’Organisation Internationale du Travail qui exclut les ONG) et que le sens donné à l’instruction n’est pas le même (règlement amiable à l’UNESCO). » (Eibe Riedel)
Cf. le tableau fourni par Simon Walker
Notes :
1. Le but de la procédure de l’UNESCO n’est pas de constater une violation des droits de l’Homme, ni de condamner les gouvernements concernés, et encore moins de les sanctionner, mais d’améliorer le sort des victimes alléguées. C’est le caractère humanitaire qui motive à la recherche d’une solution amiable, et ce, dans la confidentialité des débats.
2. Rapport de l’expert indépendant nommé par la Commission des droits de l’Homme, Doc. ONU E/CN.4/2002/57 (12 février 2002), § 34. Voy. Également le second rapport de l’Expert indépendant, doc.
3. L’art. 5 § 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques prévoit ainsi : « Il ne peut être admis aucune restriction ou dérogation aux droits fondamentaux de l’Homme reconnus ou en vigueur dans tout État partie au présent Pacte en application de lois, de conventions, de règlements ou de coutumes, sous prétexte que le présent Pacte ne les reconnaît pas ou les reconnaît à un moindre degré ». Ce type de clause est classique : voir aussi, par exemple, l’article 41 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, ou l’article 16 § 2 de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.