Claske DIJKEMA, Karine Gatelier, Paris, Mars 2009
Les dynamiques de l’Etat dans la construction de la paix
Le rôle de l’Etat face au besoin des populations
L’idée de la sécurité nationale garantie par l’Etat a évolué dans les années 90, après la chute du mur de Berlin, vers la sécurité humaine qui change l’objet de la sécurité et met l’homme au milieu. Ce concept fortement intéressant pour la construction de la paix n’est pas facile à mettre en oeuvre politiquement dans un système international basé sur la souveraineté étatique où l’Etat est le seul représentant légal dans les organisations de gouvernance mondiale qui sont censé répondre aux défis de la paix.
Le point focal de notre recherche est alors comment l’Etat peut-il répondre aux besoins de la population en termes de sécurité physique, économique, environnementale et psychologique? Nous formulons 4 postulats.
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Premièrement, la paix n’est pas synonyme de stabilité et il faut alors distinguer la stabilité de l’Etat et la légitimité du pouvoir.
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Deuxièmement, le pouvoir fondé sur la force ne peut pas durer sur le long terme ; il est nécessairement instable si on prend en compte le concept du temps.
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Troisièmement, une combinaison de stabilité et de légitimité n’est pas forcément liée au mécanisme électoral mais dépend d’un équilibre entre la demande de démocratie par la population et l’offre de démocratie par le régime.
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Quatrièmement, la vie normale d’une société est de rencontrer des conflits. Les relations au pouvoir sont dynamiques, cause des conflits d’intérêts économiques, sociaux et environnementaux des acteurs. Le rôle de l’Etat est de les identifier et de les résoudre pour empêcher le recours à la violence.
Cette recherche, loin de s’ancrer dans la conception wébérienne de l’Etat, prend pour point de départ les attentes et les besoins des populations, avec une approche de sciences sociales, pour comprendre quelles peuvent être les relations les plus appropriées entre l’Etat et la population dans une société donnée, et, en fonction, son champ d’action. Cette analyse ne se limite pas aux dynamiques internes de l’Etat mais elle intègre les influences des acteurs externes tels que les organisations internationales, les entreprises multinationales, les Etats voisins. Les analyses sont le résultat d’études de cas et, pour certaines régions d’enquêtes de terrain.
L’objet de notre recherche est donc d’identifier les domaines de l’action de l’Etat, et corrélativement, d’analyser le type de relation qu’entendent nouer avec lui les populations. Ce questionnement s’articule autour de 3 concepts analytiques - souveraineté, identité, légitimité - qui peuvent cristalliser quelques uns des enjeux principaux de la relation Etat / population. Il s’agira donc de les questionner dans des contextes donnés, à travers des études de cas choisies, pour chercher à comprendre si, au-delà de leur conception occidentale de l’Etat, ils sont pertinents pour structurer une relation satisfaisante Etat / société.
I. Etat
L’Etat peut se définir par son champ d’action, soit ses domaines d’intervention. Dans un mode harmonieux, l’Etat intervient dans tous les domaines où la population s’attend à ce qu’il le fasse. Ce champ d’action, corrélé aux besoins et aux attentes des populations, permet donc d’établir la nature de la relation Etat/population. Elle peut être celle de la confiance dans le meilleur des cas. Mais quand l’Etat intervient trop – là où la population ne s’attend pas à ce qu’il le fasse – ou pas assez – par manque de capacité ou de volonté cette relation peut prendre la forme de la distanciation, de la défiance, du contournement voire du rejet qui alimente la protestation. Quand les mécanismes de gestion des conflits ne sont pas disponibles, elle peut aboutir à la contestation violente.
Si la relation Etat-population est déterminée par les attentes et les besoins de la population dans un contexte géostratégique, il faut reconnaître que celles-ci ne sont pas identiques ni homogènes. Elles peuvent même être contradictoires. Il est donc nécessaire de connaître les lignes de fracture et poser la question de l’opportunité ou pas d’une éventuelle institutionnalisation.
La relation à l’Etat et au pouvoir est très variable d’une culture politique à une autre. Il ne s’agit ni de lister les modes relationnels recensés ni d’établir une typologie mais d’adopter cette hypothèse comme structurant l’approche qui permet de reconsidérer la place de l’Etat, son champ d’action et la relation qu’il établit avec la population. Cette approche nous paraît particulièrement pertinente concernant les Etats post-crise dans la mesure où ils se trouvent dans une dynamique de reconstruction. Elle devrait permettre de ne pas répéter les erreurs du passé (plaquer des modèles exogènes qui ne marchent pas) et poser les bases d’Etat viable (sans contradiction avec la culture politique locale). A ce titre, les concepts autour desquels s’articule notre recherche– Souveraineté, Identité, Légitimité – offrent cette possibilité. Un Etat garantissant la paix alors est souverain, incarné par un gouvernement légitime et offre une identité inclusive. Dans un effort de définition nous expliquerons pourquoi nous avons choisi ces concepts, étant entendu que nous les concevons comme connectés les uns aux autres et s’interpénétrant.
II. Souveraineté
Notre objet n’est pas de remettre en cause la souveraineté comme principe fondateur du système international. Nous l’acceptons avec ses limites, à savoir lorsque le principe de souveraineté entre en contradiction avec d’autres principes tels que la libre détermination des peuples ou la pratique plus récente de l’ingérence fondée notamment sur les analyses de la sécurité humaine et de la responsabilité de protéger.
Au niveau international, les dynamiques de l’ingérence, voire la substitution temporaire (administration internationale en Bosnie Herzégovine, Timor Leste ou encore Kosovo), nous intéressent à double titre :
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Le rétrécissement, voire la remise en cause provisoire, de la souveraineté nationale ;
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Les transferts de modèles politiques (de l’Occident vers le reste du monde).
Ces dynamiques ne sont pas exclusivement externes aux Etats dans la mesure où elles nourrissent les canaux de la légitimité politique, ou de son absence. Comment analyser la légitimité politique interne de Hamid Karzaï sans intégrer ses relations avec les organisations internationales et la dépendance de son gouvernement de l’aide internationale ?
La souveraineté nationale nous intéresse également pour sa fonction de proposer un collectif – une identité -, à l’échelle nationale, à une population. Le sentiment d’appartenance à une identité collective de niveau national est-il pertinent et nécessaire à une population pour répondre à ses besoins en termes d’affirmation identitaire?
Des exemples de sociétés très diversifiées – où sont prégnantes des identités infra-étatiques – montrent que ce niveau national de l’identité correspond à un besoin et à une réalité : Afghanistan , Bosnie Herzégovine . D’autres, au contraire, témoignent que ce niveau de l’identité collective est absent. Cela signifie-t-il pour autant qu’il n’est pas un besoin? Le vote ethnique, comme au Kenya pour donner un exemple récent, ne signifie pas forcément qu’il n’existe pas une identité collective dans l’inconscient collectif de la population mais il peut s’expliquer par la méfiance à l’égard des institutions étatiques qui ne l’incarneraient pas.
L’existence d’identités infra-étatiques ne suppose pas systématiquement qu’elles entrent en concurrence avec le collectif national. Il peut exister plusieurs niveaux de collectif, qui s’articulent harmonieusement. La concurrence dénote un conflit latent ou ouvert. Le principe de subsidiarité, tel que développé pour l’action politique et administrative, peut ici aussi s’appliquer pour combiner harmonieusement les différents niveaux d’identités collectives. Chaque niveau correspond à des besoins dans l’affirmation identitaire des individus, mais chacun d’eux n’est pas pertinent en toute circonstance. Ces niveaux se superposent et sont activés lorsqu’ils se révèlent nécessaires.
III. Identité
Ces analyses de l’articulation des différents niveaux d’identités collectives reposent sur une conception dynamique de l’identité. Chaque individu est porteur de plusieurs niveaux d’identité qui s’affirment dans différentes circonstances, en fonction du contexte et de son interlocuteur, par exemple. Les besoins de l’affirmation identitaire varient selon la personne à qui on parle et l’environnement dans lequel on parle. C’est donc une matière mouvante.
Par ailleurs, l’identité ne se définit pas par une substance donnée, une sorte d’essence (conceptions substantialiste ou essentialiste, dépassées, qui ont pu fonder les théories de l’ethnogenèse par exemple dans l’ethnographie soviétique), mais par les frontières du groupe qu’elle constitue. Ainsi l’identité ne se définit pas par un contenu précis et donné car ce contenu varie dans le temps. L’identité se définit par les frontières du groupe : où commence le groupe, où il finit. Qui appartient au groupe ? Qui n’y appartient pas ? Cette conception intègre donc la mouvance de l’identité, sa variabilité et son caractère conjoncturel.
Les identités collectives se situent donc à différents niveaux de collectivités. Quelle relation entretient la collectivité nationale avec les autres collectifs existants ? le collectif national est-il une réalité ? un besoin ?
A l’échelle de la population d’un Etat, cette variabilité de l’identité se traduit par l’existence de groupes de loyauté et de solidarité qui seraient comme des cercles qui s’interpénètrent, sans forcément de hiérarchie ou de relation d’exclusivité. La famille, le clan, la tribu, le territoire, la religion, la langue, la corporation sont quelques exemples de ces groupes. Ils répondent aux besoins des populations en termes économiques (solidarité, entraide), politiques (pouvoir, appui, piston, travail), sociaux (identité, reconnaissance, statut social). Mais ils ne répondent pas à tous les besoins, certains ne pouvant être pourvu que par l’Etat.
Dans quelle mesure ces groupes de solidarité ont besoin de la dimension nationale pour trouver leur raison d’être ?
Enfin, l’identité nationale remplit un besoin en terme de projection au niveau de la population nationale et de l’espace au-delà des frontière, l’étranger.
Les modes relationnels entre le pouvoir politique et les niveaux de l’identité peuvent être de plusieurs ordres : reconnaissance, instrumentalisation, interdiction etc. L’enjeu de la diversité culturelle d’une société réside dans la reconnaissance, en terme de respect de ces appartenances, plus à notre sens que dans celui de la représentation et de l’institutionnalisation.
IV. Légitimité
En démocratie, la légitimité provient essentiellement des élections. Or ce modèle de démocratie représentative reposant sur le suffrage universel doit, dans les contextes que nous étudions, cohabiter avec des modèles de légitimation traditionnels. La superposition de ces différentes pratiques donnent ainsi lieu à des systèmes singuliers. L’Histoire et l’ethnologie fournissent des explications à l’émergence ou au maintien des acteurs au pouvoir et nous aident à déterminer les sources de la légitimité politique et les processus de légitimation.
Les processus de légitimité sont diversifiés et articulent plusieurs sources de légitimation, qu’elles puisent dans les institutions modernes, comme les élections démocratiques, ou les légitimités traditionnelles, mutées et adaptées aux systèmes parfois exogènes comme l’idéologie communiste. La négation de ces processus de légitimation et l’apparition d’un pouvoir autoritaire donne généralement lieu à une forte personnalisation du pouvoir.