Gaël Bordet, Sénégal, Proche Orient, Paris, 2002
Les projets hydrauliques d’Israël : la mise en valeur de la vallée du Jourdain. Une coopération avec la Jordanie qui exclut les Palestiniens
Les nécessités et la crise sociale que vivent tant les Palestiniens que les Israéliens, pourront-elles favoriser, à plus ou moins longue échéance, le commencement d’un vrai processus de négociation régionale pour la gestion de l’eau ?
Tandis que le conflit israélo-palestinien entre dans une phase nouvelle avec la radicalisation des positions réciproques et la naturalisation de la violence armée, il est intéressant de noter que les projets hydrauliques d’Israël dans la vallée du Jourdain sont, dans leur majorité, des projets pensés pour être réalisés en étroite collaboration avec le Royaume Hachémite de Jordanie…
A aucun moment, cependant, cette coopération ne prend directement en compte les intérêts et les besoins des populations palestiniennes avec lesquelles aucune initiative de grande ampleur ne paraît envisagée. En effet, à l’exception d’un service minimal de distribution d’eau, les différents accords intervenus entre Israéliens et Palestiniens n’ont jamais vraiment jeté les bases d’une réelle coopération hydraulique. Sans doute faudra-t-il attendre une normalisation politique entre les représentants des deux peuples et une clarification de certains dossiers – Jérusalem, les réfugiés, les propriétés sur les aquifères de Judée-Samarie et la maîtrise du cours du Jourdain – pour voir se mettre en place des programmes communs en matière d’aménagements hydrauliques. Cependant, les nécessités – notamment l’aggravation des pénuries – et la crise sociale que vivent tant les Palestiniens que les Israéliens, devraient avoir pour effet, espérons-le, à plus ou moins longue échéance, d’initier un vrai processus d’intégration régionale pour la gestion de l’eau. Malheureusement, il est à redouter que les opérations militaires engagées par Israël dans les Territoires Palestiniens ne retardent un peu plus toute coopération avec l’Autorité palestinienne et n’aggravent de jour en jour la situation critique des populations de Gaza et de Cisjordanie…
En quoi consiste exactement le projet israélo-jordanien d’aménagement de la vallée du Jourdain ?
Au-delà des évidences et de la position « hydrostratégique » dominante dans l’espace régional que les experts lui prêtent couramment, l’Etat d’Israël est confronté à de nombreuses difficultés qui sont le lot commun des riverains du bassin :
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L’épuisement des réserves souterraines ;
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L’absence de capacités de stockage à long terme (celles du lac de Tibériade sont limitées à 700 millions de mètres cubes) ;
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La nécessité de rénover les réseaux de distribution ;
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L’obligation de réduire les coûts élevés de l’énergie et de mettre en place un système d’amortissement plus efficient ;
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L’élévation progressive des prix à la consommation (encore fortement subventionnés, notamment dans le secteur de l’agriculture, activité qui exerce un lobbying politique très fort : les ministres de l’agriculture sont en majorité issus des kibboutzim agricoles dont on connaît le poids symbolique dans l’imaginaire social israélien).
Le Jourdain, longtemps propriété exclusive d’Israël, est la principale source d’alimentation en eau de l’Etat hébreux et devrait le devenir à terme pour la Jordanie, comme le laissent entendre les orientations prises dans le Traité de paix signé en 1994 entre les deux pays.
Initié depuis ce traité de paix signé en 1994, l’aménagement de la vallée du Jourdain dont Israël est le maître d’œuvres, repose sur plusieurs objectifs qui se rapportent tous à une coopération étroite avec la Jordanie : que ce soient les projets conjoints de retenues d’eau, les mesures appropriées pour préserver la qualité des eaux du Yarmouk et du Jourdain, ou encore la recherche de sources d’eau complémentaires pour le Royaume Hachémite. La première étape de cette coopération consiste à accroître le volume des quantités disponibles de la Jordanie en canalisant les afflux d’eaux hivernales du bas Jourdain qui se « perdent » dans la mer Morte. Parmi les principales opérations, il a tout d’abord été décidé de canaliser les eaux usées qui se déversent dans le lac de Tibériade, lesquelles seraient conditionnées dans une usine de traitement située à Ein HaNatziv et pourraient être ensuite réutilisées pour l’agriculture de la vallée de Beit she’an. Ce projet, initié par Israël, permettra de restaurer la qualité des eaux alimentant le Jourdain et de procurer au Royaume Hachémite un supplément de 50 millions de mètres cubes annuels d’eau.
Le second axe de la coopération prévoit de procéder au dessalement des sources de la vallée qui ont une forte teneur en sel. 30 des 50 millions de mètres cubes destinés à la Jordanie viendraient du dessalement des sources résurgentes de Beit She’an.
Enfin, il s’agit, dans un troisième temps, de réaliser l’intensification de l’aquaculture dans la vallée. En effet, grâce à son traitement effectué dans la vallée de Beit She’an, il sera possible de réutiliser l’eau pour la production de citrons dans la vallée et pour irriguer les champs de la région de Shifaa. A terme, l’idée est de convertir l’agriculture extensive de la vallée de Beit She’an en systèmes de culture intensive : le processus d’intensification de l’agriculture favorisera la croissance du potentiel agricole de la vallée. Israël s’est résolument engagé à réduire les surfaces agricoles irriguées, ce qui s’avèrera déterminant dans un processus plus large de modernisation de la production. Ces réformes s’accompagnent très logiquement d’un renversement des priorités de la politique agricole afin de mieux satisfaire la demande locale : dans cette optique, une réduction quantitative des cultures fortement consommatrices d’eau – coton, citrons - est entreprise, ce qui favorisera également en contre partie l’essor de l’agrumiculture palestinienne jusqu’ici soumise à la concurrence et à la domination israéliennes.
La volonté d’Israël de restructurer le système hydraulique du bassin du Jourdain obéit à une logique de reconquête de la terre.
Le cours du Yarmouk a été partiellement dérivé à Adassiya afin d’alimenter le King Abdullah Canal, mais surtout, l’Etat hébreu a convenu de construire un barrage de diversion sur la rivière afin de maximiser l’utilisation de ses eaux. Cet aménagement hydraulique permettra de réaliser une retenue de 14 millions de mètres cubes annuels.
Des investigations sont envisagées pour déterminer les capacités réelles des aquifères de wadi Araba/Arava qui représentent des réserves intéressantes, dont une large part n’est pas encore exploitée : actuellement les Jordaniens pompent annuellement 15 millions de mètres cubes, tandis qu’Israël exploite 5 millions de mètres cubes sur la rive jordanienne et envisage à terme d’en retirer 5 autres millions.
Israéliens et Jordaniens ont installé des entreprises de traitement de l’eau sur les rives sud de la mer Morte afin de produire du potassium, du sel, du magnésium et des sels médicinaux. D’autre part, les eaux saumâtres du bas Jourdain servent aux usages industriels.
Enfin, Israël cherche à développer des technologies de dessalement de l’eau de mer pour approvisionner plusieurs sites : ainsi, des canalisations qui partiraient de la mer Méditerranée, notamment du site d’Hadera, rejoindraient la mer Morte et le lac de Tibériade (pour compenser l’eau dérivée à ce niveau dans le National Water Carrier qui descend du lac et alimente le sud du pays ; cela éviterait de pomper dans le lac et réduirait donc les coûts car la salinité y est de l’ordre de 200mg/litre), après être passées par les usines de traitement et de diversion de la vallée de Beit She’an qui participerait également au dessalement en traitant les sources locales. Cette usine traiterait de manière différenciée l’eau qui parviendrait de la station d’Hadera (encore 845mg de sel par litre) : l’eau qui partirait vers le lac de Tibériade aurait une teneur en sel de 50mg/l, tandis que l’eau destinée à d’autres usages aurait encore une teneur de 280mg/l ensuite dégrossie pour les cultures résistant à l’eau saumâtre. En hiver, des déversions des eaux du haut Jourdain pourraient également permettre de réduire la salinité des aquifères menacés, mieux que ne le feraient les eaux du lac de Tibériade qui sont plus salées.
Ces projets ambitieux et coûteux sont destinés à assurer l’alimentation d’Israël sur le long terme mais peuvent permettre de satisfaire les besoins d’autres riverains et les dirigeants israéliens prévoient d’ailleurs de discuter de ces aménagements dans le cadre des négociations bilatérales ou régionales.
Malgré la bonne volonté affichée des Israéliens de faire bénéficier tous les riverains du Jourdain des bénéfices retirés de tels aménagements, les Palestiniens risquent une nouvelle fois d’être les grands perdants. En effet, les divers projets de dérivation et d’exploitation des eaux du Jourdain développés par Israël et par la Jordanie ont compromis les possibilités d’aménagement et d’utilisation des eaux du fleuve le long de la rive orientale de la Cisjordanie : le débit initial a été réduit d’un quart et la salinité a atteint des proportions telles qu’un traitement approprié est devenu indispensable. Devant l’ampleur des menaces que le manque d’eau et la dégradation de la qualité des ressources font peser sur les populations palestiniennes, il est devenu primordial de définir préalablement un programme d’action de préservation des ressources avant d’envisager tout aménagement supplémentaire ; or, une telle concertation ne pourra se réaliser que lorsque les riverains s’entendront sur la constitution d’une Commission pour la gestion du bassin du Jourdain, ce qui n’est visiblement pas à l’ordre du jour…