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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Paris - Bishkek, juin 2010

A propos du Kyrgyzstan. Bon courage, Rosa !

Rosa Otounbaeva, paraît-il, a mauvais caractère : il lui en faudra beaucoup et du mieux trempé pour mener son gouvernement provisoire à bon port ! A Bichkek, les obstacles internes et externes à l’exercice du pouvoir sont, en effet, multiples et d’envergure.

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Obstacles internes à l’exercice du pouvoir

Les dizaines de milliers de pauvres bougres qui survivent à la périphérie de la capitale en quête, chaque jour, d’un dollar pour survivre, ont lancé, dès la première nuit d’existence du nouveau pouvoir, la vague d’assaut inaugurale. Le centre ville et la proche banlieue où s’épanouissent magasins de luxe, hôtels de tourisme, casinos et demeures tape-à-l’oeil des privilégiés, voire des trafiquants, fascinent les miséreux, réfugiés sans travail ou loubards, à l’affût de toute faiblesse des services de police pour casser les vitrines et se servir. Maffias et monde proliférant du crime, enrichis notamment par le trafic de drogue, ont les moyens financiers de recruter quand ils le veulent cette plèbe et de la projeter sur les beaux quartiers : ils peuvent ainsi susciter une évolution qui leur est favorable. Le 7 avril, certes, les défavorisés avaient assez de sujets de mécontentement pour se ruer d’eux-mêmes à l’attaque du pouvoir. Mais, à l’avenir, ils peuvent se laisser manipuler, en particulier s’agissant du problème de la répartition des terres.

Les Kyrgyzes de tradition nomade ont quitté par centaines de milliers leurs espaces traditionnels. En quête de nouvelles pâtures ils s’agglutinent, non loin de Bichkek, dans la plaine fertile du Tchou. Ils y lorgnent les parcelles cultivées des paysans déjà installés (souvent Slaves ou Caucasiens…) mais aussi les terres non distribuées encore sous le contrôle indirect de l’Etat. (1) Ces « samozakhvatchiki » ou accapareurs viennent de se lancer à l’assaut des champs ensemencés : ils espèrent y construire leurs maisons de fortune en pisé autour desquelles ils feront paître leur maigres troupeaux mais, dans l’immédiat, compromettent les récoltes.

L’infinie division ethnique est un autre sujet très grave de préoccupation. Traditionnellement réparti en deux « ailes », droite et gauche, les quatre millions de Kyrgyzes se subdivisent sur le terrain en « tribus nordistes » de l’aile droite et en « tribus sudistes » de l’aile gauche. Les gens du sud, les plus nombreux, sont rassemblés autour de leur capitale : Och. Pour les gens du nord (essentiellement Kyrgyzes du Tchou, de Talas, de l’Issyk-koul et de Naryne) les sudistes ont le défaut de ne pas être tout à fait kyrgyzes à cause de l’influence de leurs voisins Ouzbeks.

Ces Ouzbeks constituent la première grande minorité nationale et atteignent 15% de la population kyrgyzstanaise. (2) Ils sont parfois regroupés, comme à Och et Ouzghen, en ensembles urbains compacts : de tradition sédentaire et fortement islamisés, ils se différencient profondément des Kyrgyzes encore marqués par l’esprit nomade et fort peu musulmans.

Kazakhs, Tatars, Ouighours, Turks meskhètes (3), tous turcophones, sont surtout représentés dans le nord tandis qu’une minorité tadjike indo-iranienne figure dans le sud aux côtés des Ouzbeks. Entre toutes ces minorités et la majorité kyrgyze, pourtant en général assez bienveillante, des tensions peuvent apparaître en période de troubles comme on l’a vu en 1990 lors des pogroms d’Och et d’Ouzghen qui ont opposé Kyrgyzes et Ouzbeks.

Le rempart de la société post-soviétique demeure au Kyrgyzstan, comme dans presque toutes les autres républiques héritières de l’URSS, la milice. Cette organisation militarisée, dont l’effectif est largement supérieur à celui de l’armée, est à la fois une gendarmerie et une police surveillant campagnes et quartiers urbains, ministères et administrations, transports et lieux publics, tout en se tenant prête à intervenir pour le maintien de l’ordre et la lutte contre le crime organisé.

Malheureusement, ce grand corps de l’Etat, fleuron du ministère de l’intérieur, a une réputation excécrable de par ses privilèges et ses tares. Il passe pour être si corrompu que les maffias exerceraient leur influence au sein même de l’institution. Certains de ses agents, formés à la vieille école soviétique, alternent brutalités et arrogance à l’encontre de la population. Mais ils peuvent faire preuve d’aménité à l’égard des malfaiteurs qui achètent leur indulgence. Cette organisation puissante et efficace quand elle le veut, indispensable pour le rétablissement de l’ordre, est un outil pouvant, par son état d’esprit et ses méthodes, freiner un processus de démocratisation et favoriser un glissement vers la dictature. Fortement éprouvée par la révolution (4), elle ne porte pas le nouveau pouvoir dans son coeur. A qui obéit-elle dans le sud ? Les frères Bakiev y courent toujours (5) … A Bichkek même, la milice n’a-t-elle pas posé au pouvoir ses conditions par un ultimatum en quinze points ? Si le Gouvernement provisoire n’obtempère pas, la milice pourra se mettre en grève !

Obstacles externes à l’exercice du pouvoir

Le Kyrgyzstan, situé sur les arrières aussi bien de la Russie que de la Chine, de l’Iran ou de la péninsule indienne, occupe, à proximité relative de l’Afghanistan et du golfe Persique, une position stratégique unique. Les Etats-Unis en sont tellement conscients qu’ils ont pris le prétexte de la guerre contre le terrorisme pour louer au Kyrgyzstan, en fin 2001, la base de Manas-Bichkek. Les Russes ont assez mal pris cette intrusion dans leur pré-carré centre-asiatique, mais, très affaiblis à cette époque, ont dû attendre octobre 2003 pour prendre position sur l’aéroport de Kant à 25 km seulement des Américains. Une fois leur puissance financière rétablie, ils n’ont eu de cesse d’influencer le pouvoir kyrgyze pour chasser « l’hôte gênant ».

Lorsque Kourmanbek Bakiev a pris le pouvoir en 2005 avec l’appui avéré de Washington (6), les Russes ont tenté d’obtenir la faveur du nouveau président. Ils ont cru y parvenir, au début de 2009, lorsque Bakiev, alléché par une promesse de crédits de 2 milliards de dollars, enjoignit les Américains à quitter leur base. Mais en juin le chef d’Etat kyrgyze, devant des arguments sonnants et trébuchants (7), changeait d’avis : Manas resta aux mains des Américains sous l’étiquette de « base de transit ». Bakiev signait ainsi sa perte car les Russes ulcérés et encore très influents au Kyrgyzstan lui ont coupé leurs crédits tout en épaulant de plus en plus l’opposition lâchée par les Américains. Si « le coup de patte » d’un service spécial n’est guère perceptible dans la préparation de la révolution d’avril, en revanche le « coup de pouce » de Moscou est évident au cours des événements, à commencer par une reconnaissance de facto du nouveau pouvoir, dès le 8 avril (8).

Pourtant, maintenant, la Russie et les Etats- Unis ont cessé d’être rivaux et soutiennent, l’un et l’autre, le malheureux Kyrgyzstan : ni Washington, ni Moscou n’ont intérêt à l’apparition en ce pays d’une guerre civile. Mais la compétition autour de Manas demeure et aura certainement un effet, cet été, au cours de la campagne précédant les élections législatives du 10 octobre : les candidats se partageront entre pro-Russes et pro-Américains selon leur opinion concernant l’avenir de la base (9). Cette rivalité persistante et malsaine tire à hue et à dia le gouvernement kyrgyze, proie de toutes les manipulations.

Les démêlés russo-américains du « très grand jeu », qui se déroule de nos jours à Bichkek comme dans toute l’Asie centrale (10), s’accompagnent de la crainte des voisins du Kyrgyzstan face à l’apparition éventuelle d’une démocratie dans ce pays. Tous ces voisins, la Chine, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et même le Kazakhstan - malgré sa présidence en cours de l’OSCE - comptent parmi les régimes autoritaires. Une contagion démocratique analogue à celle qui s’est déjà produite à Andijan (Ouzbékistan) dès mai 2005, après la révolution des tulipes, est redoutée, même par les Chinois inquiétés au Xinjiang par la minorité ouighoure [11].

La réaction en cours de toutes ces puissances est celle d’une fermeture des frontières plus ou moins accentuée. Or un tel réflexe est extrêmement gênant pour un pays de transit comme le Kyrgyzstan. En effet, le commerce de ce pays a pour fondement l’importation de produits chinois vers les marchés de Dordoï près de Bichkek ou de Karasou à proximité d’Och et leur réexpédition vers toute l’Asie centrale et la Russie. Une fermeture de la frontière kazakhe, comme c’est le cas actuellement, est ruineuse pour Dordoï. Quant au blocage prolongé du transit de marchandises à la frontière ouzbèke, il pourrait tout simplement déstabiliser le Ferghana kyrgyze. Tachkent n’y a pas intérêt. Il n’en reste pas moins que le Ferghana ouzbek doit être protégé, aux yeux de Karimov, d’une « subversion islamo-démocratique » venue du Kyrgyzstan.

Cette problématique aux frontières va peser d’un poids très fort sur le malheureux Gouvernement provisoire harcelé d’un côté par les Etats qui veulent à Bichkek un renouveau démocratique (les Etats-Unis et l’Europe essentiellement) et ceux qui ne tolèreront qu’un semblant de démocratie (la Russie, la Chine et surtout l’Ouzbékistan). Les crédits, vitaux pour l’avenir du pays, ne seront obtenus des uns et des autres que si le gouvernement provisoire sait manœuvrer au plus juste et surtout faire comprendre qu’une véritable démocratie est encore impossible au Kyrgyzstan.

On remarque dès maintenant, par ONG interposées, une lutte sourde entre tenants et adversaires de la démocratie. Ainsi, à Och, le 20 avril, des ONG ont protesté contre une réaction autoritaire des nouvelles autorités locales qui, pour reprendre en mains la situation, avaient quelque peu muselé la presse. La gêne occasionnée a été considérable pour les nouveaux dirigeants coincés littéralement entre deux feux.

Dans la partie quadrangulaire qui se joue actuellement dans tout le Kyrgyzstan, un quatrième larron pourrait à la longue empocher la mise en profitant de la rivalité permanente entre le camp occidental (Américains et Européens), les Russes et les Chinois. Il s’agit des musulmans qui, en dépit de la très faible propension des Kyrgyzes à l’islam, font des progrès considérables dans la population ces derniers temps. Cette quatrième force, prudente et avisée, reste neutre mais agence avec discrétion une médiation entre Kyrgyzes nordistes et sudistes : lorsque le problème de la partition va se poser ou lorsque les difficultés économiques jetteront les Kyrgyzes dans la rue, les islamistes seront en position d’arbitrage. Ces islamistes du Kyrgyzstan se laisseront-ils influencer par la mouvance talebane ? Cela serait extrêmement gênant pour l’approvisionnement logistique des forces de l’Otan en Afghanistan.

Conclusion

L’avenir est sombre pour le gouvernement provisoire confronté à un énorme problème économique, national et social : ces prochains mois, il sera tiraillé en tout sens alors même que les Kyrgyzes seront mécontents de la compromission des récoltes et de la saison touristique. Par ailleurs, si l’équipe au pouvoir est encore unie par la terrible épreuve qu’elle vient de traverser (12), elle risque de se diviser gravement lorsque, cet été, la compétition politique opposera des personnages aussi légitimement ambitieux que le général Issakov, Almaz Atambaev ou Omourbek Tekebaev.

Il reste à espérer que la forte personnalité de Rosa Otounbaeva jouera comme un contrepoids face aux ferments de division. Cette femme de caractère et d’expérience, âgée de soixante ans, qui fut très courageuse tout au long du martyre (le mot n’est pas trop fort) de l’opposition (13), jouit dans son pays d’une popularité certaine. Le Kyrgyzstan – seul pays d’Asie centrale à avoir un féminin « Kirghizie » - pousse ainsi l’originalité jusqu’à mettre une femme à sa tête : quelle nouveauté dans toute la CEI !

Ce choix semble judicieux. Par le fait même qu’elle fut un apparatchik, professeur de philosophie et de marxisme-léninisme, Rosa peut rassurer les derniers dinosaures des démocraties orientales. En même temps, ayant été ambassadeur à l’UNESCO à Paris, ambassadeur aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne et, par deux fois, ministre des affaires étrangères de son pays avec une certaine pratique du français et de l’anglais, elle a bénéficié d’une ouverture sur l’Occident où elle s’est faite des amis.

Le Gouvernement provisoire est la dernière chance de la Kirghizie promise à l’éclatement s’il échoue. Il est peut-être également la dernière chance de la démocratie en Asie centrale. La partie est aussi importante que difficile : bon courage, Rosa !

Notes

  • René Cagnat, membre du réseau international de militaires pour la paix depuis de nombreuses années, commentateur compétent de la situation et des perspectives en Asie centrale, avait depuis toujours mis en garde la communauté internationale contre ces risques de déstabilisation du pays et de toute la région. Il avait notamment publié, après la révolte du mois de mai, un commentaire hautement intéressant au Forum internet de la « Revue de la Défense Nationale : www.defnat.com/accueil.asp?cid=200400&ccodoper=3 Nous remercions beaucoup René Cagnat pour son accord de divulguer ce commentaire aussi auprès des membres du réseau de l’Alliance des militaires.

  • (1) : Les terres du « livret vert » par opposition à celles du « livret rouge », « krasnaya knizhka », qui définit une propriété privée bien délimitée.

  • (2) : On dit « kyrgyz » pour un individu de souche kyrgyze et l’on qualifie de « kyrgyzstanais » tout citoyen du Kyrgyzstan quelle que soit son appartenance nationale.

  • (3) : Les Turcs meskhètes, originaires de Géorgie, ont été déportés en Asie centrale par Staline.

  • (4) : La milice a eu, au minimum, deux morts et des centaines de blessés. Mais surtout son chef, le général de milice Kongantiev, ministre de l’intérieur et officier respecté, a été battu presque à mort par les manifestants de Talas.

  • (5) : Selon l’actuel responsable du ministère de l’intérieur « La milice court après les frères Bakiev pendant la journée et, la nuit, leur apporte des vivres… ».

  • (6) : La CIA intervenait au début de la révolution des tulipes à partir d’un club pour la jeunesse régi par des ONG à financement américain qui se trouvait à cent mètres derrière la place centrale de Djallalabad, berceau de l’insurrection.

  • (7) : Le bail payé par Washington a augmenté en 2009 des deux-tiers jusqu’à 60 millions de dollars annuels, montant beaucoup plus modeste que l’aide russe. Mais la tractation a peut-être été accompagnée de pots-de-vin. De même, le prolongement du bail aurait permis de poursuivre des détournements financiers aisés et considérables, notamment en ce qui concerne l’approvisionnement en kérosène de la base…

  • (8) : Cette reconnaissance est intervenue de facto, dès le 8 avril, par une conversation téléphonique au cours de laquelle Poutine a offert l’aide humanitaire de la Russie à son interlocutrice Rosa Otounbaeva.

  • (9) : Si les votes se déroulent sans fraude, le succès devrait aller aux pro-Russes car l’opinion kyrgyze est favorable dans sa majorité à un départ des Américains.

  • (10) : Cf. à ce sujet les articles de l’auteur dans la Revue de défense nationale depuis mars 2002.

  • (11) : Pékin vient de démettre le gouverneur de la province et y organise une colossale reprise en mains économique et sociale.

  • (12) : Quelques exemples : Omourbek Tekebaev, véritable no 2 du gouvernement provisoire, a fait l’objet d’une provocation : de la drogue a été déposée dans ses bagages alors qu’il partait en avion pour Varsovie. Almaz Atambaev, premier suppléant de Rosa Otounbaeva, a été victime d’une tentative d’empoisonnement. Le général Issakov,aujourd’hui en charge de la sécurité, a fait de la prison, etc.

  • (13) : Il ne faut pas oublier qu’au moins trois journalistes oppositionnels ont été tués probablement par les services spéciaux kirghizes.