Jean-René Bachelet, 2009
Maîtriser la violence guerrière dans un monde globalisé
Problématiques, limites et perspectives de l’usage de la force des armes pour un monde meilleur.
Présentation
Par Arnaud Blin et Gustavo Marin, coordinateurs du Forum pour une Nouvelle Gouvernance Mondiale (FnGm)
De tous les dangers qu’affronte l’humanité en ce début de 21ème siècle, celui qui pèse sur sa propre survie est sans doute le plus grave. Depuis la fin du siècle dernier, nous sommes entrés dans une phase de transition où plusieurs crises se succèdent et s’enchevêtrent : une crise financière, doublée d’une crise économique, qui frappe des pans entiers des systèmes bancaires et industriels, faisant une fois de plus planer le spectre du chômage de masse sur les économies les plus intégrées aux marchés mondiaux ; une crise de la relation entre l’humanité et la biosphère, qui aggrave les déséquilibres écologiques et laisse apparaître en l’espace d’une génération, la nôtre, des situations inédites de famine, de pénurie, de manque d’eau et d’air ; une crise éthique, qui concerne les valeurs et les principes sur lesquels les sociétés se sont construites et qui fait basculer les piliers sur lesquels elles se sont appuyées pour tenter de gérer les conflits.
Il nous faudra d’autant plus de temps pour sortir de ces crises que les gouvernants et les dirigeants des banques, entreprises et institutions internationales, lorsqu’ils ne sont pas directement à l’origine même des problèmes, se révèlent incapables de les résoudre.
Parmi toutes les crises, il en est une fondamentale : celle de la relation entre les êtres humains eux-mêmes. Si, dans le (peu de) temps dont nous disposons encore pour trouver collectivement de nouvelles solutions aux crises en cours, nous ne sommes pas capables de freiner et de contrecarrer les guerres ouvertes ou cachées qui secouent des régions stratégiques de notre monde, nous courons le risque d’être pris dans un engrenage meurtrier, encore plus grave que celui qui a provoqué l’extermination des peuples durant les guerres mondiales et les génocides du siècle dernier.
Nous pouvons affirmer, sans optimisme naïf, que les citoyens organisés, les responsables politiques lucides, les leaders spirituels justes, arriveront à neutraliser les effets pervers des crises en cours et à trouver de nouvelles solutions. Mais rien n’est gagné d’avance. Des pays, des régions, des continents, voire le monde entier (nous vivons toujours sous le danger de l’holocauste nucléaire), peuvent périr si nous ne prenons pas garde aux nationalismes, aux fanatismes, aux fondamentalismes guerriers de toutes sortes. On peut également affirmer qu’une nouvelle gouvernance mondiale sans une maîtrise de la violence guerrière ne sera pas possible, ou qu’elle sera constamment mise en danger.
Pour réfléchir sur ces questions essentielles, nous avons eu la chance de rencontrer le général Jean-René Bachelet. Il est non seulement l’inspirateur, mais aussi l’un des principaux maîtres d’œuvre de la nouvelle pensée de l’armée française sur l’éthique du métier des armées. En tant qu’officier général, il a notamment commandé (comme brigadier) le secteur de Sarajevo dans le cadre de la FORPRONU en 1995. Depuis 1996, il a mené une réflexion de fond sur les fondements du métier militaire en termes d’éthique et de comportement, qui a permis à l’armée de terre française de se doter d’un cadre de référence en la matière. Cette réflexion est traduite dans un certain nombre de documents, dont les principaux sont les Fondements et principes de l’exercice du métier des armes dans l’armée de terre, ainsi que le Code du soldat. Il a achevé sa carrière au poste d’inspecteur général des armées. Aujourd’hui, il est notamment président de l’« Association des Glières. Pour la mémoire de la Résistance ».(1)
Au-delà d’une réflexion au sein des armées, Jean-René Bachelet est parfaitement conscient de l’urgente nécessité de bâtir un dialogue fécond entre militaires et civils, indispensable pour contribuer à construire une communauté mondiale responsable, plurielle et solidaire. Son analyse et ses réflexions débordent largement le cadre de la France, voire de l’Europe. Jean-René Bachelet est particulièrement lucide quant au poids de son propre enracinement sur sa réflexion, mais il développe dans ce Cahier des propositions une conception radicale et novatrice de la maîtrise de la violence, en nous invitant à aller au fond de notre condition humaine. Il nous permet également de comprendre les enjeux éthiques et politiques que comporte l’exercice du métier des armes pour assurer cette maîtrise dans le monde contemporain. Qui plus est, comme il se doit dans cette série des Cahiers des propositions pour une nouvelle gouvernance mondiale, il ose avancer plusieurs pistes pour maîtriser la violence guerrière et pour mettre en œuvre des solutions parfaitement réalistes en ce qui concerne les tensions et les conflits armés en cours et à venir.
Préambule. Les quatre âges de la guerre : une violence plus ou moins régulée
1/ De la régulation par la force à une régulation par le droit
Tout au long des temps historiques – ainsi qu’en témoignent les textes, les monuments ou la statuaire –, la guerre a été une constante de l’activité humaine.
Elle est certes vécue comme l’un des fléaux de l’humanité et il n’est, en écho, pas de civilisation ou de religion pour qui la paix n’ait constitué une même constante aspiration, comme le souvenir d’un paradis perdu ou d’un âge d’or révolu. Mais paradoxalement, l’histoire des peuples, tout au long des siècles et presque jusqu’à nos jours, est d’abord celle de leurs prouesses guerrières. La bravoure et la gloire acquise au combat, dans la victoire comme dans le sacrifice, font les héros dont se nourrissent les mythes collectifs et dont le culte l’emporte très largement, dans les cultures, dans l’éducation et dans les mémoires, sur les misères et les horreurs de la guerre.
Ce paradoxe n’est toutefois qu’apparent. En effet, si la violence guerrière est à l’horizon de la condition humaine, il faut bien, pour survivre, être capable d’y faire face. L’exaltation des vertus guerrières est dès lors à proportion des périls, des malheurs et des horreurs à affronter, pour le meilleur et pour le pire.
Mais, pour survivre encore, ce qui est l’ultime but de toutes les espèces, y compris de l’espèce humaine, il fallait aussi que la violence destructrice, à défaut de pouvoir être éradiquée, soit en quelque sorte limitée par des procédures de régulation.
2/ De la guerre antique…
Ainsi, dans le monde antique, la guerre entre les cités grecques, lorsqu’elle survient, est potentiellement totale et inexpiable, à la mesure de son caractère sacré. Pourtant, elle est suspendue la nuit, l’hiver et en certaines occasions exceptionnelles, comme les jeux Olympiques, et la restauration de la paix reste l’ultime objectif. Aspiration à la paix et exercice de la guerre sont de même associés dans l’adage latin : Si vis pacem, para bellum (2).
La régulation des affrontements guerriers obéit alors pour l’essentiel aux rapports de force. Il y a un vainqueur et un vaincu. La guerre se termine soit par l’anéantissement de ce dernier, soit par sa soumission. Tout se passe bien souvent comme si l’on considérait que le plus sûr moyen d’assurer la paix était d’inspirer la terreur par des exemples effrayants. Ainsi en est-il de la pax romana qui s’impose durant des siècles à tout le bassin méditerranéen et à une grande partie de l’Europe, avec seulement trente légions au comportement le plus souvent impitoyable.
On voit bien une esquisse de régulation par le droit : il existe, en effet, aussi bien en Grèce qu’à l’époque romaine, des procédures de déclaration de guerre et des traités de paix. Toutefois, la reddition du vaincu ne le préserve ni de l’esclavage ni même de la mise à mort. Le plus souvent d’ailleurs, le sort des populations n’est pas disjoint de celui qui est réservé à ceux qui portent les armes. C’est bien la loi du plus fort qui l’emporte. Souvenons-nous du Vae victis ! de Brennus (3) ou encore du traitement infligé à Vercingétorix (4).
3/ …A la guerre classique
Dans les temps modernes, la création d’armées permanentes est l’une des manifestations de la volonté de contenir la violence dans des limites convenues, notamment grâce à des « us et coutumes de la guerre », souvent trahis, mais jamais démentis. La fonction militaire est dès lors dans l’État la fonction régalienne par excellence. L’usage de la force légitime est une prérogative de l’État, qui est le garant de la régulation de la violence dans ses relations avec les autres États.
Il s’instaure ainsi une sorte d’équilibre entre la pratique de la guerre, jugée comme un mode acceptable de relations entre États dès lors qu’elle est régulée, et la réalisation de la paix, qui en est toujours l’aboutissement. À travers le Moyen Âge et tout au long des temps modernes jusqu’à l’âge classique, si la régulation de la guerre par les rapports de force perdure, la régulation par le droit formalise de plus en plus ses règles, notamment sous l’influence de l’Eglise dans une Europe qui se confond alors avec la chrétienté. Les belligérants sont conviés à respecter des « us et coutumes de la guerre », qui sont même traduits pour une part dans deux ensembles de règles progressivement élaborées du Moyen Âge à la Renaissance :
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Un jus ad bellum (droit de faire la guerre), qui peut s’exprimer comme suit : la guerre est légitime à condition que :
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L’autorité qui en décide soit elle-même légitime;
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L’intention soit droite, c’est-à-dire que le but soit bien le rétablissement de la paix ;
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L’on ait épuisé tous les moyens autres que la guerre pour résoudre le conflit ;
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Les moyens utilisés soient proportionnés au péril à combattre ;
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Les dégâts occasionnés ne soient pas supérieurs à ceux que l’on voulait éviter ;
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L’on ait des chances raisonnables de succès.
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Un jus in bello (droit dans la guerre), dont l’essentiel tient en deux dispositions :
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On respecte l’ennemi, notamment l’ennemi prisonnier, désarmé, blessé, dont la vie et la dignité sont à préserver ;
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On veille à épargner les populations civiles, notamment les femmes, les vieillards, les enfants, tous ceux qui ne portent pas les armes.
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Une telle évolution s’explique par la conscience de l’universalité de l’homme et du prix de la personne humaine qui s’instaure progressivement dans les esprits. Toutefois, ce « droit » n’est en rien contraignant. Qui plus est, pour peu qu’un déni d’humanité soit opposé à l’adversaire ou que celui-ci soit diabolisé (cas des guerres civiles et à prétexte religieux ou des affrontements de civilisations), la violence a libre cours et le pur rapport de force impose sa loi.
Plus sûrement que cette ébauche de droit, le coût des armées permanentes devient, à l’âge classique, un puissant régulateur de la guerre, désormais conduite selon des codes convenus. La guerre est l’affaire des souverains et de troupes professionnelles, souvent mercenaires. Le but de la guerre n’est pas la destruction de l’adversaire et le vaincu est alors celui qui se reconnaît comme tel, sachant qu’il sera peut-être le vainqueur de la prochaine guerre. Les peuples en sont néanmoins les victimes passives, le plus souvent indirectement. Le cas de la guerre de
Trente Ans (5) est à cet égard particulièrement significatif : si 50 % de la population du Palatinat et de la Franche-Comté y laissent la vie, principalement du fait de la famine et des épidémies, pour autant, les contacts et les discussions diplomatiques n’ont jamais cessé, alors même que les armées s’affrontaient. Le traité de Westphalie, qui allait y mettre un terme, reste, historiquement, le modèle de la sanction par le droit d’un équilibre des forces militaires en Europe.
4/ …En passant par les guerres de l’ère industrielle
Puis, avec le XIXe et surtout le XXe siècle, vient le temps des ambitions prométhéennes qui vont bouleverser les équilibres des siècles antérieurs. Les prouesses technologiques aidant, le pouvoir de destruction des armements connaît désormais une croissance exponentielle, avec une influence déterminante sur les rapports de force, mais aussi avec la capacité de générer des hécatombes sans précédent, jusqu’aux perspectives apocalyptiques de l’anéantissement nucléaire. Simultanément, l’émergence conjointe des nationalismes et des idéologies globalisantes et conquérantes, qu’elles soient objectivement perverses ou apparemment généreuses, participe à donner aux affrontements – qui sont le plus souvent devenus ceux des peuples en armes – un caractère inexpiable, avec la destruction des armées ennemies comme principal objectif et, in fine, les populations comme enjeu majeur.
Le phénomène de la colonisation, sans précédent historique par son ampleur universelle, s’inscrit dans ce contexte, aussi bien dans son essor – à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, jusqu’à la maîtrise de la quasi-totalité du monde par les nations d’Europe et de souche européenne, y compris la Russie – que dans son reflux après 1945.
La Première Guerre mondiale, quant à elle, est révélatrice de ce que la révolution industrielle, jointe à l’incandescence des nationalismes et aux facilités que procure la conscription pour fournir aux armées des effectifs nombreux à moindre coût, a changé la nature de la guerre. De la gigantesque tuerie va naître, pour la première fois dans l’histoire, un pacifisme profond : ce seraient les armées et les États qu’elles servent qui seraient fauteurs de guerre. Supprimez les armées et faites dépérir l’État, alors s’ouvrira une ère de paix perpétuelle.
Mais de la même matrice sanglante vont jaillir de surcroît les totalitarismes du siècle. Ainsi, à peine plus de vingt ans après la fin de la Grande Guerre, face à la violence sans limites qui caractérise le Reich nazi dans son projet de domination, de conquête et d’extermination, l’inanité de la posture pacifiste est patente et il n’y aura d’autre solution pour s’opposer et mettre un terme à l’aventure hitlérienne qu’un déploiement sans précédent de la force des armes. Et ce sera une guerre totale et inexpiable, encore plus destructrice que la précédente, jusqu’aux éclairs de fin du monde de Hiroshima et de Nagasaki, qui mettent un terme au conflit le plus meurtrier de l’histoire des hommes.
Le répit sera court.
Face au totalitarisme soviétique, plus sûrement que l’Organisation des Nations unies (ONU) nouvellement créée et que les règles qu’elle inspire, la perspective d’une « destruction mutuelle assurée » des belligérants ouverte par l’arsenal thermonucléaire jouera le rôle de régulateur principal et ce seront quatre décennies de gel stratégique, entre la guerre et la paix, « au bord du gouffre ». Dans le cadre de ce qu’on appellera « l’équilibre de la terreur », les conflits, pour cruels et sanglants qu’ils puissent être parfois – notamment avec les guerres de décolonisation –, sont cantonnés aux marges des aires d’influence des deux superpuissances. Leur régulation est pour une part assurée tant bien que mal par les règles adoptées au sein de l’ONU: condamnation des guerres d’agression, droit des conflits armés, procédures et opérations de « maintien de la paix », pour l’essentiel. De fait, compte tenu de la position déterminante de certains États au sein du Conseil de sécurité, la paix du monde est suspendue au bon vouloir des puissances hégémoniques du moment.
Le cantonnement des conflits résulte alors d’une conjonction inédite et empirique entre les rapports de force et le droit. La régulation par les rapports de force s’inscrit entre deux extrêmes, liés à l’évolution de la puissance destructrice des armements :
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Une dissymétrie écrasante en faveur des puissances européennes explique l’apparente facilité du phénomène de la colonisation à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Le monde se répartit alors entre dominants, qui assurent leur hégémonie à moindre coût, et dominés, dans l’incapacité de disputer leur sort, sauf soubresauts sporadiques et sans lendemain;
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L’équilibre des forces des grandes puissances, mis en échec par les deux guerres mondiales, débouche, dans la deuxième moitié du XXe siècle, sur la paix paradoxale de la dissuasion nucléaire, fondée sur la possibilité de « destruction mutuelle assurée » procurée par les arsenaux thermonucléaires.
Simultanément, de plus en plus élaborée, une régulation par le droit prend forme. Elle se présente sous deux aspects, qui ne sont que partiellement liés :
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Le premier, sur la base du constat de l’augmentation exponentielle du pouvoir de destruction des armements, jusqu’à l’absurde, et de leur coût, cherche à les limiter, dans la recherche d’un équilibre stratégique dont on peut penser qu’il doit concourir à la paix. Cette démarche, amorcée après la Grande Guerre et alors avortée, trouve sa plus grande expression au cours de la guerre froide et culmine avec les accords SALT;
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La seconde forme de régulation par le droit est à fondement moral, renouant en cela avec les jus ad bellum et jus in bello d’antan.
Après la bataille de Solferino, en 1859, où le Suisse Henri Dunant, révolté par le sort des blessés sur le champ de bataille, crée la Croix-Rouge, se développe un mouvement ininterrompu pour établir un « droit des conflits armés », à travers les multiples conventions de Genève et de La Haye, puis les initiatives de la Société des Nations (SDN) après la Grande Guerre, et enfin celles de l’ONU depuis plus d’un demi-siècle.
Pour rendre les dispositions adoptées opérantes, on cherche à les étayer par l’usage potentiel de la force (ce sont les « forces de paix » de l’ONU), mais aussi par un dispositif juridique susceptible de sanctionner les « crimes de guerre », les « crimes contre l’humanité » et les « génocides », ces dernières notions héritées de la Seconde Guerre mondiale. En arrière-plan de ces dispositions sont affirmées des valeurs universelles qui les légitiment. Elles sont traduites dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui est à la base de la Charte de l’ONU. Le tout reste toutefois assujetti au bon vouloir des nations. Leur soumission aux règles prescrites, comme leur capacité à les imposer, s’inscrit de fait dans la problématique des rapports de force, au risque de rendre suspect aux plus faibles ce « droit à fondement moral »…
5/ …Jusqu’aux guerres postmodernes
Or, au cours de cette période, se produit une évolution structurelle profonde, qui va radicalement modifier les conditions des équilibres planétaires et qui revêt deux aspects fortement liés :
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Une explosion démographique des pays non européens, contrastant avec la stagnation et le vieillissement des populations européennes, dont le dynamisme accompagnait alors leur hégémonie depuis deux à trois siècles;
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Une dissymétrie radicale entre ces deux ensembles de populations non seulement en termes de niveau de vie et d’évolution sociologique, mais aussi dans leur rapport avec la mort, donc avec la guerre : les unes, prospères, souvent vieillissantes, privilégiant le temps court, jalouses de leur bien-être et réticentes aux pertes ; les autres, pauvres, jeunes, s’inscrivant dans le temps long et prêtes à tous les sacrifices.
On a pu constater les conséquences de ces évolutions dès les conflits en marge de la guerre froide : guerres de décolonisation, guerre du Viêt Nam américaine, engagement soviétique en Afghanistan.
Le rapport de force n’est désormais plus déterminant dans la conjonction de deux phénomènes:
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D’une part, une retenue relative des puissances occidentales dans l’usage de la force (6), sauf à assumer d’impossibles contradictions compte tenu notamment de leur engagement sous l’étendard des « droits de l’Homme », contrastant avec le caractère souvent impitoyable de leur attitude lors de la colonisation ;
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D’autre part, la posture désormais irrédentiste du « faible », avec un engagement massif des populations. Nul plus jamais, sauf exception (par exemple, l’Argentine dans la guerre des Malouines), ne se reconnaît vaincu ni ne se soumet.
Dans ce contexte survient, à la fin des années 1980, l’événement improbable de l’implosion du bloc soviétique, marqué par la chute emblématique du mur de Berlin. Dans le monde jusque-là bipolaire, une immense espérance monte alors : il n’y aura plus jamais de guerre, entend-on dire. On parle de « nouvel ordre mondial ».
La réalité est d’emblée celle du désordre, et même ici et là du chaos. Les violences jusqu’alors contenues sous la chape du monde bipolaire ont en effet libre cours dès lors que celle-ci a disparu, avec, plus que jamais, des exactions, des massacres, voire des génocides. Réalité d’autant plus présente au monde que la révolution de l’information en véhicule les images jusque dans les contrées les plus reculées, suscitant émotion et passion dans des opinions publiques qui somment les gouvernants de réagir, notamment par l’usage de la force.
Les réponses de la « communauté internationale », par le biais de l’ONU, sont pour le moins hésitantes, voire inopérantes, dans leur incapacité à user véritablement d’une force efficiente, à proportion des violences à combattre. On le voit bien à l’occasion du tragique démembrement de la Yougoslavie ou encore du génocide rwandais, et aujourd’hui de la situation au Darfour.
Mais les réponses des États-Unis d’Amérique, en situation de monopole hégémonique – au-delà de leur efficacité militaire de premier degré grâce à une écrasante supériorité, en particulier technologique –, sont tout aussi incapables de restaurer véritablement la paix, quand elles n’ajoutent pas au malheur des gens. L’Irak apparaît ainsi comme un cas d’école. On ne fait pas mieux en Afghanistan. À une moindre échelle, il en est de même du conflit israélo-palestinien. Il est vrai que la guerre a pris des formes plus ou moins inédites. Les soubresauts affectant les États multiethniques, aussi bien ceux qui sont issus de la colonisation que ceux qui avaient succédé ou qui succèdent au démembrement des empires, entraînent des affrontements s’apparentant à des guerres civiles. Les atrocités commises, lorsqu’elles sont relayées par les médias, suscitent l’émotion de l’opinion : il faut faire cesser les massacres, il faut intervenir. Ce sont alors ces « opérations de paix », où les forces internationales placées en interposition ont à faire face à des situations complexes, sans adversaire désigné.
La raréfaction des ressources dans un monde avide d’énergie et de matières premières, avec le pétrole comme objet de toutes les convoitises, oriente fortement la politique et la stratégie des puissances, directement ou indirectement. Les entreprises, plus ou moins masquées, qui en découlent suscitent immanquablement des adversaires. Or le rapport de force est de manière si accablante au bénéfice des puissances, essentiellement de l’hyperpuissance américaine, que ces adversaires élaborent et mettent en oeuvre des stratégies de contournement : ainsi en est-il du recours au terrorisme (7) qui fait des populations sa cible principale et face auquel la supériorité technologique paraît inopérante.
Encore ne sommes-nous vraisemblablement qu’à la veille de crises encore plus considérables avec les phénomènes que ne manqueront pas de générer les modifications climatiques sur fond de dissymétrie démographique : inondations, désertifications, raréfaction des ressources alimentaires, y compris de l’eau, famines et migrations massives.
Nul ne sait par ailleurs aujourd’hui quels pourront être les développements et les conséquences de la crise économico-financière survenue en 2008. Il est également vrai que les belligérants, bien souvent, ne sont pas des États. Ces derniers ne sont plus les acteurs exclusifs de la guerre et il leur faut désormais compter avec des organisations infra-étatiques ou transétatiques, plus ou moins diffuses, insaisissables et protéiformes. Il en est ainsi non seulement des organisations d’inspiration idéologique, telles qu’Al- Qaida – dont la particularité est de fonctionner en réseau, sans structures pyramidales –, mais aussi de l’essor des sociétés militaires privées (SMP), qui ouvrent à une véritable « privatisation » de la guerre dont nul ne perçoit à ce jour les développements potentiels et les conséquences.
Dans ce cadre, la distinction classique entre « civils » et « militaires », sur laquelle reposent pour beaucoup les « us et coutumes de la guerre » et le « droit des conflits armés », s’estompe bien souvent. On en vient à considérer l’adversaire comme un « hors-la-loi » stricto sensu (8).
Enfin, il est incontestable que les États, essentiellement en Europe, exception faite de quelques-uns, répugnent désormais souvent à se doter des moyens de la force et, en conséquence, à en user dans des actions militaires autonomes. C’est l’un des aspects d’une certaine déshérence de l’État dans le monde globalisé (9) et cela ne va donc pas dans le sens de l’efficacité de l’action militaire, indissolublement liée jusque-là à la puissance et à la volonté de l’État pour faire pièce à la violence.
Si l’on reprend la typologie utilisée précédemment, les deux modes de régulation des conflits historiquement mis en oeuvre paraissent désormais inopérants. Il semble ne plus y avoir d’issue dans la confrontation des rapports de force. Le « fort » est un Gulliver entravé et le « faible », s’il n’a pas les moyens d’une véritable victoire, peut indéfiniment prolonger les conflits (10).
Quant à la régulation par le droit, qui n’a jamais semblé aussi présente, avec notamment des « guerres à prétention morale » et le rôle accru des juridictions internationales, elle se heurte aux suspicions dont elle peut être l’objet, tant l’intention des puissances n’apparaît pas toujours comme « droite », pour reprendre l’expression du jus ad bellum, et dans la mesure où leurs politiques et leurs choix stratégiques les exposent à d’insolubles contradictions. Pour ce qui est de la maîtrise des armements, et notamment de la lutte contre la prolifération nucléaire, elle se heurte aux mêmes difficultés.
Ainsi, alors que l’humanité avait appris, durant des siècles, à réguler peu ou prou la violence avec l’État comme acteur central et les armées nationales comme outil principal, la voilà comme démunie face à des violences de toutes natures, jusqu’aux plus extrêmes, aujourd’hui mondialisées, hors de toute capacité de régulation.
Or, dans le même temps, demeure plus que jamais l’aspiration universelle à un monde plus sûr et plus juste, où la sécurité et la paix soient garanties, autrement dit à un monde meilleur. Pour y concourir, nous devons donc imaginer les voies et moyens, aujourd’hui planétaires, d’une maîtrise des violences actuelles et à venir, ou encore, pour reprendre l’expression ici employée, de nouveaux modes de régulation.
6/ Trois présuppositions
Le champ de réflexion ainsi ouvert est immense et complexe. Son investissement ne saurait déboucher sur des propositions réalistes que sous réserve d’admettre quelques présuppositions qui limiteront ce champ.
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Première présupposition : On admettra que l’éradication de la violence, sans se prononcer sur sa possibilité, est hors de portée de cette réflexion. Dans la ligne de la problématique précédemment développée, c’est donc la régulation et la maîtrise de cette violence que l’on visera. On ne s’interdira évidemment pas d’imaginer les conditions à réunir pour prévenir ou détourner cette violence. Plus largement, il s’agira d’examiner les conditions dans lesquelles il doit y être répondu, notamment par la force, pour s’y opposer et y mettre un terme dès lors qu’on a atteint des seuils à partir desquels il ne saurait être d’autre réponse véritablement opératoire.
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Deuxième présupposition : On admettra de même que la perspective d’un « gouvernement mondial » n’entre pas dans le champ de cette réflexion. On ne se prononcera donc pas sur le caractère plus ou moins utopique d’une telle perspective ni sur le point de savoir si ce gouvernement mondial ne serait pas nécessairement totalitaire. En revanche, on recherchera les conditions de la meilleure orchestration possible du concert des nations dans leur diversité, mais aussi de tous les acteurs infra-étatiques ou transétatiques, pour concourir à maîtriser les violences du monde.
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Troisième présupposition : Il s’agit bien d’oeuvrer pour un monde meilleur, ce qui pose la question des valeurs de référence pour en juger. On pourrait poser ici les « droits de l’Homme » comme un absolu indiscutable. L’expression, fortement marquée par la culture européenne – ce qui constitue un défi pour son universalité – est toutefois si galvaudée qu’il sera nécessaire, en préalable, d’en faire l’analyse, de sorte que l’objectif d’un « monde meilleur » s’impose en toute clarté.
Sur la base de ces présuppositions, la réflexion se prolongera et pourra se traduire en propositions à la faveur des trois questions suivantes :
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Quelles valeurs universelles pour un monde meilleur ?
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Quelles conditions sont à réunir et quels principes sont à respecter dans le monde tel qu’il est pour contribuer à une régulation efficace de la violence et concourir à un monde meilleur ?
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Quelles sont les dispositions pratiques qui peuvent être proposées en conséquence ?
Chapitre I. La question préalable et cruciale des valeurs universelles
Le principe d’humanité
La question des valeurs de référence est première et essentielle. Il n’est en effet pas de groupe humain dont la cohésion puisse se nouer et se maintenir ou, au minimum, qui puisse agir de concert par-delà les ferments internes de dissociation, sans l’adhésion du plus grand nombre à un certain nombre de règles qui déterminent les comportements individuels et collectifs, en traçant une limite entre ce qu’il est bien et juste de faire et ce qui ne l’est pas. Dans un monde désormais global, il en est de même pour l’humanité tout entière.
Dans le monde animal, ces règles sont pour l’essentiel orientées et conditionnées par les exigences de la survie de l’espèce. Leur observation relève de l’instinct, en l’occurrence l’instinct de vie et de survie.
L’homme dispose quant à lui d’une capacité singulière : celle d’être capable d’échapper aux conditionnements naturels en se fixant des règles de comportement issues de la représentation qu’il se fait du monde. En ce sens, l’homme est un être doué de liberté, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, par exemple, pourra-t-il mépriser la mort s’il est convaincu de l’existence d’un au-delà où une vie meilleure lui est promise.
Si l’on appelle « culture » l’ensemble constitué par la représentation du monde que se fait tel ou tel groupe humain, les « valeurs » qui vont inspirer les règles de comportement sont l’une des composantes essentielles de cette culture. Or, au-delà de l’unité biologique de l’espèce humaine, les cultures sont d’une extrême diversité et, avec elles, les représentations du monde, donc les valeurs susceptibles d’inspirer les comportements…
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », pourra écrire Montaigne.
1.1 Du scepticisme….
Aujourd’hui, cette prise de distance sceptique n’est pas en apparence, à l’heure des « droits de l’Homme » sans cesse proclamés, « politiquement correcte ». Elle est pourtant dans les faits assez largement partagée et conduit au relativisme.
En Europe, de même que Montaigne était sans doute porté au scepticisme par le spectacle des horreurs des guerres de religion dont il était le contemporain, nous voilà, après un XXe siècle de feu et de sang, revenus de toutes les idéologies supposées faire le bonheur des hommes.
Les prouesses technologiques et des décennies d’aisance économique aidant, il en résulte pour une part un repli sur la recherche du bonheur domestique, dans un strict individualisme. Pour se convaincre de la singularité de cette posture, il suffit de considérer, dans les siècles antérieurs, la ferveur collective et populaire du temps des Croisades ou, au XIXe siècle et au début du XXe, la foi en la « mission civilisatrice » de l’Europe à la conquête du monde, dans le droit-fil de l’optimisme de l’héritage des Lumières, ou encore, il y a peu, l’aspiration aux « lendemains qui chantent » qui fut celle de millions d’hommes pour qui le communisme offrait un « avenir radieux ».
Il est vrai que ces exemples mêmes ne peuvent qu’inspirer le scepticisme : comment l’idéal évangélique dans le premier cas, l’humanisme dans le second et l’exigence de justice sociale dans le troisième, chacun à des degrés divers, peuvent-ils avoir fait le lit de barbaries récurrentes ?
« Ruses de l’histoire », nous dit Hegel, rejoignant en cela Voltaire et son Candide qui constate avec effarement que les plus grands maux peuvent découler des meilleures intentions, et inversement. Le bon sens populaire traduit ce même constat en un proverbe : « L’enfer est pavé de bonnes intentions. » Candide en déduit quant à lui qu’il vaut mieux « cultiver son jardin ».
L’individualisme contemporain, au-delà des jaillissements périodiques d’émotion médiatique qui restaurent la bonne conscience à moindre coût, obéit à la même logique.
1.2 …Au rejet….
Mais qui ne voit pas que ce qui, en Europe (sinon aux États-Unis d’Amérique dont le cas reste singulier), peut conduire au scepticisme, risque, ailleurs dans le monde, de provoquer le rejet ?
Ce rejet pourrait, en l’occurrence, affecter les valeurs mêmes que nous autres Occidentaux considérons comme universelles et que nous regroupons sous le terme générique de « droits de l’Homme ».
Il y a pour cela les raisons d’hier, dans la mesure où ces valeurs sont directement issues de celles-là mêmes qui nous inspiraient dans des périodes historiques – notamment celles brièvement évoquées supra –, où la domination de l’homme blanc s’est étendue sans partage. Entre la « mission civilisatrice » et le caractère prédateur de cette domination, nous savons bien aujourd’hui que la réalité est complexe. Mais comment empêcher que les descendants des peuples et des civilisations alors soumis ne soient portés à garder leurs distances par rapport à des valeurs qui leur apparaissent à l’évidence comme le produit d’un Occident dominateur, cynique et hypocrite ?
À cela s’ajoutent aussi, malheureusement, les raisons d’aujourd’hui. Et c’est là qu’intervient la différence suggérée plus haut entre les États-Unis et l’Europe. L’Europe, on l’a vu, est aujourd’hui revenue des tentations hégémoniques. Que les raisons en soient politiques, structurelles, morales ou tout simplement démographiques, ou encore une combinaison de tous ces facteurs, importe peu, c’est un fait objectif.
Les États-Unis d’Amérique, quant à eux, se situent dans un autre temps historique. Leur situation hégémonique de fait n’est pas sans rappeler, toutes choses égales par ailleurs, celle de l’Europe au temps de sa plus grande expansion. Comme elle alors, ils sont portés par un dynamisme puissant ; comme elle, ils se sentent porteurs de ce qu’on n’appelle plus une « mission civilisatrice », mais qui en est l’équivalent ; comme avec elle enfin, la générosité des intentions affichées et la grandeur des valeurs proclamées fait bon ménage avec la promotion, le cas échéant sans scrupules, des intérêts les plus concrets.
C’est donc aujourd’hui même qu’est vécue par beaucoup dans le monde l’immense contradiction entre le discours des « droits de l’Homme », brandi en outre tel un étendard comme il ne l’a jamais été, et des pratiques qui en font bon marché quand elles ne s’inscrivent pas à rebours.
Parmi ces pratiques, outre un affairisme débridé, l’usage de la force militaire tel qu’il est conçu et pratiqué est violemment contre-productif. Qui ne voit en effet les effets délétères d’une doctrine et d’une pratique d’usage paroxysmique de la puissance de destruction à distance, dont la prétendue « précision chirurgicale » ne préserve pas de terribles « dégâts collatéraux » affectant les plus faibles et les plus démunis ?
Qui ne voit l’ampleur des ferments de haine de l’Occident et de rejet de ses valeurs induits par de telles pratiques, alors même que, notamment face à un terrorisme certes éminemment condamnable, la guerre ainsi conduite l’est au nom même de ces valeurs que l’on veut défendre et promouvoir ?
Pour peu que s’y ajoute le déni d’humanité opposé aux « terroristes », réels ou supposés, avec son cortège d’humiliations et de sévices qui accompagne quasi nécessairement la diabolisation de l’adversaire, comment le discours sur les valeurs ne serait-il pas ressenti comme insupportable d’hypocrisie, si ce n’est de cynisme, par la masse de tous ceux qui, sans approuver nécessairement les modes d’action terroristes, sont de fait, sur le plan ethnique ou culturel, solidaires de ceux qui les mettent en oeuvre?
Comment imaginer que puissent ainsi être gagnés « les esprits et les coeurs » ?
Ainsi, hors d’Europe plus qu’en Europe, pour d’autres raisons et celles-là pour une part très actuelles, les « valeurs universelles » que nous affectons de considérer comme s’imposant d’évidence risquent-elles de susciter plus de distance sceptique, voire de rejet, que d’adhésion sans réserve.
1.3 …Donc, pas de valeurs universelles ?
Si donc les « valeurs universelles », en l’occurrence les « droits de l’Homme » et l’idéal démocratique, ne sont au mieux qu’une illusion, au pire un leurre, en cache-sexe de la réalité des intérêts des individus, des groupes, des organisations ou des nations, quelles sont les références communes et universelles sur lesquelles peuvent se fonder les relations entre tous ceux-là, le règlement des litiges, les termes des accords, la légitimité des sanctions ? Que reste-t-il sinon la dure réalité des rapports de force ?
Et nous voilà revenus à l’état de nature, à la loi du plus fort, celle-ci n’étant dès lors régulée que par l’intérêt, avec aux extrêmes l’ultime intérêt qu’est la survie. Donc, si ma survie, en tant qu’individu, groupe, organisation ou bien nation, est au prix de la barbarie, va pour la barbarie… Tout le reste ne serait que littérature et l’aspiration à un monde meilleur, plus juste et plus pacifique, exprimerait en fait, pour les uns, une généreuse utopie, pour les autres, un discours hypocrite.
Or, dans le monde d’aujourd’hui, dont l’une des singularités les plus fortes par rapport à l’héritage des siècles et des millénaires est sans doute la capacité planétaire à échanger et à partager de l’information dans des temps très courts, deux phénomènes, sans précédent historique, peuvent désormais recevoir un écho universel.
Le premier de ces phénomènes est la capacité dont l’humanité dispose désormais, grâce à ses performances technologiques jusque-là ressenties comme une source de progrès considérables, de mettre en danger les grands équilibres naturels, la biosphère elle-même et donc la survie de l’humanité. Autrement dit, aujourd’hui s’impose, comme jamais auparavant, l’évidence d’une communauté de destin de l’humanité.
Autrement dit encore, les intérêts communs de l’humanité tout entière l’emportent désormais très largement sur tous les autres. Là où on invoque encore parfois l’impératif majeur de la « survie de la nation », nous avons à la fois la possibilité et l’impérieux devoir d’accéder à la conscience d’un impératif de « survie de l’humanité », en tout cas de survie collective, dépassant le cadre des nations.
C’est pourquoi si la notion de « citoyenneté » s’accompagnait jusqu’alors dans les États démocratiques du partage, par tous les citoyens, d’une responsabilité du bien commun constitué par la vie et le devenir de la « cité », cette responsabilité s’élargit aujourd’hui aux dimensions de la planète et de l’humanité.
Tel est le premier phénomène qui, pour peu qu’il soit bien perçu et bien orchestré, devrait constituer désormais, hors de toute référence à quelque valeur que ce soit autre que le critère de « survie de l’humanité », un puissant régulateur des relations entre les hommes et entre les peuples.
Sur ce point, l’histoire établira peut-être un jour que la première prise de conscience de cette nature qui ait pu contribuer à en infléchir le cours a été provoquée par la catastrophe de Tchernobyl ; nul doute que les dirigeants soviétiques d’alors, à commencer par Mikhaïl Gorbatchev, ont pu mesurer le caractère suicidaire de la course aux armements révélé par l’ampleur potentielle, inimaginable jusque-là, de l’accident de la centrale nucléaire. Il est vraisemblable que rien de ce qui s’est produit ensuite, jusqu’à la disparition du bloc soviétique, ne serait survenu sans cette prise de conscience.
A contrario, qui ne voit qu’une prise de conscience de même nature n’a pas suivi, de la part des dirigeants américains, la tragédie du 11 septembre ? Leur réponse a très largement été unilatérale, avec des objectifs masqués, quand nous avions là la révélation de risques planétaires, demandant une réponse elle-même planétaire, au nom de notre communauté de destin ainsi révélée.
Le second phénomène réside dans la capacité désormais observée de provoquer une émotion universelle.
Il n’est à ce jour guère de contrées où ne parviennent, le plus souvent sous la forme d’images et « en temps réel », des informations issues de tous les horizons, jusqu’aux antipodes. Ainsi, pour le meilleur et pour le pire, le goût du sensationnel aidant, le spectacle du malheur des gens, quand ce n’est pas celui de l’horreur, est donné à l’humanité tout entière.
Qui, dès lors, peut demeurer insensible à ce spectacle du malheur, notamment lorsqu’il affecte les plus vulnérables, les enfants, les femmes, les vieillards ? Ainsi voit-on parfois se manifester à l’échelle de la planète, émotion, compassion, voire indignation, lorsque l’incurie ou la malignité de l’homme sont en cause.
En Occident, la première manifestation de cet ordre, à proportion de l’horreur et de l’ampleur des crimes commis, a sans doute été constituée par la prise de connaissance progressive, d’abord incrédule, puis horrifiée, de l’impensable entreprise nazie du génocide des Juifs (11).
À mesure qu’émergeait l’ère de l’information, jusqu’à aujourd’hui, des sentiments de même nature se sont étendus à l’ensemble des peuples devant le spectacle du tragique de la condition humaine confrontée aux grands cataclysmes naturels, au pouvoir destructeur de la guerre moderne, aux tueries et aux génocides.
Ainsi, s’il est possible d’exprimer un doute sur la perception du caractère universel de valeurs positives, il ne fait pas de doute que l’évidence du mal soit perçue et qu’à un certain degré, la violence et la barbarie suscitent l’horreur, l’indignation et le rejet, potentiellement partagés de nos jours par l’humanité tout entière, de même que la compassion inspirée par les victimes et la solidarité que ces dernières suscitent.
Mais pourquoi de tels sentiments lorsque ceux qui en sont l’objet nous sont très largement étrangers ? Pourquoi, sinon parce que, par le coeur sinon par la raison, l’universalité de l’homme et l’unité du genre humain, au-delà des races, des cultures, des religions et des conditions, s’imposent au monde désormais globalisé ? S’imposent à nous du même coup le prix de la personne humaine, la valeur de sa vie, de son intégrité, de sa dignité. Nous appellerons l’ensemble principe d’humanité avec, pour corollaire, une exigence sans précédent de responsabilité, et nous pouvons en constater aujourd’hui la vocation universelle (12).
Et voilà que se révèlent, en quelque sorte « en creux », les valeurs universelles sans lesquelles l’aspiration à un monde meilleur n’aurait pas de sens : ce monde sera meilleur à proportion que ces valeurs ne seront pas bafouées, mieux encore, à proportion qu’elles inspireront l’édification d’un monde plus juste, plus pacifique et plus solidaire.
Au-delà de l’extrême diversité des cultures, en dépit des disparités de développement, par-delà les contentieux historiques ou contemporains, les temps sont ainsi venus d’une prise de conscience de l’humanité dans son ensemble, comme jamais auparavant :
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Celle d’une communauté de destin qui s’impose à tous, au-delà des intérêts particuliers, sauf à mettre en péril l’avenir de l’humanité et la vie elle-même ;
-
Celle, dans ce cadre, de l’unité du genre humain et de la valeur de la personne humaine.
Pour affronter les violences du monde, puisque tel est notre sujet, et contribuer à l’édification d’un monde meilleur, nous poserons donc en préalable un principe, le principe d’humanité, avec deux impératifs :
-
1/ La survie de l’humanité constitue l’intérêt supérieur des nations et des hommes ;
-
2/ L’unité du genre humain et la valeur de la personne humaine ne peuvent être transgressées.
Et une injonction : au nom de ce principe d’humanité, tout être humain, chacun dans son aire d’action, est investi de la responsabilité (13) d’oeuvrer pour un monde meilleur.
Chapitre II. Maîtriser la violence par l’usage de la force
De la nécessité à la légitimité
Le dieu Janus avait deux faces, celle de la paix et celle de la guerre. Ainsi des deux injonctions qui nous sont faites à ce stade de la réflexion, largement contradictoires et pourtant indissociables :
-
Devoir, si nécessaire, user de la force ;
-
Promouvoir et respecter néanmoins le principe d’humanité.
Telle est la problématique dans laquelle nous devons désormais entrer. Sauf à faillir, nous n’éluderons pas l’extrême complexité des termes en lesquels elle se pose plus que jamais. Loin de tous les discours simplistes et manichéens de l’univers médiatique, nous devrons affronter ces exigences souvent contradictoires, et parfois les véritables dilemmes auxquels elles exposent.
Et pourtant, il faut apporter des réponses. Pour cela, Pascal et son pari (14) nous inspireront plus sûrement qu’Alexandre tranchant le noeud gordien (15), car nous ne sommes pas des demi-dieux, encore moins des dieux…
Tout part d’un constat : celui du potentiel de violence des hommes et des sociétés humaines. C’est hélas un fait objectif. On pourra objecter que lorsque cette violence est effective, cela résulte de multiples facteurs sur lesquels on aurait pu agir en amont de sorte qu’elle en soit comme désamorcée. Aussi fondée que soit cette objection et aussi nécessaire qu’il soit d’agir autant qu’il est possible sur ces facteurs, que ceux-ci soient économiques, sociologiques, politiques ou culturels, cela ne résout en rien le problème posé lorsque se déchaîne une violence face à laquelle tous les moyens pacifiques se révèlent inopérants (16).
Nous sommes là dans le champ de notre première présupposition énoncée précédemment: il s’agit bien alors de devoir et de pouvoir s’opposer à cette violence par l’usage de la force. Encore faudra-t-il que cet usage soit légitime, notamment au regard du principe d’humanité.
Le moment est venu de clarifier et d’approfondir ce dont il s’agit, à la mesure du paysage brouillé qui est celui du monde d’aujourd’hui, tel que nous l’avons caractérisé précédemment.
Pour cela, nous distinguerons :
-
D’une part, le recours à la force, dans son principe ;
-
D’autre part, ses modes d’action, concrètement, sur le terrain (17).
Encore faut-il préciser d’abord ce que l’on entend par « force ».
2.1 La force…
Ni trop, ni trop peu
La force dont il s’agit peut se définir exactement comme le « pouvoir de contrainte ». En effet, rappelons-nous le constat initial, celui de situations de violence inacceptables et face auxquelles on a épuisé toutes les ressources du dialogue, de la persuasion, de la négociation, des pressions diplomatiques ou économiques.
Il faut pourtant bien mettre un terme à ces situations. La mémoire est faible en ce domaine tant est grande l’aspiration à la paix. C’est pourquoi il convient de rappeler les expériences historiques : comme cas d’école, nous retiendrons les années 30 du siècle précédent, avec la montée du nazisme, et Munich, qui reste comme le symbole même, au minimum de l’erreur d’appréciation, au pire de la pusillanimité et de la lâcheté collectives.
Mais il faut aussi évoquer les expériences contemporaines: ainsi du processus de démembrement de la Yougoslavie, de ses exactions et de ses massacres, et les atermoiements de la « communauté internationale » pour y mettre un terme.
Il s’agit bien alors de contraindre, autrement dit de conduire les fauteurs de violence à agir contre leur gré et, pour cela, d’exercer sur eux un pouvoir de coercition.
Qu’est-ce à dire ? On hésite, tant est grande l’inhibition… Qu’est-ce à dire sinon qu’il s’agit d’être capable d’exercer, si nécessaire, une capacité, au minimum de destruction des moyens matériels, au pire de neutralisation de l’adversaire, jusqu’à l’atteinte à sa vie.
Voilà ce que signifie sans fard et sans artifices de langage l’usage de la force. La force est d’abord et avant tout pouvoir de coercition, donc pouvoir d’infliger la destruction et la mort.
Cette affirmation pourra sembler un truisme, notamment pour les pacifistes et c’est pourquoi ils en écartent l’usage en toute hypothèse ; notamment aussi pour les non-violents qui, s’ils admettent que l’usage de la force puisse se révéler nécessaire (18), lui récusent toute légitimité.
Pour autant, l’expérience des réactions inadaptées de la « communauté internationale » face au démembrement de la Yougoslavie précédemment évoqué a été, quatre longues années durant, de 1991 à 1995, illustrative d’un contresens très largement partagé quant à la nature de la force à mettre en oeuvre.
L’expression « soldats de la paix » qui fait alors florès est très significative d’une confusion des buts et des moyens. Certes, le but d’un engagement militaire ne saurait, de fait, être autre que la paix. Mais en l’occurrence, les moyens sont nécessairement à proportion de la coercition à exercer, sauf à se condamner à l’impuissance. Le cas du siège de Sarajevo, de 1992 à 1995, est à cet égard particulièrement révélateur. Durant tout ce temps, sous l’oeil des télévisions du monde entier, avec parfois pour témoins directs des personnages éminents, car le voyage de Sarajevo, aussi périlleux qu’il soit, est alors à la mode tant pour les personnalités politiques que pour les vedettes du show-biz, des « convois humanitaires » escortés par des « forces de l’ONU » doivent assurer tant bien que mal le ravitaillement de la ville assiégée.
Mais ces « forces » ne sont armées que pour leur stricte « autodéfense » et ne sont autorisées à intervenir contre les belligérants qu’en réaction à une agression caractérisée contre elles-mêmes, en aucun cas lorsque l’agression vise tel ou tel des protagonistes, fût-ce les malheureuses populations de tous bords.
Autrement dit, il s’agissait alors de faire que ces populations assiégées puissent être nourries, mais en rien de mettre un terme à la situation de violence qui leur était ainsi imposée, ni même de leur épargner la mort. Elles pouvaient ainsi mourir sans avoir eu à souffrir de la faim ! L’absurdité du constat montre l’inanité du concept.
Pire encore peut-être, ce même concept, qui voulait que les « forces », ainsi appelées par abus de langage dans un monde de violence absolue, voient leurs capacités militaires confinées dans l’autodéfense, concourait à ce que, de fait, la « protection » qui aurait dû concerner par vocation celle des populations, soit assurée au bénéfice exclusif de ces mêmes forces.
Contresens historique (19) qui conduit à trahir par défaut les principes au nom desquels on s’est engagé.
Lorsque, enfin, se produit un sursaut de la « communauté internationale », qui allait conduire à doter la FORPRONU (20) des moyens d’exercer son mandat, à savoir la protection des populations, force est de constater que l’origine n’en est pas dans une soudaine prise de conscience d’un impérieux devoir d’assistance, mais dans l’orgueil national blessé.
En mai 1995 en effet, à la suite d’un bombardement aérien effectué par l’OTAN dans la banlieue de Pale, capitale des Bosno-Serbes, ceux-ci prennent en otages les soldats de l’ONU disséminés dans la zone serbe pour contrôler l’interdiction faite aux Bosno-Serbes d’utiliser leurs canons. Des lieux de regroupement avaient été définis en 1994 par les tractations diplomatiques au mépris des règles tactiques les plus élémentaires, puisque les éléments de l’ONU affectés au contrôle se trouvaient ainsi en position d’otages potentiels ; tous les rapports des chefs militaires sur le terrain dénonçaient cette situation.
D’otages potentiels, des dizaines de soldats de l’ONU de toutes nationalités étaient ainsi devenus otages effectifs et le monde entier a pu alors, par le biais des télévisions, prendre conscience de l’humiliation de la « communauté internationale ». Dans ce cadre, on a pu voir un groupe de soldats français contraints à la reddition, dans une mise en scène où la présence d’un drapeau blanc soulignait cette humiliation. Ce fut, en France, le catalyseur du sursaut.
Le président de la République nouvellement élu, Jacques Chirac, allait alors déployer une intense activité diplomatique qui conduisit à doter la FORPRONU d’une « Force de réaction rapide » (FRR) avec les moyens de la supériorité sur les belligérants, procurée notamment par des canons performants, ce qui était sans précédent pour des forces de l’ONU.
Cette supériorité s’imposait à la fin août dans une offensive combinant l’action au sol des forces de l’ONU, incluant la FRR, et les interventions aériennes de l’OTAN. L’inversion du rapport de force ainsi concrétisée par l’usage effectif de la force telle que définie ci-dessus allait conduire à la levée du siège de Sarajevo. Notons bien qu’il s’agissait encore, sur le terrain, des forces de l’ONU, et non pas de l’OTAN, qui ne prendra le relais qu’après les accords de Dayton. Cet aspect n’est pas étranger aux modes opératoires choisis pour la conduite des opérations, on y reviendra. Ce cas concret méritait d’être développé, car il marque un point d’inflexion majeur dans la conception d’usage de la force sous l’égide de l’ONU: on retiendra désormais que dès lors qu’on estime nécessaire de mettre en place des moyens militaires sur le terrain, ils doivent s’inscrire dans un rapport de force favorable par rapport à tous les protagonistes et l’on doit être prêt à user de cette supériorité, sauf à faillir à la mission. La leçon sera retenue, aussi bien au Kosovo, qu’au Liban ou en Côte d’Ivoire.
Mais la conception a minima de la force dont la FORPRONU a été trop longtemps illustrative, contresens par défaut, comporte son symétrique par excès et cela a même été longtemps théorisé dans la doctrine de l’OTAN.
À des « opérations de paix » sous l’égide et sous mandat des Nations unies, avec les caractéristiques que l’on vient de voir, on a opposé des « opérations de coercition » menées selon la doctrine américaine : le but est alors la destruction des forces vives de l’adversaire, à obtenir par l’emploi massif d’emblée de moyens de feu considérables. Les mutations technologiques aidant, on a assorti cela d’« armements intelligents », de « numérisation du champ de bataille » et de « frappes chirurgicales ». Si tout cela a pu faire illusion lors de la première guerre du Golfe ou dans les phases initiales des engagements en Afghanistan et en Irak, le constat s’impose aujourd’hui dans son funeste bilan.
D’une part, l’usage de la force ainsi conçu offre un contraste saisissant entre l’ampleur des moyens engagés, les prodiges de technologie sollicités, la puissance de destruction mise en oeuvre, les dépenses faramineuses occasionnées… et l’extrême modicité des résultats, dès lors que ceux-ci doivent être appréciés au regard de « buts de guerre » qui vont bien au-delà de la seule destruction de l’appareil militaire adverse. Il s’y ajoute que cette destruction une fois réalisée n’écarte en rien la survie ou le surgissement d’un adversaire diffus, protéiforme, insaisissable, au cœur même des populations, face auquel les concepts et les techniques de « guerre des étoiles » sont cruellement inopérants, quand ils ne sont pas contre-productifs. D’autre part, les « dégâts collatéraux » – euphémisme pour qualifier les dommages causés aux non-combattants, voire le massacre des populations –, qui apparaissent comme une constante de cette conception d’usage de la force dans des affrontements aujourd’hui essentiellement urbains, outre qu’ils aliènent rapidement ces populations que l’on souhaiterait gagner à sa cause (21), trahissent, cette fois par excès, les principes et les valeurs, souvent hautement proclamés, au nom desquels on s’est engagé.
On voit donc bien l’inanité d’une conception binaire de l’usage de la force qui place celle-ci dans l’alternative de l’impuissance déshonorante ou de la barbarie sophistiquée. De fait, l’usage de la force est toujours la mise en oeuvre d’une capacité de contraindre, du plus bas niveau d’intensité au plus haut, à la mesure des violences à combattre, ni trop, ni trop peu. En conséquence, la « force », quelle qu’elle soit, doit toujours, pour avoir cette capacité, être dotée des moyens qui la placent dans un rapport de force favorable et du mandat qui autorise, si nécessaire, la mise en oeuvre de ces moyens.
L’usage de la force ne saurait par ailleurs se suffire à lui-même, mais il doit être subordonné à une stratégie globale dans laquelle il ne constitue qu’une des composantes dont le dosage est plus qu’une science, un art, comme on le disait hier de la guerre… Telle est, par nature, cette force dont il faut parfois user par nécessité. Mais à quelles conditions sera-t-il légitime d’y avoir recours ? Voilà maintenant la question à laquelle il faut tenter d’apporter des réponses.
2.2 La légitimité du recours à la force
« Ultima ratio »
Cette question se pose à proportion du caractère extravagant de la force au regard du principe d’humanité que nous avons posé comme un préalable incontournable.
En effet, la force, définie comme une « capacité d’infliger la destruction et la mort », déroge manifestement à ce principe dans son interdiction de porter atteinte à l’intégrité et à la vie de l’être humain. On verra que cette dérogation ne saurait évidemment être sans limites.
Pour autant, quelles que soient ces limites, et sauf à considérer qu’aucune dérogation ne saurait être admise – ce qui serait l’option pacifiste que nous avons récusée –, le problème ici posé est celui des conditions auxquelles cette dérogation doit être soumise. Nous ne sommes pas là sur un terrain vierge, tant s’en faut. Depuis le pluriséculaire jus ad bellum jusqu’aux dispositions de la Charte des Nations unies, les références ne manquent pas en la matière.
L’analyse ci-après les reprendra pour l’essentiel, avec des « reformulations » et des commentaires qui tiennent compte des singularités du monde d’aujourd’hui.
-
Première condition : l’autorité qui en décide est légitime.
Cette notion est historiquement liée à celle d’État-nation, dont le modèle est aujourd’hui universel, même si, comme on l’a vu, son pouvoir exclusif et ses prérogatives ont largement évolué et évolueront sans doute encore. Longtemps, la “raison d’État” a valu, de fait, légitimité. Dans l’Europe de la chrétienté, seule l’Église et la papauté ont pu disputer à l’État l’exclusivité de cette légitimité. C’est le plus généralement l’État qui l’a emporté. Avec le pouvoir de décider de la guerre et de la mener, on était dans la fonction régalienne par excellence..
Max Weber identifie là l’exclusivité de la « violence légitime ». L’expression, constamment reprise comme un lieu commun, mérite que l’on s’y arrête. En effet, elle est pour le moins insolite. La « violence » se définissant comme un abus de la force, comment pourrait- elle être légitime de la part d’un État de droit, qui commettrait ainsi un abus en y ayant recours ? Une telle proposition nous apparaît aujourd’hui insoutenable, ne serait-ce que par la contradiction interne de sa formulation.
Si Max Weber a pu la concevoir (c’était en 1920), on peut formuler l’hypothèse que, dans son esprit, il ne faisait que traduire l’une des manifestations de la « raison d’État » encore considérée à l’époque comme légitime en toutes circonstances.
Là comme ailleurs, l’impensable régression que constitue l’entreprise nazie au coeur, pourtant, d’un pays de haute civilisation, allait tout changer. Plus jamais la « raison d’État » ne vaudra légitimité. Il faudra désormais compter avec les notions de « crime de guerre », de « crime contre l’humanité » et de « génocide », introduites par la Cour de Nuremberg dès 1945 et confirmées par la convention de Genève de 1949.
De même que seront dénoncées les guerres d’agression par la Charte des Nations unies. La notion de légitimité s’évalue dès lors aussi au regard de valeurs à vocation universelle, énoncées dans le préambule de la Charte des Nations unies et dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, autrement dit au regard de ce que nous avons appelé le principe d’humanité.
De ce fait, la légitimité de l’État lui-même peut être remise en question en référence à ce principe, quand bien même il aurait la légalité pour lui. Mais il est clair qu’il faut pour cela que cet État ait franchi vis-à-vis de sa population un seuil de violence tel que seule l’insurrection puisse y mettre un terme. C’est alors cette insurrection qui est légitime, au nom précisément du principe d’humanité qu’elle se devra en retour de respecter, ce qui, en l’occurrence, est un défi considérable.
Pour autant, qui ne voit que ce qui, dans des cas extrêmes, peut être légitime au sein d’une nation, est très problématique dès lors qu’il s’agit d’intervention étrangère ? Nul doute que le « droit d’ingérence » (on a même parlé de « devoir ») doive être soumis, sauf effets pervers catastrophiques, à des conditions rigoureuses engageant l’ensemble de la communauté internationale.
La première condition de légitimité pour l’usage de la force, à savoir que l’autorité qui en décide soit elle-même légitime, n’accorde donc aujourd’hui cette prérogative ni automatiquement ni exclusivement à l’État : encore faut-il pour cela qu’il soit lui-même légitime.
C’est ce que nous présupposerons ci-après. La défense face à l’agression reste, elle, légitime de la part de tels États, en tout état de cause. La conséquence la plus universelle en est d’abord d’ordre sémantique : jusqu’à nos jours, il n’est pas d’État où la fonction historique de la « Guerre » ne soit rebaptisée « Défense ». Le mot a ceci de commode que l’adjectif « légitime » s’y accole tout naturellement et offre de multiples possibilités, les ressources de la dialectique aidant, pour tenter de lever l’hypothèque qui pèse désormais sur la légitimité, pleine, entière et exclusive des États pour faire usage de la force. Mais, précisément, un premier point doit être considéré comme acquis, à l’encontre de la formule récurrente de Max Weber : il n’y a pas de « violence légitime », surtout de la part des États. La prérogative dont il s’agit est bien celle de l’« usage de la force » et cette dernière ne saurait, sauf insoluble contradiction, se confondre avec la violence : nous sommes là au cœur de notre problématique et ce sont précisément les conditions mises à l’usage de la force, y compris en « légitime défense » (où tous les moyens ne sont pas acceptables), qui feront la différence.
Il n’en reste pas moins que le premier niveau d’autorité légitime en la matière reste l’État. Mais cette autorité, d’abord morale, est désormais partagée.
Ce partage de fait l’est avec l’ONU, en termes de décision et pour une part de contrôle. L’usage en la matière précède le droit : il est de moins en moins accepté qu’un État s’engage dans des opérations militaires sans recueillir au préalable l’aval de la « communauté internationale » par le biais de l’ONU. Pour autant, on l’a bien vu à l’occasion de la décision américaine d’envahir l’Irak, la « raison du plus fort » peut demeurer la meilleure…
Voilà, à coup sûr, une marge de progrès qu’il faudra tenter d’exploiter en se montrant imaginatif…
De surcroît, avec l’Union européenne, s’esquisse un niveau intermédiaire entre les États et la « communauté internationale » rassemblée dans l’ONU. Ce niveau « régional », qui peut en préfigurer d’autres, est lui aussi potentiellement porteur d’une légitimité.
Il reste à cette légitimité à acquérir une vigueur telle qu’elle puisse inspirer une politique suffisamment assurée pour peser en toute indépendance dans le concert des nations, y compris, si nécessaire, dans la problématique de l’usage de la force. La genèse du conflit irakien en cours donne la mesure des difficultés à surmonter de ce point de vue…
Cette autorité s’exerce par ailleurs sous le regard critique d’acteurs et d’observateurs très divers, nationaux, internationaux, transnationaux : presse, ONG, autorités religieuses, entreprises internationales, etc.
Quelle place ménager à ces organismes et quelles sont les procédures qui pourraient être imaginées pour cela, voilà qui ne devra pas être éludé.
À l’appui de cette autorité morale, les armées restent exclusivement nationales. En cela, elles sont un héritage historique : celui de la substitution d’armées permanentes aux bandes, milices, voire armées privées qui sont celles d’un monde pré-étatique et qui vont constituer l’institution emblématique de la souveraineté des États. Mais elles sont aussi plus qu’un héritage.
L’engagement hors du commun qu’elles exigent de leurs membres, jusqu’au sacrifice de la vie si nécessaire, est l’expression sans doute la plus forte d’une volonté collective qui, à ce degré, reste nationale et dans laquelle elles puisent une nécessaire inspiration, pour le meilleur et pour le pire.
Pour autant, dans les temps où nous sommes, il faudra se poser la question de la possibilité et de la pertinence de la constitution de forces permanentes de niveau international.
Mais il faut aller plus loin sur ce thème des armées. L’émergence progressive d’un nouveau mercenariat sous la forme de « sociétés militaires privées » (SMP) couvrant un spectre de plus en plus large de fonctions militaires est un phénomène à ne pas sous-estimer. L’intervention en Irak en fournit aujourd’hui un exemple qui n’est pas marginal et dont certains développements ont défrayé la chronique. Sommes-nous bien là, avec la subordination aux lois du marché de l’usage de la force tel que défini ici, sur une voie qui pourrait contribuer à une meilleure maîtrise de la violence en pleine légitimité ? Poser la question, c’est y répondre : cette voie est perverse.
Il est clair que ce phénomène doit être mieux analysé et, à défaut d’être proscrit, au moins encadré, limité, contrôlé et maîtrisé. Des propositions seront à faire à cette fin.
Plus largement, cette irruption d’une logique marchande dans le champ des capacités militaires s’inscrit dans un mouvement général d’emprise de l’économie, de préférence libérale, sur tous les secteurs d’activité. Or, au sein même de l’appareil d’État, la fonction militaire, par nature (22), ne saurait être, sauf effets pervers considérables, soumise à une logique économique, avec ses exigences de rentabilité, son contrôle de gestion et ses indicateurs quantifiés.
Par ailleurs, une claire conscience du pouvoir exorbitant qui est de fait celui des armées conduit à devoir considérer que l’articulation du politique et du militaire, d’une part, la place de ces armées dans les institutions d’État et dans la société civile, d’autre part, sont soumises à des conditions dont dépend aussi la légitimité des instances susceptibles de faire usage de la force. En matière d’exercice du pouvoir, l’expérience historique est constante : la séparation et l’équilibre des pouvoirs sont déterminants pour concilier les impératifs du bien public et le plein épanouissement de l’être humain. Or, on l’a vu, les armées sont investies d’un pouvoir redoutable : celui que leur procurent les armes qui leur sont confiées et l’usage outrancier qu’elles peuvent en faire. En conséquence, ce pouvoir doit être strictement encadré et, en tout état de cause, s’inscrire dans une stricte subordination du militaire au politique, dans la mesure où ce dernier est le garant du bien public.
Mais cette subordination, qui exclut par ailleurs toute confusion, ne doit pas se traduire par un asservissement qui aurait pour résultat de fait que le « pouvoir militaire » serait transféré au politique.
Au-delà des cas de cette nature sans ambiguïté que sont les dictatures, les fascismes et les pouvoirs totalitaires, les exemples sont nombreux des effets pervers d’une insuffisante subsidiarité entre politiques et militaires. Les conditions calamiteuses de l’entrée en guerre contre l’Irak en 2003 en sont une illustration. La même obligation d’équilibre des pouvoirs trace des limites à la conjonction du « pouvoir militaire » et du « pouvoir de police », pour exclure toute confusion.
Cette observation n’est pas anodine à l’heure où l’on affirme souvent que, dans le monde d’aujourd’hui, « défense » et « sécurité » tendent à se confondre sous l’effet de multiples facteurs convergents : nature duale des « opérations de maintien de la paix », mondialisation des risques (notamment terroristes), porosité des frontières.
Pour autant, il faut affirmer clairement le caractère pervers et potentiellement liberticide d’une telle confusion. Il s’y ajoute – nous le verrons plus loin avec le principe de « respect de l’adversaire » – que la dissymétrie radicale existant entre le policier et son « adversaire » qui est, par nature, un malfaiteur, ne saurait affecter, sauf effet pervers, la vision de « l’ennemi » du militaire.
Enfin, les armées ne sont pas une institution anodine. Plus que d’autres, on l’a compris, eu égard à leur fonction, elles ont besoin de valeurs fortes pour inspirer leur action. Elles ne détiennent pas ces valeurs en propre, mais les partagent nécessairement avec la société dont elles sont issues, qui leur délègue en quelque sorte le pouvoir d’usage de la force, et dont elles tiennent leur légitimité. C’est dire si les armées ne sauraient être fermées sur elles-mêmes, sous peine au mieux de voir leurs valeurs s’affadir, au pire de les pervertir. Plus qu’une autre institution, elles doivent être résolument ouvertes sur la société civile.
On a là autant de caractéristiques qui, au plan international, méritent d’être évaluées au regard de la légitimité de l’usage de la force, leurs manquements devant être identifiés, voire sanctionnés, et leurs progrès encouragés.
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Deuxième condition : les buts de guerre sont eux-mêmes légitimes.
Étant entendu que les buts de la guerre d’agression, conquête de territoires, saisie de ressources ou de richesses, asservissement ou transfert de populations, voire massacres, sont proscrits par le fait même que l’agression elle-même est proscrite, cela ne garantit en rien la légitimité des objectifs, quand bien même le recours à la force serait considéré comme légitime.
En effet, la légitimité des objectifs hautement proclamés pour justifier l’usage de la force peut fort bien masquer des desseins moins avouables qui seraient en fait les vrais buts de guerre.
Ce schéma n’est en rien théorique puisqu’il s’applique très clairement à l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, avec le facteur aggravant qu’indépendamment du fait que les opérations aient été engagées sans aval de l’ONU, les objectifs annoncés pour justifier la guerre se sont révélés sans fondement.
On sait en effet aujourd’hui que l’Irak ne possédait pas d’« armes de destruction massive » et qu’il était dans l’incapacité d’en produire, de même qu’il ne constituait en rien un soutien pour la nébuleuse terroriste Al-Qaida, ce que les renseignements américains ne pouvaient pas ignorer. Quels étaient les buts de guerre réels, à la fois d’ordre politique, économique, stratégique, voire idéologique, l’histoire l’établira peut-être un jour, mais le seul fait qu’ils n’aient pas été publiquement énoncés comme objectifs principaux indique sans nul doute qu’ils ne pouvaient à eux seuls justifier le recours à la force devant l’opinion internationale.
Le jus ad bellum d’antan prescrit pour cela une injonction dont la formulation n’a pas pris une ride : que « l’intention soit droite ». En l’occurrence, à l’évidence, l’intention n’était pas droite.
Quoi qu’il en soit, que le but premier et principal du recours à la force, non exclusif d’intérêts légitimes, soit bien le rétablissement d’une paix juste et équitable, et non pas quelque objectif masqué moins avouable, constitue une condition nécessaire à la légitimité de l’usage de la force.
Quelles garanties obtenir pour cela ? Quelles sanctions aux manquements ? Il faudra répondre à ces questions.
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Troisième condition : l’usage de la force est bien l’« ultima ratio »
L’usage de la force, tel que défini précédemment, ne saurait se justifier sinon comme la réponse à des situations de violence pour lesquelles on a épuisé tous les moyens pacifiques permettant d’y mettre un terme. Ce n’est évidemment pas là une science exacte et la ligne qui sépare la pusillanimité contre-productive de l’aventurisme belliqueux peut être difficile à discerner. Il y aura toujours là un choix risqué, donc difficile.
Deux exemples historiques opposés peuvent toutefois fournir des repères.
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Le premier est illustratif d’un manquement par défaut. C’est celui de Munich, où l’acceptation par le Royaume-Uni, la France et l’Italie, du démembrement de la Tchécoslovaquie au bénéfice des exigences hitlériennes ne saurait en aucun cas être interprété comme le fait d’une politique de prudence cherchant à « épuiser tous les moyens pacifiques » face à la violence nazie. « Tous les moyens » ne sauraient être ceux de la trahison des engagements pris et de l’abandon d’un peuple à la loi du plus fort. Clairement, si l’emploi de la force, autrement dit de la guerre, eût été légitime, c’était bien à ce moment là. Or, pour paraphraser Churchill, pour éviter la guerre, nous avons eu le déshonneur, et bientôt la guerre en plus. À un moindre niveau, le tragique processus de démembrement de la Yougoslavie a connu nombre d’épisodes où l’atermoiement des puissances illustre un manquement par défaut similaire.
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Le second exemple, a contrario celui-là, est à nouveau celui de la guerre en Irak. S’agissant des « armes de destruction massive » qui ont constitué le prétexte principal, il est tout à fait clair que tous les moyens pacifiques n’avaient pas été épuisés, notamment les possibilités de la commission de contrôle. Mais il est vrai que l’intention n’était pas droite…
Ayant ainsi balisé la zone grise de la limite à partir de laquelle l’usage de la force est non seulement nécessaire, mais aussi légitime une fois que l’on a épuisé tous les autres moyens, nous devons être bien conscients de l’extrême difficulté d’un tel choix. Rappelons-nous en effet ce que cela signifie : on quitte les rivages d’une société et d’un monde policés, pour exercer l’extravagante capacité d’infliger la destruction et la mort et, du même coup, y être exposé en retour…
Au point qu’il faut poser la question de la capacité pour une instance collégiale de prendre de telles décisions à bon escient. La tendance naturelle n’est-elle pas alors de temporiser, de s’aligner sur le moins résolu, de trouver de bonnes raisons pour différer la décision ? Surtout quand l’instance collégiale concernée, en l’occurrence l’ONU, ne dispose pas en propre des moyens de la politique qui serait à décider. Ainsi voyons-nous ressurgir les États. À ce stade de l’histoire du monde, les décisions qui engagent le destin des hommes restent ainsi très largement celles des États, pour le meilleur et pour le pire.
Prenant acte de ce fait, la question à examiner sera celle, dans ce cadre, des rôles respectifs des États et des instances internationales, dans le cadre d’une nécessaire subsidiarité.
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Quatrième condition : l’usage de la force n’est pas voué à l’échec.
Faut-il le rappeler ? En faisant usage de la force pour faire pièce à la violence, on veut oeuvrer pour un monde meilleur au nom du principe d’humanité. Mais le prix en est toujours élevé, moralement et matériellement ; c’est celui de la souffrance et de la mort. Plus qu’élevé, ce prix est exorbitant, et la guerre est toujours une mauvaise solution, fût-elle nécessaire et la moins mauvaise.
C’est dire si un tel choix ne saurait en aucun cas être par trop aventureux et si les perspectives et les conséquences doivent en être bien pesées. Le problème est que l’heure de vérité survient toujours a posteriori. Pour autant, que penser d’une décision d’usage de la force qui débouche sur l’un ou l’autre des résultats suivants :
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Les objectifs poursuivis sont atteints, mais les pertes et les dommages consentis pour cela l’emportent largement sur ceux occasionnés par les violences face auxquelles on a jugé nécessaire de prendre les armes ;
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Pire encore, le résultat est un échec, en dépit du prix payé, notamment en termes de destructions, de sacrifices et de morts.
Comment ne pas penser que cette décision était vaine? N’aurait-elle pas été du même coup illégitime?
Le premier cas n’est pas une hypothèse d’école. C’est aujourd’hui la situation de l’Irak. Est-on assuré, dans cette région, d’avoir « oeuvré pour un monde meilleur » ?
Les guerres d’Indochine et du Viêt Nam, guerre française et guerre américaine, relèvent de la même erreur. Outre que la légitimité de ces conflits était discutable, leur résultat est accablant : en aucune manière les voies dans lesquelles on s’est alors engagé n’auraient dû être choisies.
Ce même cas de figure est celui où les violences constatées sont le fait d’une puissance telle que s’y opposer militairement serait quasi suicidaire ou, en tout état de cause, exposerait à des conséquences désastreuses.
Ainsi n’ira-t-on pas faire la guerre à la Russie pour la Tchétchénie, ni à la Chine pour le Tibet. Les belles âmes pourront s’en émouvoir et objecter que l’on a été moins précautionneux avec la Serbie. Certes, et si la question de la légitimité des actions militaires menées à l’encontre de la Serbie mériterait un examen dépassionné, il ne fait pas de doute que les interventions hypothétiques évoquées seraient pure folie.
Et voilà que se confirme la pérennité de l’un des principes du jus ad bellum : que l’on ait des chances raisonnables de succès.
Là encore se révèle la très large marge d’incertitude de ce critère en amont des décisions. Une prudence excessive pourra conduire à une pusillanimité condamnable, mais l’aventurisme belliqueux sera générateur de catastrophes.
C’est dire l’immense responsabilité des décideurs politiques et militaires, avec les exigences que cela devrait entraîner pour leur formation, celle de l’esprit comme celle du caractère, leur culture et leur choix.
En des temps futurs, nos descendants s’étonneront vraisemblablement de ce que les processus démocratiques aient eu si longtemps valeur de brevet de compétence en la matière… Dans l’immédiat, nous ne devrons pas nous interdire d’imaginer les voies et moyens d’améliorer cela.
Voilà, pour l’essentiel, les conditions que l’on peut retenir d’une légitimité du recours à la force, avec les pistes qu’elles ouvrent pour des mesures de nature à en favoriser l’observation sur lesquelles on reviendra in fine. Mais, avant cela, il nous faut maintenant entrer dans la problématique des modes opératoires qui constituent, on l’a vu, l’autre volet, tout aussi fondamental, de la question de la légitimité de l’usage de la force.
2.3 La légitimité des modes opératoires de l’usage de la force
La guerre sans haine…
Les conditions de la légitimité dans l’usage de la force s’inscrivent bien sûr dans la continuité de celles que nous avons identifiées pour le recours, l’une et l’autre catégorie étant en effet étroitement liées.
Ainsi du principe de proportionnalité qui s’applique à tous les niveaux de décision, ou encore du respect de l’adversaire et des populations, dont le déni peut ne survenir qu’à l’initiative de tel ou tel niveau de responsabilité ou d’exécution, mais tout aussi bien s’inscrire d’emblée dans les objectifs de guerre ou, plus insidieusement, dans le référentiel même du métier des armes.
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Cinquième condition : les moyens engagés et mis en oeuvre sont adaptés et proportionnés à la capacité de prendre l’ascendant sur l’adversaire.
Une telle condition s’impose à l’esprit par son contraire : qui ne s’insurgera pas contre le fait qu’une riposte soit disproportionnée ? Il y va de la justice la plus élémentaire. Surtout lorsqu’en l’occurrence, il s’agit de la vie des gens. C’est pourquoi l’usage de la force doit être dosé, adapté à l’effet recherché, c’est-à-dire la prise d’ascendant sur l’adversaire pour l’amener à résipiscence.
Ce principe, qui s’applique à tous les échelons depuis les plus hauts niveaux de responsabilité jusqu’à ceux du combattant individuel, ne va cependant pas de soi. En effet, les enjeux sont tels et l’incertitude est généralement si grande que, ne serait-ce que par précaution, pour minorer les risques, pour « mettre toutes les chances de son côté », la tendance naturelle sera toujours à s’assurer d’une large marge de supériorité dans les moyens et à en faire d’emblée l’usage le plus dévastateur.
Mais, précisément, si ce qui est tendance devient règle, la force devient rapidement violence déchaînée. Or il est bien rare que les alternatives qui se présentent ne puissent pas être hiérarchisées en fonction de leur proportionnalité par rapport aux possibilités de l’adversaire, depuis la force la plus destructrice jusqu’à la simple dissuasion. Le principe de proportionnalité conduit non pas à prendre systématiquement l’option basse, mais à ne pas prendre systématiquement l’option haute, pour choisir la solution qui pourra concourir « au moindre coût » à l’atteinte des objectifs.
Nous ne sommes pas là dans des considérations académiques. Les exemples sont constants de manquements radicaux à ce principe de proportionnalité qui, outre qu’ils sont moralement condamnables, sont finalement contre-productifs en ce qu’ils génèrent le terreau des ripostes barbares et des haines sans rémission: ainsi en est-il par exemple – cas d’école – du conflit israélo-palestinien.
Or l’observation ou non du principe de proportionnalité relève pour une large part de comportements acquis, générés largement en amont à deux niveaux : la « doctrine » opérationnelle et la formation à tous les échelons.
Pour ce qui est de la doctrine, ce point a déjà été évoqué, la culture américaine, donc « otanienne », en la matière est hélas sans équivoque : elle prône de façon constante et à tous les niveaux l’emploi massif, redondant, hypertrophié des moyens de feu les plus considérables, et ce d’emblée.
Cette doctrine fait par ailleurs très largement école. On la voit à l’oeuvre aussi bien au niveau stratégique et tactique que dans les comportements du combattant de base, avec les effets que l’on connaît, le plus souvent dévastateurs, ce qui ne prémunit pas contre des résultats dérisoires quand ils ne sont pas résolument pervers. Quant à la formation des chefs comme des combattants, rien de surprenant à ce qu’elle vise à générer des décisions et des comportements conformes à la doctrine, quasiment d’instinct.
Parmi les mesures qui pourront être imaginées pour que l’usage légitime de la force ne se pervertisse pas ainsi en violence déchaînée par l’emploi de moyens disproportionnés, il est donc clair que des voies devront être ouvertes pour une inflexion des doctrines et des formations plus conforme aux principes auxquels ont souscrit les pays du monde dans leur ensemble, à commencer par les grandes puissances. Des procédures de contrôle, voire si nécessaire de sanction, devront être envisagées à l’appui de ces mesures.
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Sixième condition : les populations civiles doivent être protégées et sauvegardées dans leur vie et leurs moyens d’existence.
Longtemps, la ligne de partage entre les comportements conformes à l’honneur militaire et les pratiques barbares est passée par le sort fait aux populations civiles, à tous ceux qui ne portaient pas les armes, à commencer par les femmes, les enfants, les personnes âgées.
Qui ne voit aujourd’hui le contraste saisissant entre les prouesses de notre civilisation technicienne et l’incroyable régression qui fait des populations civiles les cibles et les victimes principales de la guerre? Il est vrai que la distinction entre combattants et non-combattants est souvent malaisée, que les enjeux, donc le théâtre de la guerre, sont aujourd’hui pour l’essentiel des zones urbaines dans lesquelles se concentre le plus grand nombre et que l’adversaire est bien souvent indissociable des populations qui lui dispensent bon gré mal gré assistance et protection.
Cela justifie-t-il que tout ne soit pas mis en œuvre pour que la vie et l’intégrité des populations soient préservées autant qu’il est possible ? La réponse est bien évidemment négative, sauf à revenir sur nos options fondamentales : principe d’humanité… On objectera que l’adversaire ne s’imposant pas de telles contraintes, on se place, de fait, en position d’infériorité et de vulnérabilité, avec l’échec pour issue. L’argument a été utilisé dès les guerres de décolonisation.
On avait alors cru parfois devoir utiliser les moyens mêmes de l’adversaire et l’on avait théorisé, et quelquefois mis en pratique, des doctrines de « contre-subversion » qui allaient à rebours de tous les principes que nous proclamions. On a également vu ce phénomène à l’oeuvre en Grèce ou en Amérique du Sud. Pour s’être ainsi renié, y a-t-il eu, au bout du compte, d’autre résultat assuré que celui d’une défaite morale qui, encore actuellement, grève le crédit de l’Occident ?
Il en est ainsi aujourd’hui de la justification des souffrances, pertes et dommages infligés à la population, sans épargner les vieillards, les femmes et les enfants, par des tirs ou bombardements plus ou moins massifs ou « indiscriminés », au motif que ce serait le seul moyen pour neutraliser les combattants retranchés au milieu de cette population comme derrière un « bouclier humain ».
Or, le plus souvent, de tels modes opératoires sont dictés par le souci premier d’épargner la vie de l’assaillant. Comment ne pas voir là une terrible régression de civilisation ? Non seulement le soldat y perd cette noblesse qui veut que la terrible capacité d’infliger la mort s’exerce au risque de sa vie, mais, pire encore, il y perd son âme en écartant ce risque au prix du sacrifice des faibles et des innocents.
Au-delà des considérations morales ou d’efficacité éventuelle immédiate, l’expérience prouve que l’atteinte « indiscriminée » des populations, qu’elle intervienne de propos délibéré ou par « effet collatéral », est toujours contre-productive. C’est au point qu’une guérilla qui ne s’interdit aucun moyen pourra, dans une tactique perverse, chercher à provoquer les représailles et les exactions contre sa propre population.
Y succomber, c’est faire le jeu de l’adversaire. De surcroît, l’usage de la force dans ce contexte ne saurait être que l’une des composantes, à doser finement et à utiliser avec discernement, dans une manœuvre complexe où il s’agit de créer les conditions, notamment économiques et matérielles, pour que l’attrait de la paix soit le plus puissant.
Un cas d’école nous est aujourd’hui fourni par l’Afghanistan. Pour avoir initialement privilégié quasi exclusivement l’option militaire avec les excès de la doctrine rappelée précédemment, sans rétablir simultanément dès que possible des conditions de vie décentes, avec notamment la restauration des dispositifs d’irrigation, on a rejeté dans les bras des talibans une population laissée par ailleurs pour une large partie aux mains des « seigneurs de la guerre », avec la culture du pavot en plus.
Le cas du terrorisme en soi, qui pourrait être abordé ici dans la mesure où il abolit la distinction entre combattants et non-combattants, sera traité spécifiquement.
Ainsi, sauf à trahir nos principes les plus fondamentaux et à nous inscrire en régression dans le destin de l’humanité, il doit être rappelé comme une obligation intangible l’exigence du respect des populations dans l’usage de la force, plus encore, de la protection de ces populations et de la restauration de leurs conditions de vie en accompagnement de l’engagement militaire.
Là encore, les doctrines et les formations militaires doivent être en ce domaine sans ambiguïté. Il faudra, pour cela aussi, imaginer des procédures de contrôle et de sanction.
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Septième condition : l’adversaire doit être respecté.
On présente parfois l’obligation de « respect de l’adversaire » comme une survivance désuète d’une époque féodale et aristocratique, entre gens du même monde, notamment entre troupes mercenaires qui observaient les mêmes codes et qui pouvaient fort bien passer d’un camp à l’autre d’une saison à l’autre.
On ajoute alors que l’adversaire, l’ennemi, est aujourd’hui protéiforme et qu’il ne mérite pas le respect, notamment lorsqu’il s’agit d’un terroriste. Par ailleurs, ce respect ne saurait aller sans réciprocité, et comme tel n’est pas le cas, l’ennemi d’aujourd’hui ne saurait être respecté.
De fait, nous sommes là sur un thème central, de ceux à travers lesquels se distinguent force et violence, humanisme et barbarie.
À nouveau, l’approche par les contraires aidera au discernement. Si l’on ne respecte pas l’adversaire, on cultivera à son encontre le mépris et la haine. Or, c’est une constante historique, le mépris et la haine de l’ennemi valent déni d’humanité à son encontre et le déni d’humanité se traduit nécessairement par des comportements barbares. Comme c’est précisément ce que nous voulons éviter, le respect de l’adversaire, quel qu’il soit, soldat d’une armée régulière, milicien ou guérillero sans uniforme, s’impose comme une injonction majeure.
Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas, dans les cas extrêmes, de manifester quelque complaisance que ce soit pour les massacreurs, tortionnaires, bourreaux ou authentiques terroristes auxquels les conflits d’aujourd’hui peuvent confronter les armées régulières. Mais il s’agit de ne pas succomber à un mimétisme de comportement, qui conduit à trahir les valeurs au nom desquelles on est engagé.
En ce domaine, tout, ou presque, a été dit, écrit et signé à travers les multiples conventions de Genève ou de La Haye et ce qu’il est convenu d’appeler « le droit des conflits armés », quant au traitement des blessés et des prisonniers. Les comportements déviants, et a fortiori barbares, sont identifiés et proscrits. Il n’est pas rare que des juridictions nationales ou internationales se saisissent de tels faits et les sanctionnent.
Or, et c’est une singulière incohérence qu’il importe de dénoncer, en amont de ces comportements, rien à ce jour n’est venu mettre en évidence et stigmatiser les facteurs idéologiques, conceptuels, pédagogiques qui portent pourtant en eux-mêmes ces comportements « comme la nuée porte l’orage ». Ces facteurs sont au nombre de deux :
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La motivation du soldat, entretenue notamment à travers la haine de l’ennemi, explicitement qualifiée et encouragée dans les actions de formation et le processus pédagogique ;
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Une excessive sacralisation de la cause politique et de la mission militaire qui, à un certain degré, entraîne la diabolisation de l’adversaire à qui il est dès lors opposé un déni d’humanité.
On en connaît le résultat, qui se caractérise tôt ou tard par des comportements barbares.
L’action militaire, par nature, engage certes les acteurs de terrain sur cette pente. En effet, comment imaginer que l’étrange métier des armes, qui confronte à des situations extrêmes où il faut dominer son stress et sa peur dans des conditions rarement réunies ailleurs, puisse être exercé sans une puissante motivation ? Comment l’engagement de l’être tout entier qui peut être exigé, soumis à la dialectique sous-jacente de la vie et de la mort, peut-il être réalisé sans la sollicitation de sentiments extrêmes ?
En positif, la sacralisation de la cause et en négatif, une haine féroce à l’encontre de l’ennemi, l’une et l’autre étroitement liées ; tous sentiments exacerbés de surcroît par la fureur de l’affrontement, le fracas des armes, la souffrance ou la mort des camarades brutalement fauchés, ou encore l’horreur parfois constatée des exactions et des massacres barbares…
Mais voilà précisément pourquoi tout doit être fait pour promouvoir un idéal de « guerre sans haine ». Il ne s’agit pas là d’une utopie : ainsi, en France, la Légion étrangère qui, à bien des égards, constitue un archétype d’unité guerrière, a toujours placé ce principe en exergue de la formation du légionnaire. Et le maréchal Rommel, grand chef militaire allemand de la Seconde Guerre mondiale, qui ne s’est par ailleurs en rien compromis avec le nazisme au point, in fine, d’être condamné à mort par Hitler, en avait fait le titre d’un ouvrage qui peut faire référence sur ce point.
On aura quelques chances de gagner cette cause si l’on agit à deux niveaux :
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Tout d’abord, au niveau des concepts : les documents réglementaires et pédagogiques de référence pour orienter les comportements doivent non seulement bannir tout ce qui peut concourir à une excessive sacralisation de la cause et à la haine de l’ennemi, mais aussi promouvoir cet idéal de « guerre sans haine » comme le summum du professionnalisme militaire. Il en est de même bien sûr, très en amont, du discours politique qui ne peut impunément diaboliser l’adversaire, ni appeler à la croisade ou à la guerre sainte et, plus encore, du rôle des médias en la matière et de l’éducation dispensée dans les familles et dans les écoles ;
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Ensuite dans la pratique, par l’engagement résolu et l’exemple des chefs avec une pédagogie adaptée. Sur ce point, le moment est venu de bien identifier ce qui constitue concrètement, sur le terrain, le ressort le plus puissant de l’action militaire.
Ce qui fait les troupes valeureuses – et c’est là une constante historique –, outre bien sûr la valeur des hommes, leur compétence, leur équipement et leur entraînement, ce ne sont pas principalement les motivations éthérées, non plus d’ailleurs que le patriotisme, qui a besoin d’être incarné, mais avant tout, au point que cela peut être exclusif, ce qu’il est convenu d’appeler « l’esprit de corps » nourri par la « fraternité d’armes ». Autrement dit, les solidarités indéfectibles qui se nouent au sein du régiment, du bataillon, de la compagnie, horizontalement dans l’esprit de camaraderie et verticalement dans des relations hiérarchiques faites de confiance réciproque et d’estime partagée.
L’ensemble se reconnaît dans une identité collective affirmée, susceptible de hausser chacun au-delà de lui-même. Cette identité s’exprime à travers des symboles, des attributs, un vocabulaire, qui concourent à traduire des valeurs de prédilection. Dans ce cadre, le chef, colonel, capitaine, mais tout aussi bien sergent pour sa dizaine d’hommes, est véritablement le fédérateur de l’esprit de corps et de cette alchimie puissante qu’est la fraternité d’armes.
Mais ce système, qui peut être d’une force exceptionnelle, est parfaitement ambivalent, pour le meilleur et pour le pire. C’est dire l’immense responsabilité des chefs à qui il incombe d’enseigner, de promouvoir et de donner l’exemple des valeurs sans lesquelles la « fraternité d’armes » pourra se pervertir jusqu’à nourrir la barbarie. S’il est un niveau où sera pratiquée la « guerre sans haine », qui exclut résolument les comportements barbares, c’est celui-là et il dépend très largement de ces chefs que l’idéal en soit promu, intériorisé et pratiqué comme l’une des marques de l’identité collective. C’est dire aussi, pour cela, le rôle déterminant de la formation de ces chefs, officiers et sous-officiers, sur la base de documents de référence et grâce à des pédagogies explicites en la matière.
On voit donc bien, sur ce registre et en complément des deux précédents, à quel point les dispositions internationales sont lacunaires en la matière ; non pas quant aux principes proclamés qui, pour l’essentiel, sont clairement exprimés dans des textes signés par tous les États du monde, le plus significatif étant la 4e convention de Genève du 12 août 1949. Mais, avant même que ces principes soient trahis par les signataires, et non les moindres, le défaut de cohérence avec les dispositions adoptées en matière d’éducation en général, de formation militaire en particulier et d’orchestration culturelle et médiatique est criant. Pour y porter remède, nous devrons imaginer des procédures de contrôle et de sanction.
À ce stade, on ne peut éluder une objection qui, sans doute pour longtemps, se situe au coeur de la problématique de la maîtrise et de la régulation de la violence dans le monde tel qu’il est désormais : les règles en la matière seraient invalidées par le « terrorisme ».
2.4 La maîtrise de la violence et la régulation de la force à l’épreuve du terrorisme
Au lendemain du 11 septembre 2001, la « guerre au terrorisme » a été en quelque sorte « déclarée », pour reprendre le vocabulaire d’antan. D’emblée, il a été signifié que le « droit de la guerre » n’y serait pas applicable, d’où, notamment, le sort fait aux prisonniers des offensives en Afghanistan et en Irak, avec l’espace de non-droit de Guantanamo, ou le traitement médiatique ayant entouré la capture de Saddam Hussein, qui ont constitué ou qui constituent encore des manquements flagrants aux conventions de Genève. Et encore ne s’agit-il là que des manifestations les plus médiatisées.
Dans cette dynamique, le traitement par Israël du problème palestinien a reçu clairement un encouragement à poursuivre dans des modes opératoires qui étaient déjà de longue date ceux de l’État hébreu, au nom, précisément, de la lutte contre le terrorisme.
Or l’horreur des actes terroristes que constituent les attentats au milieu des populations oppose un défi considérable à une approche rationnelle, dépassionnée et mesurée du problème posé par les réponses appropriées. C’est pourtant cette réflexion que nous avons à exercer, avec rigueur, objectivité et lucidité. On commencera par les arguments qui militent en faveur d’un traitement hors droit du terrorisme.
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Le terrorisme est, par définition, hors-la-loi et son traitement serait nécessairement hors normes, tout en restant légitime au nom d’une défense elle-même légitime. On peut recenser quatre familles de raisons au nom desquelles on va juger légitime d’outrepasser les dispositions du « droit de la guerre ».
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Puisque leurs auteurs s’inscrivent radicalement en marge des conventions internationales et qu’ils se retranchent ainsi de fait de la communauté humaine, on jugera que le principe d’humanité ne saurait s’appliquer à ceux qui le récusent. On retrouve là l’équivalent du mot d’ordre des révolutionnaires français de la Terreur : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. »
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De surcroît, l’impérieuse nécessité de protéger les populations imposerait que soient adoptés des mesures et des modes opératoires hors normes, quel qu’en soit le prix, notamment moral, dans la mesure où ces normes contribuent à faciliter l’action des terroristes et à exposer ces mêmes populations.
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Qui plus est, le terroriste, par ses actes barbares, apparaît inaccessible aussi bien à la rationalité qu’à la commune sensibilité. Pour le dissuader, il faudrait donc « terroriser le terroriste », ce qui légitimerait un très large spectre de modes d’action en marge du droit habituel.
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Enfin, avec le terrorisme, s’estompe la distinction entre combattants et non-combattants. Immergés au milieu des populations, les terroristes ne s’en distinguent pas, au point que même les femmes et les enfants peuvent être des terroristes. Quand bien même ils ne le seraient pas, ils sont en quelque sorte des « boucliers humains », délibérément utilisés comme tels, de même qu’on n’hésitera pas à choisir comme repaire ou comme base de départ de tirs ou d’offensives, des lieux considérés comme devant être, sauf barbarie, épargnés par la guerre : hôpitaux, écoles, lieux de culte.
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Dès lors, viser les terroristes, c’est en l’occurrence presque nécessairement provoquer ce qu’on nomme par euphémisme des « dégâts collatéraux ». Mais quels qu’ils soient, nécessité faisant loi, nous serions là dans des exceptions légitimes aux injonctions des conventions internationales…
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Objection de principe : la fin de notre projet de civilisation ?
Ces arguments offrent la particularité de s’appuyer sur le constat, hélas le plus souvent avéré, de violences insoutenables pour présenter comme une absolue nécessité des réponses qu’il est difficile de ne pas qualifier de violentes, qu’elles soient morales, matérielles ou physiques, notamment à l’encontre des populations, considérant que la nécessité vaut dès lors légitimité. Autrement dit, on légitime la violence, violence contre violence, réintégrant ainsi dans les conflits la logique exclusive du rapport de force, de la loi du plus fort, en l’occurrence du plus violent.
Or, pour peu qu’un jour la cause du terroriste l’emporte, la respectabilité, voire la gloire, lui sera acquise. Le paria, le « diable », sera devenu un interlocuteur. Quiconque veut bien faire retour sur l’histoire du XXe siècle pourra constater que nous ne sommes pas là dans une hypothèse d’école. Inutile dès lors de se mentir et de se réclamer d’un projet de civilisation autour d’un nouvel humanisme qui se voudrait aujourd’hui planétaire. Telle serait l’option pessimiste et/ou cynique.
À moins que l’on veuille bien considérer que le terrorisme n’est que l’expression, certes paroxystique, de problématiques complexes auxquelles il ne saurait être de réponse purement militaire avec l’usage d’une force obligatoirement démesurée, autrement dit d’une semblable violence. Reformulons : ne serait-ce pas parce que le terrorisme génère nécessairement comme réponse militaire une égale violence que le traitement de la problématique d’ensemble doit relever d’une approche infiniment plus large, pour éviter d’être conduit dans cette impasse ? Mais, là comme ailleurs, s’impose au préalable un effort de rigueur sémantique quant à l’emploi du mot de terrorisme.
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Le terrorisme : un mode d’action
Qu’appelle-t-on terrorisme ? Le terrorisme n’est pas une idéologie, encore moins une faction ou un parti, comme le suggérerait l’expression régulièrement usitée de « guerre au terrorisme ». C’est un mode d’action, avec sa rationalité. Comme son nom l’indique, il vise, pour parvenir à ses fins politiques, à inspirer la terreur chez l’adversaire et parmi les populations adverses.
On observera toutefois que le mot – qui pourrait s’appliquer stricto sensu à toutes les opérations de cette nature, comme durant la Seconde Guerre mondiale, les bombardements aériens des villes de Londres, Coventry, Leningrad, Dresde, Hambourg, Berlin, Hiroshima, Nagasaki – est pratiquement réservé à celles qui relèvent d’une stratégie du faible au fort. En l’occurrence, dans un conflit asymétrique opposant une puissance dotée de toute la palette des armements modernes et un adversaire, qu’il soit État, peuple ou faction, qui en est démuni, le rapport de force est tellement accablant au bénéfice du « fort » que le « faible », renonçant à une confrontation frontale suicidaire, cherche à frapper là où il peut véritablement ébranler, ne serait-ce que moralement, son puissant ennemi.
Or, dans le monde moderne, urbanisé et médiatisé, surtout dans les démocraties, les attentats au cœur des villes à l’encontre des populations auront d’autant plus de retentissement qu’ils seront spectaculaires et meurtriers. Le terrorisme ainsi pratiqué relève donc d’une stratégie de contournement de la part de commanditaires, d’États ou de factions, qui poursuivent par ce moyen leurs buts politiques.
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La réponse purement militaire entre protagonistes : une tragique impasse.
Le moyen est détestable, odieux, criminel, mais en rester à cette qualification ne fait avancer en rien le problème, qui est politique et ne saurait recevoir de traitement de fond autre que celui-là.
Or la réponse exclusivement militaire, assortie d’un refus du dialogue qui va généralement de pair avec la diabolisation de l’organisation terroriste, conduit dans une impasse : outre que sans dialogue, il n’est pas d’avancée politique possible, le caractère souvent écrasant de la seule riposte militaire ne fait que souligner l’énorme disproportion des forces, donc encourager les stratégies de contournement, autrement dit le terrorisme même auquel on veut mettre un terme…
De surcroît, l’appellation générique de « terroristes » pour qualifier des actions de guérilla qui ne sont pas « terroristes » stricto sensu et ceux qui s’y livrent (cas des attaques ou embuscades visant des objectifs militaires) est un moyen commode pour disqualifier l’adversaire, mais qui éloigne d’autant les solutions politiques.
Mais il y a pire encore dans l’affrontement terrorisme / contre-terrorisme. Au-delà des commanditaires agissent des agents d’exécution, souvent aujourd’hui par le biais de moyens suicidaires. Là encore, se contenter de dénoncer le fanatisme qui les anime comme une étrangeté diabolique qui serait à éradiquer par les seuls moyens de la force enferme dans un cercle vicieux.
En effet, toute l’histoire du dernier demi-siècle le prouve, le vivier des terroristes s’alimente de trois sentiments collectifs : l’injustice, l’humiliation et le désespoir qui, tous ensemble, peuvent générer des haines inextinguibles. Or qui ne voit que l’usage de la force en représailles, tel que pratiqué, dans sa nature même et avec ses inévitables « dommages collatéraux » et les malheurs qu’ils provoquent dans les populations, au-delà d’une apparente efficacité immédiate faite de morts et de destructions, combinée avec les incursions de la force armée chez les gens, les arrestations et les inévitables sévices, ne fait que porter à incandescence ces sentiments d’injustice, d’humiliation et de désespoir, et donc alimenter la haine de génération en génération.
Les commanditaires sont d’ailleurs tellement conscients de ce phénomène qu’ils cherchent à le provoquer : ainsi la riposte au terrorisme se retourne-t-elle de fait contre elle-même. En plus d’y perdre la partie, on y perd son âme. Ainsi prépare-t-on, si l’on ne met pas un terme à ces tragédies sans issue, les luttes inexpiables de demain.
Lorsqu’on en est arrivé là, et tel est sans conteste le cas du conflit israélo-palestinien, il ne fait pas de doute qu’une prise de conscience s’impose à la communauté internationale. Il faut, en l’occurrence, rompre le tragique face-à-face de l’État hébreu et des entités palestiniennes, délétère pour la paix du monde, dans la mesure où Israël apparaît pour beaucoup comme une tête de pont de l’Occident, un dernier avatar de la colonisation.
Pour cela, aussi impensable que cela puisse paraître, il n’est vraisemblablement pas d’autre solution qu’une véritable mise sous tutelle des zones de confrontation, avec mise en place d’une force internationale crédible, dotée des moyens appropriés, qui garantisse aux uns et aux autres, en toute impartialité et dans le respect du droit, qu’ils n’auront plus à craindre les uns des autres. La paix des armes obtenue, on devra procéder de concert au règlement politique par lequel il aurait fallu de longue date commencer.
Une telle opération exige un engagement résolu et conjoint, politique et militaire, des États-Unis, dont la responsabilité est, là encore plus qu’ailleurs, déterminante, de l’Europe, de la Russie, de la Turquie, de l’Iran et des pays arabes. Est-ce utopique ? Non, pour peu que l’on prenne conscience que l’engrenage brièvement esquissé constitue un péril pour l’humanité tout entière par ses effets avérés et potentiels.
Une même prise de conscience aurait dû présider à la réponse au 11 septembre et à une nécessaire intervention en Afghanistan, alors sanctuaire d’incontestables terroristes, en recherchant l’implication des puissances asiatiques, Chine, Russie, Inde, Iran. Sur ce théâtre aussi, même si c’est dans des conditions moins dramatiques, l’impasse est au bout du chemin – on en a brièvement évoqué plus haut quelques facteurs – et il ne saurait être d’issue sans l’établissement d’un dialogue politique et l’implication des puissances régionales.
En tout état de cause, le phénomène du terrorisme n’invalide en rien les principes de « la guerre sans haine ». Si l’on y est confronté, c’est le résultat de fautes politiques antérieures à bien analyser pour apporter, au-delà des réponses militaires, les seules réponses qui vaillent et qui sont politiques. Encore faut-il qu’un usage démesuré de la force, violences contre violences, n’ait pas contribué à engager un processus sanglant sans issue.
La surenchère dans la violence entre les protagonistes peut alors être telle qu’il ne saurait exister d’autre solution que dans une intervention politico-militaire extérieure qui s’interpose dans leur tragique face-à-face. Cette intervention est nécessairement le fait des puissances majeures concernées par le conflit, en toute impartialité. L’usage de la force s’inscrit bien alors dans le cadre ici tracé.
Faute d’éradiquer la violence de notre monde, nous avons donc fait l’inventaire des conditions à réunir pour que l’usage de la force qui peut s’avérer nécessaire pour s’y opposer n’invalide pas le principe d’humanité au nom duquel nous voulons oeuvrer pour un monde meilleur. La problématique en est complexe, non réductible à des représentations schématiques. L’une des difficultés, et non la moindre, est que les régressions barbares, qui sont toujours à l’horizon de l’usage de la force, peuvent tout aussi bien survenir du fait de « mauvaises intentions » explicites que de « bonnes intentions », assorties de bonne conscience.
Ne sommes-nous pas là dans une problématique qui a quelque analogie avec celle du progrès technologique, celle-ci étant désormais bien identifiée ? Après deux à trois siècles où ce progrès technologique semblait devoir être le progrès en soi pour l’humanité, nous sommes aujourd’hui conscients qu’il s’accompagne d’effets pervers qui peuvent même l’emporter sur les effets bénéfiques, jusqu’à des dimensions cataclysmiques. D’où l’injonction écologique pour un développement maîtrisé, le respect et, si nécessaire, le rétablissement des grands équilibres naturels et une attention scrupuleuse aux effets pervers des inventions et des activités humaines.
S’agissant des relations entre les États et les peuples, une telle prise de conscience reste à venir.
Les préconisations qui vont suivre, reprenant les principaux résultats de la réflexion ici conduite, ne sauraient être effectives sans cette prise de conscience. Puisse-t-elle émerger sans qu’il soit nécessaire pour cela que soit atteint le fond du gouffre vers lequel nous poussent les errements contemporains.
Chapitre III. Préconisations
Les acteurs : un triptyque Etats / ONU/ ONG
Comme on l’a vu, si la violence est le fait d’organisations et d’acteurs très divers, les États restent à ce jour les acteurs centraux de l’usage de la force. C’est donc bien à ce niveau que les orientations visant à un usage légitime de la force devront être opérantes. Mais, tous membres de l’ONU, ils sont de ce fait liés pour cela par les conventions qu’ils ont signées et par la Charte même à laquelle ils ont souscrit.
L’ONU offre ainsi le cadre juridique international doté de la compétence la plus large pour la régulation des conflits. Schématiquement, son rôle en la matière s’exerce sur trois registres :
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Celui de dépositaire, voire de garante, du droit international quant à l’usage de la force ;
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Celui d’arbitre et de juge, avec pouvoir de condamnation et de sanction à l’encontre des États qui viennent à manquer à leurs engagements ;
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Celui d’acteur dans le conflit lorsqu’une intervention est décidée ; dans ce cas, ne disposant pas de forces armées en propre, l’ONU fait appel à des contingents des nations contributrices, mais c’est bien sous son autorité que ces derniers sont engagés.
Tout à la fois instance dépositaire des principes et des dispositions régissant le droit des conflits armés et organisme unique d’orchestration de délibérations planétaires associant l’ensemble des nations, l’ONU reste ainsi sans contestation possible le lieu naturel d’une revivification et d’une optimisation d’un dispositif de régulation des conflits.
On peut estimer que l’Organisation joue très imparfaitement son rôle pour de multiples raisons – dont la plus déterminante est sans aucun doute le pouvoir de blocage des membres permanents du Conseil de sécurité – et qu’en conséquence, on peut douter de sa capacité à s’approprier et surtout à imposer aux États, notamment aux plus puissants, les dispositions contraignantes d’un usage plus légitime de la force, dont nous avons dégagé les principales orientations.
Fort heureusement, dans le monde d’aujourd’hui, un ensemble d’acteurs relativement indépendants des États peut jouer un rôle considérable de sensibilisation de l’opinion, et donc d’incitation des pouvoirs, avec une audience internationale : ce sont les très nombreuses organisations d’inspiration humaniste qui constituent des réseaux d’influence planétaire, associations, fondations, sociétés de diverses natures. Par commodité, on les qualifiera de l’appellation générique d’« organisations non gouvernementales » (ONG). Elles peuvent disposer pour se faire entendre non seulement du tissu médiatique moderne, au premier rang duquel les télévisions, mais en outre de l’exceptionnel instrument de diffusion de l’information, sans précédent historique, que constitue Internet.
Notons par ailleurs qu’il existe, dans les structures de l’ONU, une instance méconnue qui a la capacité d’accueillir des organismes comme ceux identifiés supra : c’est le Conseil économique et social. Sur ce modèle, à améliorer notablement ou grâce à l’extension de ses compétences, il existe sans aucun doute des possibilités pour que les ONG fassent également entendre leurs voix au sein même de l’institution onusienne. Mais ce n’est pas le lieu, dans cette réflexion qui n’en a pas la compétence, de proposer une réorganisation de l’Organisation des Nations unies, sans aucun doute nécessaire, notamment pour ce qui concerne son instance décisionnelle, le Conseil de sécurité.
Dans l’objectif qui est le nôtre, à savoir revivifier une capacité de régulation des conflits, on se contentera de récapituler ici les thèmes qui seraient à orchestrer dans le triangle États/ONU/ONG.
Cette orchestration sera à faire à la fois directement, si possible, à la faveur du forum des nations que constitue l’ONU, et indirectement, par le biais des moyens de communication modernes susceptibles de sensibiliser, voire de mobiliser l’opinion, donc, à un certain degré, de peser sur les orientations gouvernementales.
2/ Une nécessaire sensibilisation
Au regard de la violence et de l’usage de la force entre les États, les nations et les peuples, un effort de même ampleur que celui qui est fourni en faveur de l’écologie doit être consenti, visant à une prise de conscience universelle : celle du développement potentiel cataclysmique des errements actuels en ce domaine, comme un péril majeur menaçant l’avenir même de l’humanité dans son destin commun.
3/ La promotion de modèles de référence
Dans le respect de la diversité des cultures et des civilisations, face à ce péril, il s’agit de promouvoir les nécessaires valeurs susceptibles de constituer le bien commun de l’humanité. Elles sont à décliner sur deux registres :
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Les fondamentaux, en l’occurrence ce que nous avons appelé le principe d’humanité ;
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Leur application à la problématique de la guerre, de la violence et de la force, avec les conditions de la légitimité d’usage de celle-ci, telles que nous les avons identifiées.
Pour cela, des documents devront être produits, dans les formes les plus diverses, les plus attractives et les plus accessibles possibles, avec de véritables campagnes de promotion par tous les canaux imaginables.
Sur la base des concepts ainsi développés, l’ONU devra être incitée à procéder à une « reformulation » du corpus de référence en matière de valeurs fondamentales et de droit des conflits armés. Il ne s’agit en aucun cas d’invalider les textes fondateurs que sont la Charte, la Déclaration universelle des droits de l’Homme ou les conventions de Genève, mais bien d’en proclamer solennellement une synthèse adaptée aux conditions du monde d’aujourd’hui et d’y faire souscrire l’ensemble des États.
4/ Des procédures d’identification et d’évaluation des référentiels culturels, doctrinaux, réglementaires et pédagogiques
Sur cette base, il s’agira de viser une nécessaire cohérence entre les valeurs et les principes qui en découlent d’une part, et les référentiels nationaux de nature culturelle (dans leur vocation la plus générale), doctrinale (au sens de la « doctrine militaire »), réglementaire (23) (pour les militaires) et pédagogique (24) (au bénéfice de la formation des militaires). Pour cela, il sera procédé à un recensement le plus exhaustif possible des documents, voire des procédés de cette nature. Ils seront évalués au regard des principes et des conditions de la légitimité de l’usage de la force. L’ensemble donnera lieu à publication, périodiquement actualisée et médiatiquement orchestrée.
L’ONU sera incitée à se saisir de ces informations, à se les approprier et à les exploiter. Cette exploitation pourra aller de la simple observation à la mise en demeure d’avoir à corriger des dispositions perverses, jusqu’aux sanctions si nécessaire.
5/ Des procédures d’analyse et d’évaluation des conditions du recours à la force et de son usage
Tout conflit, tout engagement de forces armées, devra donner lieu à un recueil d’informations de nature à permettre d’évaluer le respect des conditions de légitimité du recours à la force et de son usage. Ce terrain n’est pas vierge. Il demande toutefois à être très largement étendu. Là encore, l’action de telle ou telle organisation de type ONG visera à la fois la saisie de l’opinion et l’incitation de l’ONU pour qu’elle prenne à son compte de telles procédures, avec leur exploitation, jusqu’aux sanctions si nécessaire.
6/ Un dispositif profondément renouvelé de préparation des forces appelées à intervenir sous l’autorité de l’ONU
Le dispositif actuel en la matière, lacunaire et quelque peu angélique, car orienté vers les « opérations autres que la guerre » – concept dont nous avons montré l’inanité –, doit céder la place à un véritable centre international de formation et d’entraînement. Sur la base de concepts directement issus des principes énoncés précédemment et d’un appareil pédagogique adapté, des stages de cadres y seraient organisés ainsi que des séjours d’entraînement d’unités désignées pour une mission de l’ONU. Ce pourrait être aussi le lieu d’organisation de séminaires, avec la participation de tous ceux qui ont à en connaître, et notamment des décideurs politiques.
7/ Une expérimentation de force internationale permanente
Le moment est sans doute venu de créer, à titre expérimental, un embryon de force internationale permanente. Constituée de trois bataillons, pour permettre une disponibilité permanente, elle pourrait être conçue et formée sur la base de l’expérience plus que séculaire de la Légion étrangère française, qui a largement fait ses preuves, ainsi qu’on l’a brièvement évoqué plus haut.
8/ Un contrôle stricte des sociétés militaires privées (SMP)
Une campagne résolue doit être engagée visant à informer et éclairer l’opinion sur la réalité des SMP, leur nature et leurs dérives. L’ONU devra être incitée à en définir rigoureusement les limites et à sanctionner les manquements.
Pour conclure
À l’horizon de notre temps s’esquissent aujourd’hui les conséquences potentiellement cataclysmiques des ambitions prométhéennes de l’Homme. En cela, nous vivons sans aucun doute une période d’inflexion majeure de l’histoire.
Dans ce cadre, plus que jamais, la violence guerrière est une pierre d’achoppement pour la maîtrise par l’homme de son destin. Elle est au coeur de la condition humaine et son traitement, avec l’usage de la force qu’il peut nécessiter, révèle plus que toute autre activité l’extrême complexité de notre monde. Pour y faire face, assurés que nous sommes désormais par les expériences tragiques du siècle écoulé qu’il n’est ni de grand dessein, ni de vision irénique du monde, ni d’« avenir radieux », qui ne se pervertissent tôt ou tard en leur exact contraire, une triple conviction s’impose à nous :
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La nécessité d’une extrême humilité face à la complexité du monde ;
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L’immense responsabilité qui est celle de chacun d’entre nous d’oeuvrer pour un monde meilleur, au nom de la seule cause qui vaille, celle de l’Homme, éclairée par le principe d’humanité ;
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La possibilité, à l’ère de l’information, de concourir pour cela à une prise de conscience planétaire qui transcende les égoïsmes nationaux sans les nier.
Les mesures proposées pour contribuer à une maîtrise de la violence guerrière par un usage avisé de la force obéissent à cette triple injonction. On pourra les juger aussi bien trop modestes que trop ambitieuses. Elles se veulent réalistes, et qui pourrait nier que si d’aventure elles étaient mises en oeuvre, elles pourraient concourir à l’édification d’un monde meilleur ? Un monde meilleur n’est pas le « Meilleur des mondes », c’est son contraire…
Notes
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Ce « Cahier de Propositions » est extrait du site web du « Forum pour une Nouvelle Gouvernance Mondiale » (www.world-governance.org) et est sous licence Creative Commons (creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/) qui permet aux lecteurs de l’utiliser, le reproduire, le diffuser, sous la condition de mentionner le titre, l’auteur et le Forum pour une nouvelle gouvernance mondiale. Il ne peut pas être modifié ni commercialisé.
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(1) : Le plateau des Glières est,en Haute-Savoie, dans le Sud-Est de la France, un haut lieu de la résistance à l’occupant nazi en 1944.
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(2) : « Si tu veux la paix, prépare la guerre ».
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(3) : Brennus, chef gaulois, s’empare de Romeen 390 av. J.C. Aux Romains qui protestent lorsqu’il jette son glaive dans le plateau de la balance avec laquelle on pèse le tribut imposé, il lance ce mot, devenu fameux: « Malheur aux vaincus!».
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(4) : Autre chef gaulois défait par César à Alésia en 52 av .J.C., bataille qui marque la fin de la guerre des Gaules et leur assujettissement définitif. Ayant rendu les armes à César, il sera conduit à Rome enchaîné, figurera au triomphe de César, pour être finalement étranglé dans sa prison.
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(5) : La guerre de Trente Ans ravage l’Europe de 1618 à 1648 en opposant une grande partie des pays européens d’alors, dans un contexte à la fois politique et religieux.
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(6) : Cette appréciation est à nuancer lorsqu’on considère la doctrine américaine d’intervention militaire par emploi préalable, massif et écrasant d’une puissance de feu destructrice, notamment aérienne.
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(7) : Le « terrorisme » est un mode d’action, choisi par des commanditaires (États, organisations, factions, individus)et avec des acteurs qui le mettent en œuvre; si ces derniers sont incontestablement mus par un fanatisme aveugle, les commanditaires obéissent à une rationalité: celle d’une stratégie du faible au fort par laquelle ils frappent le « fort » là où il est vulnérable. Mais ce mode d’action s’inscrit nécessairement dans des enjeux politiques. C’est pourquoi l’expression de « guerre au terrorisme » est un raccourci pour le moins discutable. On y reviendra.
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(8) : Cf.le traitement réservé aux prisonniers de Guantanamo.
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(9) : Aujourd’hui corrigée pour une part par la crise financière face à laquelle les États apparaissent comme le seul recours.
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(10) : Un cas d’école à cet égard est celui du conflit israélo-palestinien.
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(11) : La force des images a été notamment révélée à l’occasion du procès de Nuremberg: lorsque sont projetées celles, insoutenables, des camps d’extermination, les accusés détournent obstinément le regard avec, pour certains, de véritables manifestations de panique ou de nausée. Ils ne se sont pas repentis pour autant, prétextant leur ignorance, mais leurs réactions incontrôlées sont significatives de ce que « quelque chose » en eux est ébranlé.
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(12) : Lors de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Pékin en 2008, l’accent mis, dans le spectacle, sur la diversité des composantes ethniques et culturelles chinoises élargie par ailleurs aux dimensions planétaires, mérite sur ce point réflexion, quelles que soient les réserves que l’on puisse exprimer sur le respect des « droits de l’Homme » en Chine. Habileté dialectique, hommage du vice à la vertu ou expression d’un véritable fond commun d’« humanité » ? Ne doit-on pas privilégier cette dernière interprétation ?
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(13) : Cf. la « Charte des responsabilités humaines » www.charte-responsabilites-humaines.net/
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(14) : Le philosophe français Pascal présente la foi en Dieu, non pas comme une adhésion de la raison, qui résulterait d’une démonstration, en l’occurrence impossible, mais comme un pari où il y a infiniment plus à gagner qu’à perdre. Il s’agit par là de franchir les limites sur lesquelles peut buter toute démarche rationnelle, par exemple lorsqu’elle se heurte à un dilemme. Un choix pour lequel la raison ne donne pas de solution se décide alors en conscience, par le libre exercice de la volonté.
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(15) : Nœud extrêmement compliqué qui, selon la légende de l’Antiquité grecque, attachait le joug au timon du char de Gordius, roi de Phrygie, dans le temple de Zeus à Gordium. Celui qui pourrait le dénouer deviendrait maître du monde. Faute d’y parvenir, Alexandre le trancha d’un coup d’épée.
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(16) : Pour user d’une métaphore, on remarquera que dans le domaine de la construction des habitations, l’application des normes les plus rigoureuses en matière de prévention de l’incendie ne dispense en rien de devoir disposer d’un service de pompiers performant… et d’en faire usage quand l’incendie survient.
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(17) : Ce faisant, nous ne faisons que reprendre les catégories dans lesquelles s’inscrivent rationnellement les notions antiques de jus ad bellum et de jus in bello.
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(18) : Gandhi, figure historique de la non-violence, déclare qu’entre la lâcheté et la guerre,il faut choisir la guerre.
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(19) : Au Moyen Âge,en Europe occidentale, le chevalier, cette invention de l’Église qui cherche par là à canaliser la violence, s’engage à protéger « la veuve et l’orphelin », fût-ce au prix de sa vie. Le chevalier moderne sous couleurs de l’ONU doit protéger sa vie, fût-ce au prix de celle de la veuve et de l’orphelin…
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(20) : Force de protection des Nations unies, alors mise en place en ex-Yougoslavie à la suite d’une des multiples résolutions de l’ONU concernant ce théâtre.
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(21) : Le cas de l’Afghanistan est à cet égard éloquent.
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(22) : Faut-il rappeler que la spécificité de l’institution militaire réside dans sa capacité à infliger la destruction et la mort,ce qui laisse perplexe quant à la quantification de la « production », ou encore que, dans la mesure où la paix obtenue par la dissuasion de l’adversaire peut être considérée comme un optimum d’efficacité, l’activité militaire effective, le combat, donc en quelque sorte précisément sa « production », est dans ce cas paradoxalement réduite à néant ?
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(23) : À cet égard, à titre d’illustration, un exercice simple et particulièrement éclairant consiste à comparer les divers “codes” de comportement en usage dans les armées des principales puissances.
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(24) : Idem