Henri Bauer, Kathmandou, Népal, May 2009
En ce début de 21ème siècle, les relations entre religion, violence et paix, sont conflictuelles
L’annonce d’une alliance du religieux et de la violence n’est qu’un moyen factice pour mettre un masque religieux à des luttes profanes. Lorsqu’un groupe utilisant la violence a fait appel à la religion pour justifier ses batailles, ou pour les déguiser, en transformant ses dieux en chefs de guerre, le résultat a toujours été désastreux.
Depuis le 11 septembre 2001 les opinions sur les liens entre religion, politique et violence se sont multipliées. Des questions telles que « Dieu est-il violent ? », « les fous de Dieu », « Dieu est-il criminel ? » sont devenues ordinaires. Aborder les liens entre religion, violence et paix dans une approche moins sensationnaliste et plus sereine peut servir à dégager d’autres perspectives.
Quels liens est-il possible d’établir actuellement entre religion, violence et paix ? Telle est la question centrale de cet article.
Mon approche consiste à mettre en lumière les liens entre sacré et profane, les relations complexes en termes de construction mutuelle entre société et foi, entre évolutions historiques et changements des manières de croire. Ce type d’approche permet d’aborder les religions non pas dans des termes soi-disant exclusivement religieux, mais de par leurs imbrications avec le monde soi-disant exclusivement profane. Comment les religions établissent-elles des relations effectives avec l’argent (économie), avec le pouvoir (la politique), avec la violence (le militaire), etc. ? Comment construisent-elles la société et, en même temps, comment sont-elles des constructions sociales ? Ces questions nous amèneront à aborder les liens entre les démarches politiques des religions et l’utilisation d’éléments religieux pour justifier la violence.
Afin de définir les rapports que la religion entretient avec la violence et la paix, il est nécessaire de faire la distinction entre des leaders et des mouvements politiques qui s’inspirent de principes religieux d’une part et, d’autre part, ceux qui revendiquent une appartenance religieuse afin de donner une auréole sacrée à leurs objectifs et de rallier plus facilement des croyants à leurs causes, très matérielles celles-ci.
Je vais faire allusion à quelques exemples contemporains afin d’illustrer la complexité des liens entre religion et politique et de montrer ensuite que les relations entre religion, violence et paix, sont conflictuelles.
I. Des relations complexes entre religion et politique : quelques exemples.
1. Le Bouddhisme
L’arôme de l’encens brûlé aux Dieux ne cesse de parfumer la grande Chine, bien qu’elle soit sous régime officiellement communiste et athée. Les communautés catholiques, évangéliques, bouddhistes, confucéennes, taoïstes, etc. voient leurs fidèles augmenter en quantité et en ferveur. Le succès du Bouddhisme est un bon exemple.
Le début de cette approche se situe à Taiwan, où le bouddhisme prend une importance grandissante. Il s’agit surtout de groupes et de mouvements qui, inspirés de l’humanisme traditionnel bouddhiste en dialogue avec l’humanisme occidental, s’engagent dans la construction de leurs sociétés. Nombreux sont les groupes bouddhistes qui se sont constitués en organisations économiques avec des ressources importantes, agissant dans le domaine social, les mass media, les affaires, la politique, etc..
Ce phénomène se développe aussi en Chine continentale. Bien que les autorités s’y opposent, le bouddhisme rencontre un vif succès dans la Chine profonde : le nombre de laïcs engagés et de moines augmente. Un ethos, différent de l’idéologie officielle, qui privilégie les valeurs d’harmonie, de paix, d’équilibre et de communion et débouche sur des attitudes précises, favorise l’organisation de nouveaux sous-groupes sociaux par le biais de la religion.
Ce mouvement ne saurait s’expliquer sans mettre en évidence l’influence des communautés bouddhistes implantées aux Etats-Unis. Composées en grande partie de bouddhistes d’origine chinoise, celles-ci établissent des relations de « solidarité et de fraternité » avec leurs communautés sœurs en Chine, soutenant des actions en faveur de l’alphabétisation, de la santé, de la création d’emplois, de l’organisation sociale, etc.
Pour les autorités politiques chinoises, le soutien international au développement religieux de la Chine a comme objectif de miner le pouvoir symbolique des autorités communistes à l’intérieur du pays. Le soutien international au Dalaï-lama est aussi interprété dans cette perspective.
La quête de sens d’une grande partie de la population chinoise éveille de plus en plus une attitude sociale nouvelle, tant au niveau des croyances que de l’éthique et de l’organisation sociale. Cette reconstruction sociale possède un potentiel symbolique de proposition d’alternatives, voire de révolution silencieuse, grandissant dans l’immense Chine où les dieux continuent à conserver leur puissance.
2. Le Catholicisme : le Vatican
L’influence de l’Eglise catholique sur les relations internationales et la géopolitique constituent une bonne illustration de l’importance des liens entre religion et politique dans le monde actuel.
La doctrine sociale de l’Eglise est basée sur le principe selon lequel la politique, l’économie, les relations internationales, la paix, etc. possèdent intrinsèquement une dimension éthique. L’Eglise définit et transmet les valeurs éthiques qu’elle considère pertinentes (actuellement la liberté, la démocratie, les droits de l’homme). De par le travail de la hiérarchie et les pratiques des croyants, ces valeurs et ces théories ont des conséquences pratiques, y compris dans la sphère sociale et publique.
Le rôle joué par le Vatican à la fin du 20ème siècle, et par le pape Jean Paul II en particulier, dans les changements démocratiques en Europe Centrale et en Europe de l’Est est un bon exemple. Mais aussi le rôle joué dans la « normalisation religieuse » de l’Amérique Latine des années 1980 via le démantèlement des réseaux qui soutenaient la théologie de la libération, avec des conséquences politiques importantes en Argentine, au Chili, au Brésil, au Pérou, en Colombie, au Nicaragua… Ou dans le renversement du Président Marcos aux Philippines. Ou encore dans la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, etc.
La quantité de catholiques dans le monde et leur répartition géographique, ainsi que les multiples réseaux, institutions et ressources de l’Eglise catholique (la figure de « nonce apostolique » étant une illustration remarquable), donnent au Vatican un pouvoir plus que symbolique qui traverse les pays et les cultures. Il se trouve au cœur des enjeux éthiques, institutionnels et stratégiques de la politique mondiale actuelle.
3. L’évangélisme
Depuis la 2ème moitié du 20ème siècle, le christianisme protestant, dans sa branche évangélique, a beaucoup augmenté dans le monde entier. Il s’agit spécialement de la tendance pentecôtiste et charismatique.
La dénomination « Pentecôtiste » fait référence à « la Pentecôte », jour où « Jésus a envoyé son Esprit sur les Apôtres ». Les Pentecôtistes se développent à l’échelle mondiale grâce à l’organisation de milliers de petites communautés locales chargées d’accueillir les nouveaux venus avec chaleur et sentiment. A certains endroits, l’alliance de nombreuses petites communautés donne naissance à une mega-communauté.
La dénomination « Charismatique » fait référence aux « charismes » ou « dons » que l’Esprit Saint aurait distribué aux Apôtres lors de la Pentecôte. Les nouveaux convertis sont investis des dons de l’Esprit : prophétie, guérison, etc. lesquels deviennent des outils pour manifester quotidiennement qu’ils sont « les rescapés de Dieu », par une vie « remplie de bénédictions » : santé, travail, prospérité, richesse.
Ces deux dynamiques : offrir à la personne une communauté où elle peut développer sa dimension sociale dans un contexte de solidarité d’une part et, d’autre part, la doter d’une nouvelle éthique axée sur l’effort rationnel pour l’amélioration individuelle et familiale, fournissent du « sens » aux nouveaux convertis et les convertissent.
Une attitude nouvelle est adoptée concernant le salut et la foi, mais aussi concernant d’autres domaines : la famille : fidélité, refus du machisme, refus de l’alcool, responsabilité financière ; le travail : discipline, progrès ; ou encore l’argent, l’éducation, la consommation, les affaires, etc. La validation divine libère la capacité d’action individuelle et sociale des nouveaux évangéliques qui peuvent se lancer dans une double démarche : d’auto-construction personnelle et de construction d’un monde inspiré des principes évangéliques. L’investissement dans le libre marché devient alors l’œuvre de Dieu, le commerce et les affaires sont des moyens de salut, l’argent est un instrument religieux, les biens matériels et le succès social sont la preuve de la bénédiction divine, etc. (1)
Ces nouveaux croyants considèrent les conflits comme l’une des expressions de leur vie d’avant dans leur vie personnelle et, dans la vie sociale, comme une manifestation du « mal ». Ils désapprouvent radicalement l’utilisation de la violence (2). Ce refus de la violence pour des motifs religieux a des conséquences sociales importantes au sein des populations qui y ont recours : celles-ci doivent chercher d’autres motifs pour nourrir symboliquement leur action violente : identitaires, ethniques, etc.
Bien que dans leur fonctionnement quotidien, ces communautés soient arrivées à devenir autonomes des grandes Eglises protestantes et à « s’indigéniser », elles gardent les traces d’une relation complexe avec la culture et les intérêts des missionnaires occidentaux qui ont introduit le protestantisme dans leurs sociétés. Ces nouveaux évangéliques privilégient une approche de la société démocratique et antiautoritaire dans le domaine politique, libérale et anti-socialiste dans le domaine économique, pro-occidentale et anti-tiersmondiste dans le domaine de la géostratégie.
La croissance évangéliste est actuellement très importante. Les adeptes augmentent en Amérique Latine, en Chine, en Extrême Orient, au Portugal, dans le Pacifique Sud, en Afrique subsaharienne, en Angleterre, en Russie, en Australie, etc. Il s’agit de l’instauration progressive à l’échelle mondiale d’un réseau de groupes socio-religieux qui opte pour la philosophie néolibérale, le régime démocratique et le système capitaliste, dans une démarche habitée par le sacré.
4. Le Judaïsme
A l’aube du 21ème siècle, le Judaïsme est traversé par des tendances concurrentes qui s’affrontent. Cette diversité de tendances reflète bien la composition multiple et complexe de la religion juive. Ce n’est pas un phénomène nouveau. La religion juive est née au sein d’un peuple divisé de l’intérieur et en conflit avec son environnement social, religieux, politique. Son histoire est habitée par la quête permanente d’une unité en fugue.
Les deux grands événements qui ont marqué le judaïsme au cours du 20ème siècle - l’Holocauste et la fondation de l’Etat d’Israël - ont creusé les divergences, notamment entre les ultra-orthodoxes, les libéraux et les laïcs.
L’une des scissions les plus importantes au sein du judaïsme s’est développée à travers la radicalisation d’une minorité d’orthodoxes et la désaffiliation d’une majorité de laïcs. Cette désaffiliation s’est exprimée par la non-définition de la personne en termes religieux et l’abandon de la pratique de la religion. A l’aube du 21ème siècle, ce mouvement de désaffiliation commence à évoluer différemment. Une partie de la nouvelle génération commence à renouer avec la pratique religieuse, la tradition et l’identité juive. Des jeunes s’identifient en des termes religieux : « je suis Juif ».
Le conflit israélo-palesitnien est un bon exemple du rôle joué par la religion dans le processus qui va de la constitution de groupes sociaux basés sur une identité religieuse, en passant par leur positionnement politique, jusqu’à la justification théologique de la violence, voire jusqu’à la sacralisation de son utilisation. Les options politiques de groupes ultra-orthodoxes juifs et l’utilisation de leurs ressources symboliques et théologiques pour justifier l’utilisation de la violence contre les palestiniens, d’un côté et, de l’autre côté, les options politiques de groupes de musulmans fondamentalistes palestiniens et l’utilisation de l’Islam pour sacraliser leur violence contre Israël, montrent bien le rôle joué par les croyances, les mythes religieux ainsi que par les arguments théologiques pour construire des positionnements politiques et pour justifier l’utilisation de la violence.
Au-delà de cette réalité, l’influence du Judaïsme dans la construction du monde ne dépend pas du nombre de Juifs mais de la profondeur de leur foi. Le fait de se considérer comme les élus de Dieu leur donne confiance, courage, assurance. Ce mot peut être l’un des mots clés pour comprendre le rôle des Juifs dans le monde : confiance. Comme le disaient les auteurs des psaumes « si Dieu est avec nous, qui pourrait être contre nous ? ». Grâce à cette « confiance active », le Judaïsme actuel continue à être au cœur du monde, comme témoin et comme protagoniste. Le 21ème siècle, avec les moyens de communication en temps réel et sans frontières, peut renforcer la mise en réseau de la communauté juive, laquelle pourrait exercer une influence beaucoup plus importante, efficace et invisible sur les enjeux géopolitiques et géostratégiques du monde de demain.
II. Religion, violence et paix : des relations conflictuelles
Toutes les religions revendiquent leur attachement à la paix. Les autorités religieuses affirment que, dans de multiples cas concrets, elles se sont opposées à la guerre ; qu’elles ont proposé leur arbitrage ; qu’elles ont favorisé la réconciliation ; que les principes religieux – en termes de respect, de tolérance, de pardon - aidant les croyants à travailler pour la paix, se diffusent dans les sociétés avec des effets pacificateurs.
L’histoire ainsi que certaines des situations actuelles semblent être en mesure de remettre en question ces certitudes. En effet, si des religions ont pu passer des alliances avec des groupes politiques, celles-ci l’ont fait aussi avec des groupes utilisant la violence. Parfois elles ont su se servir de ces groupes, parfois elles ont été utilisées par ces derniers, mais les intérêts et les procédures des uns et des autres se sont souvent rencontrés.
Deux exemples peuvent aider à mieux aborder cette problématique : celui de l’Amérique Latine à la fin du 20ème siècle et celui du terrorisme du début du 21ème siècle.
1. Christianisme et violence en Amérique Latine dans un contexte de « communisme/lutte contre le communisme »
L’Amérique Latine a été le berceau de la « Théologie de la Libération » dans les années 1970. Selon ses principaux théologiens, il s’agit d’interpréter le message évangélique à partir des souffrances d’un peuple économiquement pauvre, politiquement opprimé et militairement réprimé, et de le traduire dans un langage accessible au plus grand nombre, faisant appel à quelques outils méthodologiques de l’analyse marxiste.
La libération était pensée par rapport à une situation {« d’esclavage » imposée à la majorité de la population latino-américaine.}} Cet esclavage était le fruit du « péché structurel » qui donnait naissance à un système économique et social injuste. La véritable expérience de foi consistait en un combat contre le péché structurel et pour le changement social afin d’instaurer un système économique et politique plus juste, où « les riches seraient renversés de leurs trônes et les pauvres seraient élevés ».
Cette théologie pratique et réformiste servait à donner un nouveau paradigme religieux aux milliers de croyants appartenant aux couches les plus défavorisées. Ces croyants se rassemblaient dans des petites communautés locales, appelées « Communautés Ecclésiales de Base », où les valeurs premières étaient la solidarité et la lutte commune et organisée pour l’instauration de « nouvelles structures ».
Dans un contexte de guerre froide, où les régimes autoritaires et les dictatures militaires gouvernaient les sociétés latino-américaines par la force, les membres des communautés de base étaient assimilés par les militaires au mouvement de révolution communiste qui traversait la plupart des pays. Ces chrétiens étaient traités comme des soutiens de la guérilla, voire comme des guérilleros : la répression de la part des armées officielles a été extrêmement violente.
Cette répression a nourri chez une partie de la population la certitude que le changement du système était nécessaire et urgent, mais que ni la « théologie de la libération » ni les « communautés ecclésiales de base » ne pouvaient réussir ces changements, parce que même si leur approche avait une portée politique, celle-ci était fondamentalement « religieuse ».
En opposition à la théologie de la libération, des secteurs de la population affirmaient avoir besoin d’un autre type d’action, révolutionnaire et violent. Puisque tous les espaces d’organisation et d’expression citoyenne étaient fermés à la société civile, des secteurs populaires optaient pour la lutte violente. Des « chrétiens engagés » ont rejoint ce mouvement, ils se sont donné le nom de « chrétiens pour la révolution ». Une « théologie de la révolution » était alors élaborée. Celle-ci soutenait que, dans la situation extrêmement difficile pour des pauvres d’Amérique Latine, le combat révolutionnaire devenait un impératif religieux. Être chrétien voulait dire être révolutionnaire. Faisant appel à quelques notions religieuses, la violence devenait « moyen de salut », la révolution devenait « guerre sainte » et les combattants morts au combat devenaient « des martyrs » qui allaient directement « au royaume de Dieu »…
En même temps, dans le camp d’en face, les dictateurs et les militaires se considéraient aussi comme « de bons catholiques », fidèles à « la véritable Eglise, à sa tradition et à ses autorités légitimes ». A leur tour, ils utilisaient les mêmes notions religieuses que leurs ennemis : la violence et la répression étaient utilisées aussi « pour sauver la société du communisme athée et protéger les valeurs traditionnelles »…
2. Islam et violence dans un contexte de « terrorisme/lutte contre le terrorisme »
L’Islam, comme toutes les grandes religions, est une religion multiple et complexe. Les nombreux et divers courants qui le traversent actuellement illustrent bien le foisonnement d’une recherche multiple et incessante. Il faudrait peut-être déceler dans les diverses manifestations de l’Islam actuel, non pas une « crise de croissance » préalable au « passage à la modernité », mais une explosion de la diversité comme richesse et comme difficulté.
L’une des composantes de l’Islam actuel est la branche pro–politique. Sa naissance est normalement attribuée à la création de l’« Association des Frères musulmans », fondée par Hassan al-Banna (1906-1948), dont le credo fondamental était « Le Coran est notre Constitution. Il faut l’instaurer, pour cela il faut combattre ».
A partir de quelques principes religieux et moraux de l’Islam, les membres de cette association tiraient des conséquences pratiques dans les domaines privé et public. Postulant que l’Etat du Prophète à Medine était le modèle historique de l’Etat islamique légitime appliquant la Chari’a comme système régulateur des relations sociales, ils visaient la création d’un Etat, d’un régime, d’un gouvernement, d’un mode de relations économiques, d’institutions sociales, culturelles, religieuses, etc. régis par la Chari’a, la loi de Dieu.
L’Islam politique du 20ème siècle peut être défini comme l’entreprise de mobilisation de l’identité religieuse musulmane afin de mettre en pratique des principes religieux-politiques contenus dans le Coran.
Révoltés contre cet Islam politique, accusé de ne pas être capable de réussir ses objectifs en raison de son approche fondamentalement religieuse et du manque des moyens coercitifs, certains groupuscules dirigés par des personnages mêlant fanatisme religieux et obsession politique ont commencé à être constitués contre l’Islam politique. Face à ce qu’ils considéraient comme des échecs de l’Islam politique, surtout en politique internationale, ils prônaient la nécessité de la violence. Ils ont élaboré une idéologie de « la violence au nom de Dieu » qui faisait de leur guerre contre « les ennemis de l’Islam » une « guerre sainte ». Ils ont sélectionné certains textes du Coran qu’ils ont extrapolés afin de légitimer religieusement leur violence, laquelle était utilisée sans discrimination religieuse, contre des non-musulmans mais aussi, avant tout, contre des musulmans.
Il ne s’agit pas d’une entreprise d’exportation du message religieux de l’Islam en utilisant des moyens de toute sorte, économiques, politiques, militaires, y compris terroristes. Il ne convient pas d’appeler ce phénomène « islamisme », ni même « méta-islamisme ». Ces groupes terroristes ne sont pas non plus le produit d’une évolution linéale allant de l’Islam des mystiques à l’Islam des réformateurs et de ces derniers à l’Islam des guerriers, des kamikazes ou des terroristes. Il n’est pas pertinent d’appliquer ici « le schéma logique de l’évolution » si cher à la culture occidentale. Il s’agit de la radicalisation de quelques segments de l’Islam qui ont, en effet, quitté le monde de la religion pour entrer dans le monde de la haine meurtrière.
Cependant cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de liens avec l’Islam politique, voire avec l’Islam tout court. Des communautés musulmanes peuvent servir de « terroir de récolte » à l’Islam politique. Ce dernier peut servir « d’expérience de désenchantement politique », voire de « groupe de coupure », dans le sens d’un abandon de la démarche religieuse et de l’adoption de la démarche terroriste.
Les actions violentes de ces nouveaux terroristes ont favorisé l’élaboration d’une nouvelle notion, celle de « la nébuleuse islamique » comme étant devenue l’ennemie numéro un de l’Occident, remplaçant le communisme dans l’imaginaire de l’Occident, et notamment des Etats-Unis puis d’une partie de l’Europe.
Les rapports entre religion et politique à l’intérieur de l’Islam sont souvent appréhendés par le biais de la dialectique hégélienne. Le comportement « antisocial » ou « agressif » des musulmans serait une réaction à la « domination occidentale », l’anti-islamisme de l’occident serait une réaction aux attitudes anti-occidentales de l’Islam. Lorsque certaines sociétés musulmanes sont présentées comme irrationnelles, intégristes, fanatiques, donc opposées à l’occident, cette hostilité supposée envers l’Occident pèse sur la représentation que se font les sociétés occidentales des sociétés musulmanes. De la même façon, lorsque les sociétés occidentales sont présentées auprès des musulmans comme « idoles de la consommation », « amorales », « athées » etc., les sociétés musulmanes légitiment leur refus de l’occident et nourrissent des sentiments d’hostilité. Il s’agit d’une procédure efficace d’invention des « amis » et des « ennemis » par la réduction de l’extrême complexité des choses à quelques manifestations. La diabolisation mutuelle devient prophétie auto-réalisatrice.
Bien qu’issus de sociétés musulmanes, en réalité, ces nouveaux terroristes n’ont aucun projet religieux-politique, ils ne revendiquent aucune cause et ne proposent aucune alternative, et ce ne sont pas non plus des « religieux » : ils ne vivent les valeurs ni de l’Islam ni d’aucune religion. Leur seul but est la destruction. Leur seul mobile, la haine. Il ne s’agit pas d’une radicalisation de l’Islam, mais d’une trahison profonde de l’Islam.
Conclusion
Au cours du 20ème siècle, la religion était abordée en Europe dans le cadre de la « Théorie de la Sécularisation ». « Le monde est dans un processus de sécularisation : la raison prend la place des dieux ».
Cette théorie, pensée et développée en Europe de l’Ouest, soutenait que, en vertu de la prééminence de la rationalisation et de la connaissance scientifique apportée par « la modernité », ce qui était encore sous l’ombre du « mystère » allait être expliqué de façon logique. En Europe, déjà, les gens étaient de moins en moins religieux. Puisque la sécularisation était un effet de la modernisation, une fois tout le monde modernisé, il ne resterait qu’à constater le départ de Dieu.
A l’aube du 21ème siècle, cette théorie est mise en cause par les faits. Il semble que l’on a appelé « disparition de la religion » des phénomènes de restructurations de la religion. Il est évident que les nouvelles connaissances scientifiques, les innovations technologiques et les changements symboliques ont réussi à remplacer des réponses religieuses par des réponses rationnelles dans de nombreux domaines. En même temps, il est aussi évident qu’elles ont suscité de nouvelles questions. Elles n’ont pas donné lieu à la sécularisation mais au pluralisme religieux, autrement dit, à une reconstruction des formes d’élaboration du sens entraînant une reformulation des pratiques religieuses individuelles et sociales en accord aux enjeux et aux défis nouveaux.
Le renforcement de l’individualisme personnaliste, mettant au centre l’individu et sa liberté – avec comme conséquence l’importance accordée à « la propriété privée »] - a aussi favorisé le fait que, pour beaucoup de croyants, la manière de croire ainsi que l’objet de la foi ne dépend plus d’une méga institution religieuse. {{Au contraire, chaque personne a le droit et la responsabilité de définir elle-même l’objet de sa foi et de se construire une manière de croire personnelle. Ce que nous avons aujourd’hui n’est pas un monde sécularisé, voire athée, c’est un monde qui élabore le divin autrement et qui le consomme en se servant dans le marché de la croyance, désormais diversifié, compétitif et mondialisé, géré de façon professionnelle par des institutions religieuses, anciennes et nouvelles, dont les plus « émotionnelles » semblent prospérer davantage.
Plutôt que de constater la mort annoncée de Dieu, il faut reconnaître la continuité de la religion, laquelle n’est possible que parce que toute religion est une réalité foisonnante et rebondissante. Cette situation montre le degré de « malléabilité » des religions lorsque, dans des contextes socio-historiques précis, celles-ci, se plaçant comme des « carrefours symboliques » où plusieurs facteurs peuvent se rencontrer et s’affronter, arrivent à intégrer la diversité et les oppositions sociales, et à devenir, par là-même, un moyen d’expression de la conflictualité entre des valeurs différentes et des groupes divergents. C’est ainsi que les religions sont le meilleur témoin de la « malléabilité » d’une foi sans cesse en construction.
Nous ne sommes pas dans un monde « fanatique » ou « intégriste », nous ne sommes pas non plus dans un monde « sécularisé » ou « athée ». L’humanité continue à recourir aux cieux pour créer du sens. Elle continue à faire vivre ses dieux autant dans l’intimité de sa vie privée qu’au cœur des relations économiques, politiques, géostratégiques, etc.
Il est important d’identifier le conflit entre ces deux grands modèles. Celui des religions qui exercent une influence ou une action politique au sein des sociétés dans lesquelles elles existent ou au niveau international, et celui des groupes violents qui se servent d’une appellation spirituelle et de quelques éléments religieux pour déguiser en sacré leur haine meurtrière.
Car les risques de voir s’établir des passerelles entre les uns et les autres, voire des complicités, n’est jamais loin. Hier l’inquisition, les guerres de religion, etc. aujourd’hui des expériences dramatiques telles que l’ex régime des talibans enlevant aux gens, au nom de Dieu, le droit de sourire, révèlent de façon tragique l’un des drames de l’humanité : celle-ci peut faire de la religion un facteur de paix ou un facteur de guerre. L’annonce d’une alliance du religieux et de la violence n’est qu’un moyen factice pour mettre un masque religieux à des luttes profanes. Lorsqu’un groupe utilisant la violence a fait appel à la religion pour justifier ses batailles, ou pour les déguiser, en transformant ses dieux en chefs de guerre, le résultat a toujours été désastreux.
D’où les enjeux actuels en termes de responsabilité pour ne pas permettre que les religions (leurs textes, leurs croyances, leurs réseaux ou leurs dieux) soient mobilisées en vue de justifier la violence, car les religions sont aujourd’hui l’un des facteurs les plus influents et les plus puissants, préservant dans leur cœur une immense potentialité de paix, et de violence.
Notes
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(1) : Il est habituel en Amérique Latine voir des jeunes qui en semaine travaillent comme des cireurs de chaussures, des vendeurs ambulants, des ramasseurs des poubelles, etc. s’habiller le dimanche en chemise blanche, cravate et costume pour aller à leur réunion religieuse. Pour eux, le costume et la cravate ne sont pas uniquement l’expression d’un statut social mieux valorisé auquel ils veulent accéder, il s’agit, d’abord, de l’expression de la grâce divine qui les habite et qui les habille.
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(2) : Comme dans une Amérique Latine en situation de guerre froide à l’échelle internationale et de conflits armés internes à l’échelle nationale ces nouveaux croyants ne devenaient pas ni de guérilleros ni de paramilitaires, actuellement ile n’envisagent pas non plus l’utilisation d’une kalachnikov ou le recours au suicide terroriste.