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, Berlin, July 2009

Eduquer à la paix : comprendre la complexité d’une relation ouverte aux autres

« La démocratie démarre à deux » est le titre de l’ouvrage de la féministe Luce Irigaray, édité dans les années 90. Au delà de l’approche féministe du livre, le titre met au centre de la vie démocratique « l’instance relationnelle ».

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Des relations démocratiques, équitables, paritaires et respectueuses de la diversité nécessitent un système social, une culture ainsi qu’une pratique, aptes à les défendre et à les valoriser. Il est fondamental de favoriser une culture non-violente, une vraie pratique du dialogue, un « savoir-vivre ensemble » équitable et non-violent. Mais est-il possible d’apprendre et de transmettre ce mode de vie ?

Tout au long de cette analyse transversale, nous proposons quelques pistes de réflexions autour de l’éducation à la paix. Dans le champ de la « pédagogie », il est impossible de séparer la théorie de la pratique. Nous avons donc choisi quatre instruments issus de quatre disciplines de recherche différentes mais possédant d’importantes affinités avec la pédagogie.

Le fil conducteur de notre article est « l’importance des relations personnelles pour l’éducation à la paix ». Nous aborderons d’abord la nécessité de l’éducation à la paix, pour ensuite décliner l’éducation à la paix à travers certaines modalités :

  • L’éducation à la mondialité ;

  • L’éducation à la participation ;

  • L’éducation au changement ;

  • L’éducation à la relation.

Nous défendrons en conclusion la nécessité d’une formation à « la complexité » pour les éducateurs, afin que la médiation puisse devenir une pratique pédagogique et d’autoformation.

I. Un parcours possible

Nous souhaitons offrir une clé de lecture et d’analyse à mi-chemin entre “théorie” et “pratique”, avec pour objectif principal de démontrer la nécessité de renforcer et d’améliorer les pratiques pédagogiques. Ce « parcours-analyse » est également une sorte d’essai exploratoire où l’on essayera de faire dialoguer des pratiques pédagogiques et des processus participatifs et de les confronter les uns aux autres.

Le trait d’union entre les « deux » qu’évoque l’auteur dans le titre de son ouvrage est caractérisé par les relations humaines et en particulier les relations intimes et amoureuses. Nous voulons ici redécouvrir « la dimension rationnelle intime » à travers les bases de la pédagogie de la paix. La dimension intime, et son côté rationnel, est en effet non seulement au cœur de l’équilibre émotionnel mais aussi au centre de la cohabitation civile ; elle est de plus le fondement des relations non-violentes.

Dans les instruments que nous présentons et que nous allons ré-élaborer, il est possible de retrouver une vaste quantité d’instruments didactiques qui peuvent devenir : des outils importants pour le formateur, des idées pour le maître, des thèmes intéressants à approfondir pour des recherches, des exercices, des pratiques politiques pour l’activiste, des théories pour le pédagogue, des histoires de vie pour l’humaniste.

Ces nombreux exercices et pratiques, pour lesquels nous renvoyons aux lectures et aux publications proposées, peuvent être utilisés dans des situations très diverses : dans le cadre scolaire pour enfants et adolescents, dans le travail d’animation avec des groupes d’adultes, dans les échanges internationaux, dans les pratiques interculturelles voire même sur soi-même dans le cadre de pratiques d’« autoformation à la complexité ».

II. L’éducation à la paix comme…

D’autres analyses transversales rédigées dans le cadre du Projet de Veille intellectuel pour la paix abordent les dimensions d’un possible parcours d’éducation à la paix. Par exemple, dans les analyses sur la dimension locale et sur la biodiversité nous avons essayé de présenter des instruments pour faciliter le rapport des personnes avec le territoire (prenons par exemples les nombreux programmes d’éducation à l’environnement, à l’écologie et à l’énergie). Si nous regardons l’analyse sur la mémoire et l’histoire comme « discours politiques », il émerge la nécessité d’une éducation à la mémoire comme part d’une pédagogie civile et d’éducation à la citoyenneté dans nos sociétés modernes.

Commençons donc d’abord avec un petit approfondissement sur la signification, les présupposés et les raisons d’être d’une éducation dédiée à la paix, un champ qui a connu une évolution importante depuis la fin du conflit est-ouest.

…éducation à la mondialité. L’importance de l’éducation à la paix aujourd’hui

La nécessité d’une éducation à la paix dans les écoles et à l’extérieure des écoles est justifiée aujourd’hui et connaît une demande en forte augmentation pour deux raisons en particulier :

  • D’une part, pour répondre aux tensions créées par les nouvelles dynamiques migratoires qui mettent en relation enfants et parents de cultures et origines différentes,

  • D’autre part, pour faire face à la présence dans nos médias de nombreuses informations concernant des conflits internationaux plus au moins proches de nous.

À cela s’ajoute sûrement la violence sociale dans nos sociétés. Ces évolutions font ainsi augmenter l’intérêt public et social pour la théorie et la pratique de l’éducation à la paix ; l’objectif étant d’identifier des pratiques et des méthodes pour élaborer et dépasser les stéréotypes liés à l’image et la production de l’image de l’autre ; mais aussi pour une vraie éducation à l’utilisation des médias et des nouveaux langages multimédias.

La préoccupante et dangereuse diffusion des phénomènes de violence dans les écoles, sans parler des massacres dans les lycées de pays parmi les plus industrialisés et riches, confirme la nécessité d’une éducation à la paix en sens large. Prenons, par exemple, certains cas en Allemagne (2 massacres en quelques années), ont provoqué un large débat sur la nécessité de durcir la réglementation liée à l’utilisation des armes ou d’interdire la diffusion des jeux vidéo violents. Si on prend le dernier massacre, qui a eu lieu cette année et dont les victimes étaient presque uniquement des fillettes, il prouve l’existence d’une composante misogyne et révèle ainsi un réflexe de la violence envers les femmes largement présente dans nos sociétés. Ce drame met cruellement à jour ce besoin d’une éducation à la paix comme éducation interculturelle et en particulier d’une « éducation de genre » à travers une éducation aux langages médiatiques pour qu’elle devienne une pratique quotidienne et elle puisse être intégrée systématiquement dans les programmes des écoles et dans la préparation des éducateurs.

Tous ces aspects sont approfondis dans la publication de sensibilisation et d’accompagnement au projet international d’éducation à la paix et à la mondialité « Peace-Xchange », lancé en 2006 et promu par l’association Weltfriedensdienst, par Günther Gugel et Uli Jäger, qui a pour titre originel “Frieden gemeinsam üben. Didaktische Materialien für Friedenerziehung und Globales Lernen in der Schule“ (pratiquer ensemble la paix. Matériels didactiques pour l’éducation à la paix et le Global Learning à l’école). Cet ouvrage pluriel a été publiée en 2007 par un des partenaires du projet : l’institut für Friedenspädagogik Tübingen e.V. (l’institut pour la pédagogie de la paix de Tubinga).

L’ouvrage offre un large éventail de matériel didactique, ainsi que des expériences et des « bonnes pratiques » dans le champ du théâtre, du sport et de la musique.

Selon l’institut de Tubinga, une éducation à la « paix praticable » comprend trois éléments clés:

  • 1. Le transfert des compétences sur la paix : les causes de la paix et de la guerre, la conscience de ses capacités et possibilités, les principes et les présupposés sociaux et internationaux de la paix.

  • 2. L’acquisition et la diffusion des capacités à agir pacifiquement : capacité à trouver des solutions et à gérer des conflits individuellement, développement des forces personnelles et de la confiance en soi.

  • 3. L’apprentissage et la préparation de l’action politique, autonome et pacifique : influencer les décisions et les développements politiques au niveau municipal, étatique ou international, capacités d’action transnationales.

L’éducation à la paix est une composante qu’il faut ancrer davantage dans la culture et dans l’éducation, dans la société et dans le monde dont nous avons hérité depuis la fin de la guerre froide et caractérisé par la globalisation. Les trois éléments clés à retenir relatifs à la paix sont : les compétences, les capacités à agir et l’apprentissage à l’action politique.

Les processus éducatifs et ou de socialisation ont des conséquences importantes sur le comportement social et politique des jeunes et des enfants ou sur la formation de leurs valeurs et leurs convictions.

Les biographies des jeunes qui ont commis des actes de violence montrent comment, ente autres, ils ont eux-mêmes été victimes de très lourds déficits émotionnels liés au manque de possibilité de développement d’une identité autonome et des ressources personnelles. D’autres recherches sur la typologie de la socialisation des combattants volontaires ou, au contraire, des objecteurs de conscience, montrent comment une éducation qui permet l’expression des émotions et fondée sur des rapports paritaires, génère des jeunes adultes qui refusent la violence, s’engagent socialement et politiquement et recherchent de solutions non violentes aux conflits.

Les auteurs définissent l’éducation à la paix comme un processus d’affirmation d’une « culture de la non-violence » et de sensibilisation critique envers le phénomène de la violence dans toutes ses formes (la guerre, la violence envers les enfants et envers les femmes, la violence contre les minorités et contre les plus faibles). Se confronter avec la violence signifie également développer des capacités de communication importantes (ceux qui utilisent la violence ne savent pas communiquer). Développer et utiliser des stratégies de communication de résolution des conflits qui sont des alternatives à la violence signifie contribuer à créer une culture de la non-violence.

La fin de la guerre froide a ouvert de nouvelles dimensions de l’éducation auxquelles « l’éducation à la paix (et la pédagogie de la paix) » s’est adaptée.

Selon l’approche de Hans Küng, fondateur du projet « Weltethos », il est nécessaire d’abandonner la politique nationale du pouvoir et le prestige pour embrasser une politique de la compréhension, du dialogue et de réconciliation. Cette approche demande que les diversités soient considérées non comme des menaces mais comme un enrichissement réciproque. Que la compétition civile prenne la place de la confrontation militaire, que la politique refonde sa stratégie et abandonne le « jeu à somme zéro » qui la caractérise.

En ce sens l’éducation à la paix rejoint le concept de « Global Learning ».

Le Global Learning est un concept que s’est développé ces dernières années, notamment dans les projets de développement liés à l’alphabétisation et à l’acculturation. Il fait référence à une éducation en mesure de dépasser les intérêts nationaux, de comprendre les développements sociaux et politiques globaux, de développer des compétences pédagogiques.

Les nouveaux objectifs sont de fournir une vision globale, de développer l’individu pour qu’il soit conscient de l’influence exercée par des événements lointains et, enfin, la destruction des stéréotypes et des préjugés. Le Global Learning a pour ambition de développer un processus d’apprentissage participatif destiné à durer toute la vie.

… éducation à la participation. Les conflits environnementaux et pédagogie des opprimés

Dans l’optique interdisciplinaire de Massimo De Marchi, au croisement entre la dimension globale et le niveau local, nous retrouvons de nouvelles dynamiques et pratiques de la citoyenneté. Son travail intègre et dépasse l’approche à l’éducation à la paix du « Global Learning ».

Nous avons ici choisi la lecture de l’ouvrage de De Marchi qui a pour titre « Les conflits environnementaux, terrains d’apprentissage. Transformations territoriales et citoyenneté en mouvement en Amazonie », car cet ouvrage peut nous apporter des éléments pour une nouvelle idée du conflit et en particulier du conflit environnemental qui semble destiné à s’étendre à d’autres secteurs.

Cet ouvrage représente une contribution au travail d’éducation et de formation : il fournit une analyse documentée de la littérature et des projets liés à la « recherche sur la paix et les conflits ». Au-delà des informations théoriques, l’auteur semble avoir voulu faire une exercice d’analyse qui se place à mi chemin entre la géographie humaine et la recherche des conflits pour décrire et analyser deux cas concrets des pratiques participatives et de citoyenneté active. Le travail de De Marchi est utile également pour son attention épistémologique. De plus, il montre clairement que « les pratiques de l’action » et « les pratiques de l’éducation » ne peuvent pas se séparer car les deux prennent leur source de l’expérience.

Par son approche, l’auteur nous montre que le conflit, en particulier celui lié à l’environnement, peut être analysé également comme une opportunité pour instaurer, à travers des expériences et des pratiques d’apprentissage et d’auto-apprentissage, un réel processus de croissance des acteurs impliqué et du territoire.

A partir du conflit, il est possible de développer des méthodes non-violentes et des pratiques de participation. Le conflit environnemental devient donc une sorte de « laboratoire » où il est possible de créer des nouvelles institutions et où redéfinir le pacte entre les acteurs sociaux et l’environnement dans une optique de redéfinition et de réécriture des modèles de développement sur une échelle nationale et globale.

Ces situations conflictuelles aident à faire émerger les logiques territoriales du développement, avec leurs acteurs, leurs dynamiques et leurs institutions. Ils permettent également d’évaluer comment le système société – environnement change quand deux projets différents de « relation entre société et ressources » entrent en conflit.

Dans les exemples présentés par l’auteur, qui puisent dans la réalité latino-américaine, les acteurs locaux ont réussi à créer de nouvelles modalités de participation, en mesure de peser également au niveau du centre. Celle-ci permette à des pratiques de « citoyenneté en mouvement » innovante de se développer. À travers le conflit environnemental, les acteurs traditionnels (dans les exemples présentés, la population indigène) développent une nouvelle conscience en soi.

L’auteur, dans son analyse conceptuelle, prend en considération les apports de l’école de la « Peace Research » et de la « Conflict Research ». Nous renvoyons à ces études les personnes souhaitant développer des compétences pratiques ainsi que des capacités d’action pacifiques ; celles-ci permettant d’intégrer les nécessaires bases théoriques pour une « éducation à la paix ».

Avec une analyse détaillée, De Marchi précise donc qu’il existe des différences importantes dans les deux approches d’analyse : la théorie du « Conflict Research » est néo positive et fonctionnelle : « elle s’adresse en prévalence à une commande publique » et se développe suivant une exigence « contre-révolutionnaire » des gouvernements menacés par l’expansion des révolutions et guérillas pendant la Guerre froide. La théorie de la « Peace Research », au contraire, naît « dans un rapport dynamique entre instituts de recherche, ONG et société civile (en particulier les mouvements des femmes, pour l’environnement et les droits humains) ». Elle présente davantage des parcours d’action avec des références à la non-violence ; la paix figurant comme un processus en construction positif beaucoup plus que comme concept négatif (absence de conflit).

Parmi les prémisses du discours de De Marchi, on retrouve également la nécessité d’observer les conflits environnementaux comme des réalités complexes et articulées et non à partir d’une idée simplifiée et idéalisée du territoire et d’une simplification causale entre le conflit et la pénurie des ressources, comme c’est souvent le cas.

De Marchi prend en compte toute une série d’éléments, parmi lesquels on retrouve les dynamiques territoriales, environnementales, sociales, les groupes d’intérêts économiques, les relations de pouvoir ainsi que les données physiques et concrètes. Cette idée est très proche de l’idée de subjectivité du territoire exprimée dans l’analyse sur la dimension locale de la vie, parce que c’est à travers elle qu’il est possible de s’apercevoir de l’écart entre le type de développement choisi et le « développement le plus adéquat » dont aurait besoin le territoire pour développer les exigences et les valeurs qui lui sont propres.

En tant que porteur d’une subjectivité forte et liée aux intérêts de l’écosystème, le territoire physique et social est également porteur des valeurs propres, comme la valeur de la biodiversité, de la propreté de l’air, de la qualité des eaux (ce que nous avons d’ailleurs défini comme les « services fondamentaux de l’écosystème).

La nécessité d’un développement équilibré demandé par le « Territoire » est au final identique à celle demandée par les indios et par les autres « mouvement citoyens » dont De Marchi parle dans son ouvrage.

Une autre contribution importante de l’auteur vient de sa réflexion sur le rapport entre action/conscience (dans lequel il examine l’approche constructiviste/génétique et celui historique/existentiel) propre de l’œuvre du pédagogue brésilien Paulo Freire. Freire est le pédagogue qui a le plus contribué au développent des exigences propres des chercheurs et des pédagogues de l’école des années 70, sous l’influence de la théorie marxiste et de celle de la phénoménologie, c’est-à-dire : la tentative de fonder scientifiquement la discipline pédagogique à partir de la centralité du rapport entre théorie et pratique, entre conscience et changement.

Selon De Marchi, en lisant le travail de Freire sur la didactique et sur l’éducation populaire, l’alphabétisation comme « processus d’apprentissage de la lecture et de l’écriture, ne peut que suivre un processus préalable de lecture et relecture du monde ». En particulier son ouvrage de 1970, « pédagogie des opprimés », « devient un point de référence au niveau international pour des nouvelles pratiques éducatives centrées sur la participation des classes populaires ». Dans cet ouvrage Freire « propose la création des nouvelles lectures du monde à partir de la situation locale et des connaissances des sujets afin de les dépasser (…) et promouvoir ainsi des parcours de communication (…), de construction individuelle et collective d’une nouvelle conscience qu’accompagne parallèlement la transformation du monde ».

Selon De Marchi, le langage a un rôle important et déterminant pour l’invention d’une nouvelle citoyenneté : il existe en effet un « rapport très étroit entre le changement du langage et le changement du monde ».

…éducation au changement. Non-violence et jeux

Il est possible d’identifier une autre dimension de l’éducation dans les opportunités offertes par le changement et la transformation.

Enri Euli, utilise dans son ouvrage « Tombe le monde! Jouer avec la catastrophe. Une nouvelle pédagogie du changement », une approche méthodologique originale basée sur le jeu. Dans son ouvrage l’auteur propose une « pédagogie du changement » basée sur une approche non-violente. Qu’est ce qui pourrait être à la base de la non-violence, si ce n’est le jeu?

Le livre présente un ensemble infini des parcours. Nous essayerons d’en suivre un particulièrement pertinent pour l’approche de l’éducation à la paix.

Dans le chapitre sur son ouvrage intitulé « paix et l’urgence de…" (voire la fiche de l’ouvrage sur le site de Irenées), il analyse le thème de la paix et de la non-violence du point de vue du formateur ou mieux de ce qu’il appelle le « form-acteur » (dans une perspective qui conjugue formation et action).

Dans ce chapitre il passe au crible la complexité (faiblesses et incohérences) du pacifisme qui part d’un refus naïf du conflit et d’une idée de paix comme « absence de conflit ». L’erreur viendrait également de l’incompréhension selon laquelle « la guerre naît de la rhétorique du contrôle et de la sécurité, de la façon dont la modernité a voulu et su gérer les conflits, des peurs et des angoisses des personnes et de la société ».

Le pacifisme qui part de ces prémisses (dont celle de la guerre interprétée comme une maladie) a la limite d’opter uniquement pour « une construction du consensus », en perdant de vue d’autres composantes importantes. L’auteur propose au contraire une « théorie/pratique non-violente » qui part des prémisses alternatives pour lesquelles le conflit et la communication sont des moyens « neutres » même si ambivalents : le conflit et la guerre ne sont pas analysées comme une maladie mais plutôt comme un « médicament » car ils détiennent à la fois la pathologie et le soin ». Pathologie et soin peuvent contribuer à la transformation. À travers la communication, le conflit peut être transformé. À travers le conflit, interprété comme « ensemble d’opportunités » (par exemple le conflit environnemental étudié par De Marchi), la communication peut se développer et changer. Dans la perspective exprimée par Euli, le développement des techniques et des compétences communicatives est « la condition nécessaire mais non suffisante » pour engendrer un changement (non-violent).

Il est également important de garder à l’esprit deux autres éléments : les relations et les macro- cultures dans lesquelles interviennent les communications. Euli nous propose un parcours d’exercices-training à s’appliquer à soi-même et aux autres. Certains de ces exercices paraissent pensés pour permettre aux personnes d’améliorer leurs capacités d’acceptation, d’autres pour faciliter la rencontre et l’échange entre les personnes.

Ces exercices ont des points en commun avec la technique de la « conscientisation » de Freire : les deux proposent une sorte de dissociation volontaire de sa situation personnelle actuelle. Mais Euli essaye de faciliter l’identification et le partage tandis que la technique de Freire sert plutôt à prendre conscience de sa situation personnelle pour pouvoir la changer. Dans le deux cas, il y a une volonté de stimuler une participation active pour prendre en main son destin. L’exercice de Freire est une participation à la fois existentielle et pratique.

Face au monde globalisé, dans lequel les « émergences et les alarmes » se multiplient, Euli lance un appel afin de participer à la résistance commune dans une alliance qui est décrite comme « la capacité à élaborer et à transformer positivement les traumas, à survivre à la douleur, à la catastrophe et à la mort ».

L’objectif, pour Euli et Freire, est le même : participer à l’émancipation. L’objectif ultime de l’éducation et de la formation dans un monde globalisé « devient d’accompagner les personnes dans la catastrophe ».Et grâce à la catastrophe construire son propre parcours d’émancipation.

L’auteur propose ensuite une série des jeux, pour approfondir la « formation ». L’ouvrage présente des techniques et des méthodes pour apprendre et faire face à chaque changement de la vie même le plus catastrophique. L’invitation à jouer avec la catastrophe (le sous-titre de l’ouvrage) semble indiquer le principe suivant : récupérer la dimension du jeu comme instrument pour faire face aux périodes de crise, aux situations de profonde tristesse ou tragiques… mais également pour s’émanciper au niveau personnel, de groupe ou d’une société. Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage s’adresse en priorité aux formateurs, aux éducateurs de la paix, aux activistes non violents.

L’ouvrage ne contient pas uniquement des suggestions pour une pédagogie du changement. On y retrouve également un ensemble des réflexions, pour affronter le monde d’aujourd’hui rempli des catastrophes sociales, environnementales.

Dans un chapitre intitulé « Questions et… », Euli se demande « quel est le sens aujourd’hui des mots comme progrès, politique, participation, justice, solidarité, travail, autonomie, démocratie, vérité, amour ? ».

La création des réseaux de relations peut aider à créer des macrocultures. Dans un chapitre dédié au concept de réseau, Euli réaffirme la nécessité de faire face à la catastrophe en transformant les macrocultures à travers la transformation « des modalités du pouvoir ». D’autres instruments qui peuvent être utilisés comme des « moyens de transformation » sont : la méthode du consensus, de la facilitation, l’action directe et non-violente, les pratique éducatives actives, les thérapies relationnelles systémiques, les réseau locaux de participation ».

En partant de mon expérience personnelle en tant qu’administrateur local, éducateur et thérapeute, je partage entièrement les mots de Euli quand il dit que « (ces instruments) représentent des tentatives importantes, pour diffuser une nouvelle culture du vivant, animée par d’autres prémisses que celles liées au pouvoir ».On retrouve beaucoup de ces prémisses dans l’ouvrage de Andreas Weber sur l’importance d’une dimension locale de la vie.

Euli est également très proche de De Marchi : l’instance de transformation non-violente du pouvoir est caractéristique des mouvements et des projets de recherche pour la paix latino-américains décrits dans l’ouvrage de De Marchi.

Relation et changement, compétences relationnelles et capacités à faire face aux changements apparaissent donc comme les éléments fondamentaux de la cohabitation entre les personnes. Pour conclure avec les mots de Euli « comment définir démocratie, paix, justice, solidarité, coopération si non comme de formes particulières de relation entre personnes et entre les personnes et le monde ? ».

…éducation à la relation. Relation intime et participation

Beaucoup d’observations de Euli des autres approches présentées dans cette études se retrouvent, élaborées dans une perspective de genre et anthropologique, dans les idées de base du DVD multimédias auto-formateur pensé par Letizia Lambertini qui a pour titre « La chambre encombrée. Traces et parcours d’amours possibles ». À travers cet outil, il est démontré qu’il est possible de dépasser les obstacles dans la relation humaine s’il existe une vraie volonté de participation dans la relation avec l’autre et les autres.

Voici donc qu’avec cet ouvrage nous pouvons enfin décrire l’éducation à la paix comme une « éducation à la relation ». L’objectif principal de cet instrument formatif est la sensibilisation à la différence entre genres. Le document s’adresse directement ou indirectement aux jeunes (tranche d’age entre 17 et 25 ans) en proposant un modèle d’autoformation. Une attention particulière est ici donnée à la dimension sexuelle et « de genre » dans les processus de construction de l’identité dans les dynamiques relationnelles. Mais le DVD dépasse ensuite cette dimension pour assumer une connotation politique et participative : il met au centre le rapport intime avec toutes ses retombées possibles sur la vie personnelle et sociale.

La métaphore de la chambre encombrée est le fil conducteur qui se réfère à la complexité du rapport amoureux : le sens est celui d’une menace permanente (les encombrés) qui pèse sur l’intimité de la relation (la chambre). Seul « le courage de connaître » peut permettre de libérer la relation, de l’approfondir et de l’ouvrir au monde.

Le DVD est organisé en deux sections qui se recoupent : « traces de vie » et « parcours de participation ». La première section présente l’élaboration des différentes dimensions qui composent un rapport « intime d’amour » tandis que la deuxième aborde l’histoire d’amour et démontre son potentiel de transformation et sa signification « politique » et sociale. Pour la structure du DD nous renvoyons à la fiche de lecture sur Irenées.

Tandis que la première section guide dans l’élaboration de toutes les dimensions qui composent un rapport intime d’amour et est située dans une chambre métaphorique, la deuxième, située métaphoriquement dans une ville, ouvre l’histoire amoureuse vers la dimension « être action de transformation » et de son « pouvoir à se transformer en action politiquement significative ».

Entre ces deux dimensions (espaces métaphoriques avec deux significations propres) existe un rapport dialectique. « Le double mouvement que la lecture de l’ouvrage rend possible, de la chambre à la ville, est représentatif du parcours qui conduit à la compréhension de soi et du monde ». Le centre de ce « mouvement dialectique public-privé » est « la possibilité de sortir de la dimension personnelle sans renoncer à sa propre spécificité mais acceptant de la mettre en relation avec le monde ». Cette possibilité se fonde sur « la certitude d’être part d’une relation qui peut devenir un intermédiaire pour la confrontation et le partage, pour la participation, et qu’il soit également expérience des réalités et relations complexes, parfois contradictoires et non uniformisées ». Dans cette optique, le territoire et l’espace assument un caractère particulier.

Dans la première section « traces » on retrouve des « éléments » de différentes tailles et formes, qui représentent les obstacles. Cette chambre « remplie d’obstacles » représente la complexité et la difficulté du rapport d’amour de couple : seul le désir d’affronter ces obstacles pourra aider la relation à se libérer et à s’approfondir.

Au milieu de la pièce s’ouvre un espace par laquelle filtre le début du film. Le film se déroule en 4 séquences, et raconte une histoire d’amour emblématique : 2 jeunes, Alfredo et Agatha, après une cohabitation impromptue chez le garçon, se quittent à cause d’une série d’incompréhensions. Ils se rapprochent ensuite petit à petit après une période de séparation.

L’utilisateur est obligé d’ouvrir une série de « fenêtres » qui représentent les obstacles à dépasser. Il faut donc se débarrasser des obstacles, les résoudre, pour permettre à l’histoire de Alfredo et Agata de se développer.

Les différentes « fenêtres » présentées par « mot clé » sont ainsi regroupées :

  • 5 fenêtres des figures significatives : la mère, le père, les sœurs et frères, les grands pères et les grandes mères, les amis ;

  • 5 fenêtres des sentiments/émotions : la peur, le courage, l’incertitude, la solitude, la liberté, la félicité, la tristesse, la jalousie, l’ironie, la rage, la confiance, le manque de confiance ;

  • 5 fenêtres de la confrontation : l’école, le travail, les lieux de rencontre, l’argent, la mort

Pour accéder à la séquence suivante, il faut ouvrir à chaque fois 6 fenêtres. Chaque fenêtre propose une série des matériaux et supports liés au mot clé. L’utilisateur pourra connaître l’évolution et la fin de l’histoire d’Agata et Alfredo seulement après l’ouverture des 18 fenêtres. L’ordre d’ouverture est libre. Les obstacles disparaissent ainsi les un après les autres et se placent au fond de la chambre en décrivant avec leur ordre le parcours d’exploration de l’utilisateur, qui est donc personnel.

Dans la section « Parcours » située dans une « ville » métaphorique, l’ouverture de l’espace d’intimité du rapport à deux se déplace vers l’espace de la communauté où le rapport d’amour s’enrichit d’autres potentialités. Dans cette nouvelle section, on retrouve 6 lieux « émouvants » : « la place – courage », « l’école confiance – méfiance », « le parc - peur », les « lieux de rencontre solitude / liberté », « le théâtre – ironie », les « lieux de prière félicité / tristesse ». L’idée de ces associations est que chaque lieu devient significatif à partir du moment où la personne se reconnaît en lui et y reçoit une émotion particulière quand il s’y retrouve. En rentrant dans la fenêtre, on y retrouve une explication de la connexion entre lieu et émotion et également la proposition d’une requalification de ce même lieu dans la ville. Le matériel de lecture s’accompagne des témoignages et photos emblématiques.

Dans cette section, on retrouve aussi 12 « présences narratrices » que l’utilisateur rencontre en se promenant dans la ville virtuelle : hommes, hommes, homosexuels et hétérosexuels, jeunes et vieux, tous racontent leur histoire d’amour et ils nous délivrent toutes leurs façons de vivre la « polis » et leur façon de concevoir l’intimité et l’amour.

En fin de section, nous trouvons 11 propositions de réflexion sur les rapports entre la relation intime et : la prison, Dieu, le droit, le handicap, la culture, le travail, l’homosexualité, la prostitution, la violence…Ici la « relation intime » se trouve influencée par la dimension « politique » du vivre dans une collectivité.

Dans le projet de Letizia Lambertini, on retrouve les éléments déjà rencontrés dans les contributions précédentes.

On retrouve tout d’abord les « encombrements » représentés par les difficultés relationnelles et émotionnelles dans la communication qui peuvent générer des incompréhensions ou même des violences mais que peuvent aussi représenter des forces créatrices positives. On retrouve la centralité de « l’instance de transformation » et également la possibilité de dépasser les encombrements et les difficultés pour les faire évoluer et ainsi aplanir les obstacles concrets ou émotionnels.

A la base de la « chambre encombrée » nous retrouvons également l’idée « d’être parts, dans le sens de principe de participation », pour lequel nous entrons en relation avec l’autre (un relation d’amitié, d’amour, de tension ou de conflit) et participons à cette relation en partant de notre propre partialité (de femme, homme, indios, politicien…) mais en reconnaissant également la « partialité » de l’autre et donc le principe de l’acceptation qui est à la base de la non-violence.

Nous retrouvons ici soulignée l’importance de l’espace et du territoire selon différents angles: d’abord comme un sort de présence de fond aux relations ; ensuite il émerge clairement la prise de conscience du territoire comme espace de rencontre et de synthèse entre l’expérience relationnelle intime et l’expérience participative. Le territoire devient une sorte de liaison et « agent de médiation » entre les différentes instances. Il est le lieu de nos projections et nos désirs. Dans le dvd, le territoire devient « la destination d’une requalification émotionnelle positive» en mesure de développer des parcours de participation. Le territoire devient, dans les cas présentés plus haut, le lieu de projection des différentes conceptions de la vie, le lieu du conflit – rencontre entre les différents modèles de développement, les rationalités et logiques territoriales, les idées de territoire complexes et alternatives.

Dans ce document il est davantage exprimé, d’une façon plus consciente que dans les autres ouvrages, l’idée clé de la relation intime et de l’expérience amoureuse comme barycentre de la cohabitation civique pacifique et non-violente. Une sorte de trait d’union entre éducation et participation, entre une forme particulière d’éducation sociale et une forme particulière de citoyenneté interactive (expérimentée directement dans l’utilisation du dvd).

Le parcours d’autonomie et de prise de conscience autour du nucléon thématique et émotionnel lié à l’intimité de la relation de couple devient un parcours en soi, une forme de participation, qui nous permet ensuite de faire part de façon consciente d’un groupe de citoyens et citoyennes.

Il s’agit d’une expérience amoureuse qui ne se décide pas dans un espace privé et intimiste mais devient un « point de force en mesure d’ouvrir des nouvelles perspectives, de délinéer des horizons de croissance, comme une expérience que nous met en relation avec le monde ».

Le projet d’éducation sociale qui en découle est « une forme d’exercice relationnel qui devient un outil pour renforcer sa propre identité, ce qui encourage ensuite à devenir part d’une communauté plus grande, d’une société ».

En conclusion, nous retrouvons dans le projet de Letizia Lambertini, l’idée de l’éducation comme expérience directe et porteuse d’une signification politique. Le fait même de créer une confiance positive par le biais d’un processus éducatif est un acte et une force politique. Mais on retrouve également une conviction plus radicale de l’éducation, notamment liée à la sexualité, c’est à dire « une dimension existentielle qui échappe aux chemins dichotomiques et qui a en soi le pouvoir d’éclaircir la complexité des relations » : la forme dialogique de l’instrument et sa caractéristique interactive sont emblématiques de la conviction que, « dans l’expérience amoureuse, rien ne peut véritablement être appris mais que, au contraire, il existe des vécus et des témoignages qui engendrent des variables infinies ».

Cette conviction prend un sens éminemment politique au moment où il nous permet de « recentrer l’attention sur le sujet et sur ses passions à partir de la possibilité de se rencontrer » et de vivre ainsi sa propre histoire d’amour dans le monde. La relation amoureuse se transforme donc en force créatrice dans le monde.

III. Un parcours complexe… une éducation à la complexité

Le parcours que nous avons ici proposé n’a pas pour finalité de décomposer « l’éducation à la paix » en d’autres typologies ou de l’élever au sommet dans une imaginaire hiérarchie des pédagogies.

Ces différentes façons de voir l’éducation sont caractérisées par leur richesse et également « l’expressivité de la complexité » qui en découle.

Ainsi l’éducation à la paix peut également être étudiée comme éducation à la relation, et vice-versa, l’éducation au changement peut être étudiée comme éducation à la paix. En ce sens la métaphore éducative que Letizia Lambertini nous offre la preuve de la nécessité d’une formation à la complexité à laquelle l’éducateur et le formateur doivent quotidiennement s’exercer.

L’attention à la complexité est un élément commun à tous les ouvrages présentés dans cette analyse.

Les auteurs partagent également la même suspicion envers la simplification. De cette méfiance découle la recherche d’une définition, d’une clarification et d’un approfondissement des termes liées à la conception de la « pédagogie de la paix » (voire Gugel/Uli et De MArchi). La simplification est opportuniste, animée par d’autres finalités cachées.

Si, au contraire, on observe le travail de Massimo De Marchi, il semble se concentrer sur une élaboration complexe du territoire qui trouve ses racines dans une épistémologie « constructiviste radicale ».

Enrico Euli, dans son travail, affirme que « ce qui manque c’est une formation à la complexité en mesure de mettre en relation les idées, les problèmes, les personnes et les actions ». Les processus de formation, d’éducation et médiation se dessinent donc comme moyens de « facilitation à la complexité », en particulier de la « complexité de la communication ».

Letizia Lambertini de son côté, place dans son instrument multimédias toute son expérience dans les relations politiques de la différence et de la cohabitation ainsi que sa « curieuse attention pour la complexité ». « Depuis un certain nombre d’années j’ai trouvé dans la projection multimédias une réponse adéquate pour exprimer la complexité que, par expérience de vie, je sens devoir raconter ».

Ces nouveaux langages multimédias, avec leur complexité et leur interactivité, sont au centre de la pédagogie de la paix. En se sens, le parcours de Letizia, est à lui seul déjà expression et témoignage pédagogique.

Notes

  • 1. Réf.: Gugel, Günther et Jäger, Uli, Frieden gemeinsam üben. Didaktische Materialien für Friedenerziehung und Globales Lernen in der Schule - Pratiquer ensemble la paix. Matériels didactiques pour l’éducation à la paix et « Global Lerning » à l’école., Institut für Friedenspädagogik Tübingen e.V./Weltfriedensdienst e.V.;

  • 2. De Marchi, Massimo Les conflits environnementaux, terrains d’apprentissage. Transformations territoriales et citoyenneté en mouvement en Amazonie, Cleup Editrice, Padova, 2004;

  • 3. Euli, Enrico,Tombe le monde! Jouer avec la catastrophe. Une nouvelle pédagogie du changement. Titre original : Réf.: Euli, Enrico, Casca il mondo! Giocare con la catastrofe. Una nuova pedagogia del cambiamento, Edizioni la meridiana, collana: Pace insieme, alle radici dell’erba, Bari, 2007

  • 4. Letizia Lambertini,La chambre encombrée. Traces et parcours d’amours possibles.