Alternatives non-violentes, Rouen, junio 2008
L’ouverture au symbolique : émancipation, non-violence et langage
Le langage des jeunes des quartiers défavorisés véhicule souvent une forme de violence forte. Pourquoi ? Qu’est-il possible d’entreprendre pour les inscrire dans un langage respectueux d’eux-mêmes et d’autrui ? La non-violence ouvre des perspectives.
Keywords: Teoría de la no violencia | Educación a la acción no violenta | Resolución no violenta de los conflictos
I. Cheminement personnel
Ayant vécu mon enfance aux Mont-Gaillard dans un quartier populaire du Havre, étant chargé de mission à la Politique de la Ville dans les quartiers sud du Mans, habitant dans un quartier dit sensible au Mans, militant pour l’éducation populaire à Culture et Liberté (1), je parle d’une fenêtre qui m’implique personnellement dans le sujet : émancipation et non-violence. Pour ma part, la non-violence constitue l’aboutissement d’un cheminement, d’une mise à distance vis-à-vis des mots pour exprimer et guérir les maux, et en tout premier lieu les miens. Ce parcours me conduit à cette conclusion simple : l’agressivité qui est en tout homme peut être source de créativité et de socialisation par l’acquisition du langage. Or, face à cet enjeu éducatif, nous ne pouvons que constater une impuissance des institutions à y répondre pour nombre de jeunes de milieu populaire. Pourtant, paradoxalement, les méthodes pour y parvenir, ainsi que les éducateurs porteurs de ce projet existent, mais ils sont peu reconnus institutionnellement, alors que l’on dit ne pas savoir comment gérer les violences urbaines.
II. Enjeux: langage et non-violence
La violence exprime une aspiration déçue, frustrée, l’expression d’un sentiment d’enfermement. Au contraire, la non-violence constitue une mutation de cette énergie et découle d’une capacité acquise d’objectivation identitaire par la mise à distance de soi. Objectivation non seulement nécessaire pour devenir sujet d’apprentissage scolaire et entrer dans l’univers du savoir, mais aussi pour communiquer, confronter ses idées, et participer à la vie de la cité en tant que citoyen. Joindre émancipation et non-violence constitue donc un projet éducatif qui passe par l’apprentissage d’un langage rationnel, relationnel et constructif.
III. Le langage se construit
Le langage ne cesse de se construire à partir du moment où l’appareil perceptif du fœtus fonctionne et le met en relation avec l’environnement. À partir de la naissance, le nourrisson passe peu à peu du geste aux cris, puis aux mots. Avec l’arrivée dans le foyer, le langage maternel se constitue. Par la suite de nouveaux espaces de vie - comme le terrain de jeux du quartier avec les copains, les structures culturelles et leurs animateurs, l’école et les enseignants - ouvrent à l’enfant de nouveaux territoires d’apprentissage du langage.
IV. Les « langues premières »
La formation spontanée, autonome de la langue dite maternelle vient toujours en premier. Le terme de langue maternelle n’est pourtant pas tout à fait juste. En effet, chacun construit son langage, mis à part à l’école, au sein de la famille, mais aussi hors de la maison, par exemple dans le quartier à travers les jeux avec les copains. Il serait donc peut-être plus approprié de parler des « langues premières ». D’ailleurs, confirmant cette pluralité, peuvent coexister des dualités entre les usages à la maison et ceux dans le quartier. Aujourd’hui, accentuant cette dualité, l’influence des médias qui proposent aussi leurs mots propres, leur vision du monde uniformatrice.
V. Des mots pour agir/un langage subjectif
En tout cas, le langage en milieu populaire, dans la famille et le quartier, n’a pas principalement pour but de dire et d’exposer des faits mais plutôt d’établir une fonction pratique. En effet, les enfants des quartiers ont tout d’abord un usage pragmatique de la langue, un usage d’adaptation aux événements dont la qualité principale est la réactivité, la spontanéité et la vivacité. Il implique son sujet pour changer une situation, agir sur autrui, nouer des relations. En effet, la manière de raconter, d’expliquer, de dire ce que l’on pense, d’argumenter, rattache au vécu un rapport au réel construit par le quotidien.
VI. Provoquer un changement de posture, l’accès au réel symbolique
De ce fait, tout éducateur ne doit pas perdre de vue qu’agir sur la langue, c’est travailler au cœur de ce qui noue l’individu à une histoire, à un premier rapport au savoir, à une conception vécue du monde. Ainsi, favoriser l’inscription de l’enfant dans le langage du savoir scolaire et celui de l’exigence artistique demande à la fois respect et méthode pour faire cheminer l’enfant vers de nouveaux espaces qui sont des ouvertures sans reniement de soi. Prendre ce chemin nécessite de conduire le jeune à un changement de posture face au savoir et à la fonction du langage. Il s’agit d’adopter une approche rationnelle qui questionne les a priori, les évidences pour développer un esprit critique, une mise à distance de soi par rapport à l’objet d’étude.
VII. Naturalisation ou émancipation
Si on interroge les jeunes de milieux populaires sur ce qu’ils savent, ils évoquent leurs savoir-faire individuels liés à la vie quotidienne. Ils parlent de leurs savoirs scolaires dits de « base » et des savoirs normatifs scolaires, comme : « bien se tenir, écouter le professeur, faire ses devoirs ». Ce qui les distinguent des enfants de milieux aisés - lesquels décrivent des connaissances élaborées, des activités cognitives liées à l’utilisation du langage rationnel et moins des savoirs relationnels et affectifs dans lesquels ils sont impliqués. La sociologie de l’éducation (2) montre que, pour les enfants des classes de milieux sociaux moyens et élevés, ces pré-requis cognitifs sont acquis à la maison et par le milieu social, au contraire de ceux des couches sociales défavorisées pour qui les lieux d’éducation, et en particulier l’école, constituent le plus couramment le seul espace où ces acquisitions peuvent avoir lieu. Aussi, existe-t-il des pratiques éducatives à l’école et dans les lieux culturels qui contribuent à construire ces facultés, qui ne sont pas données, et que le siècle des Lumières proposait de partager entre tous les hommes, comme la base des Droits de l’homme et du citoyen. Il ne nous appartient pas ici d’expliquer la faible reconnaissance institutionnelle de ces pratiques. En tout cas, ce faisant, on remet en cause le projet des Lumières, de faire de tous des citoyens des sujet de savoir, de culture et de citoyenneté universelle. Et cette approche constitue une violence politique importante, un déni démocratique. On construit de cette manière une société réalisant l’idéal platonicien d’une société où les hommes d’or gouvernent, ceux d’argent assurent la sécurité et la justice, et ceux de bronze assurent la logistique (3).
VIII. Le paradoxe de l’émancipation
Ceci dit, l’approche éducative d’émancipation, ou de changement de posture face au savoir et la langue ne se fait pas sans difficultés. En effet, ces démarches « non violentes » - dans le sens où elles agissent comme des moments symboliques d’initiation, où l’enfant sort de sa situation sociale particulière pour entrer dans l’univers partageable par tous du savoir et de la culture humaine - ne se font pas sans une certaine « violence ». Celle-là même qui fonde l’acte éducatif d’émancipation. Émanciper, signifie couper le lien. Cette coupure du lien constitue d’ailleurs, dans toutes les civilisations, l’acte symbolique d’entrée dans la société, celui de l’ordre de la loi et de la sociabilité entre égaux.
Ainsi, le jeune quitte symboliquement la maison, l’espace nourricier maternel, celui des « langues premières » pour entrer dans le cercle de la société des « Droits de l’homme ». Pour comprendre, à la foi la difficulté et le gain de l’émancipation, rappelons-nous l’histoire extrême et significative du geste d’Abraham, acceptant en signe de sa soumission à l’universelle, de décapiter son fils unique. Il reçu par la suite les Tables de la loi.
Nous touchons là à un paradoxe, car l’ouverture à l’universel ne peut avoir lieu qu’à condition d’un changement assumé d’ordre des priorités pour la personne, une rupture qui constitue une ouverture à une autre conception du monde, donnant un autre sens au passé et à l’avenir - changement qui ne peut s’exercer sans une mise en scène symbolique, ce qu’on nomme l’initiation d’un point de vue anthropologique et qui devrait justement constituer aujourd’hui dans nos sociétés l’acte d’éducation.
IX. Les institutions et l’émancipation
En d’autre termes surmonter les obstacles d’accès au langage rationnel et relationnel (4) constitue un saut dans l’ordre du savoir et implique un nouveau rapport au langage, vecteur d’universel, de savoir partagé, de respect et de citoyenneté, un passage à la non-violence. Ce saut, cette séparation, dans le meilleur des cas, peut être mis en scène socialement par l’institution scolaire ou la structure culturelle. Dans ce cas, la violence symbolisée autorise l’acte éducatif qui permet au jeune de s’intégrer, de participer à la société, de canaliser sa propre violence tout en se construisant un rapport aux autres. Sans cette médiation qui passe aussi bien par l’école que par des pratiques culturelles exigeantes, la violence ne sait pas comment s’exprimer. La participation citoyenne et la culture « universelle » qui ont leur code restent inaccessibles, et la « glandouille », qui maintient les jeunes dans leur bulle, s’impose. Restent alors comme alternative les excès de violences significatifs exprimant justement le ras-le-bol de l’incapacité à partager, informer la société des situation vécues par ces citoyens d’ailleurs (5). Dans une certaine mesure, ne pas donner à l’école ou aux structures culturelles d’éducation populaire cet objectif d’émancipation conduit à l’assignation à résidence de ces jeunes dans leurs quartiers, leur enfermement dans leurs « premières langues ».
X. Violence de société
La violence qui en découle résulte de cette incapacité à laquelle les jeunes des quartiers sont assignés. Assignation qui se retrouve d’ailleurs dans les mots de représentants de l’autorité s’adressant à des jeunes de quartier. Par exemple, en les tutoyant, les policiers refusent de leur attribuer le statut de citoyens et bouclent ainsi un processus où les mots, au lieu de libérer, enferment et conduisent à la violence insensée. De même, quand l’école et les structures culturelles n’affirment pas dans leur projet éducatif l’émancipation et la non-violence, elles exercent une violence. Celle-ci se retourne alors un jour contre elles, ce qu’illustrent les violences urbaines.
1. Séparer l’affectif du rationnel
De Michelle Quilbeuf, enseignante en maternelle, Membre du Groupement français d’Éducation nouvelle.
« En maternelle, les conditions d’entrée dans le savoir ne sont pas sans poser problème. Passer de la sphère familiale à la sphère sociale qu’est l’école nécessite pour l’enfant d’accepter d’aller vers l’inconnu en s’appuyant sur ses acquis familiaux. Il n’est pas question de les renier; ils sont indispensables. Gérer le moment de séparation du milieu familial et l’entrée dans le milieu social à 2, 3 ans nécessitent une prise en compte de ce moment difficile pour l’enfant à la fois en l’autorisant à garder un symbole familial type doudou, en l’accompagnant individuellement par la parole dans sa douleur, et en même temps,en lui offrant des propositions d’activités qui l’attirent en tant que petite personne qui aspire à l’indépendance. Toutefois, il est important de ne pas brouiller les pistes et de ne pas mêler trop d’affectif à l’apprentissage car cela empêche l’enfant d’exercer l’attitude réflexive qui permet à chacun de devenir réellement maître de ses savoirs.
L’apprentissage est un combat sur et avec soi-même et malgré soi! De ce fait, au nom d’un certain humanisme, on risque de desservir l’enfant au lieu de l’aider quand on s’appuie de manière maladroite sur son entourage « culturel » pour illustrer et construire des apprentissages. En effet, pour « motiver » l’enfant, associer la maison à une activité, partir de l’entourage « culturel » de l’enfant, risquent de créer pour lui une difficulté supplémentaire qui l’empêche d’identifier l’objet conceptuel du travail et donc d’entrer dans un usage du langage rationnel. »
2. Du modelage aux mots personnels
De François Quilbeuf, enseignant en primaire, Membre du Groupement français d’Éducation nouvelle.
« À l’école, la langue entre pairs est constituée de références communes, très axées sur le vivre maintenant et la communication immédiate. Mais comment parler, discuter, argumenter avec des élèves dont le modèle est « cassé » de Brice de Nice ou bien par la répétition des paroles salaces et grossières entendues aux heures de grandes écoute sur les télés et radios ? L’ironie et la moquerie sont des outils efficaces pour arriver quelquefois à ses fins, mais ce n’est ni un modèle, ni un présupposé à tout discours. Combien de modes sociales, de modèles sociaux avons-nous ainsi à déconstruire avant d’amener les élèves à poser une parole personnelle permettant de communiquer, de se confronter à l’autre, de construire avec lui une parole émancipatrice.
La langue des situations dans la classe est celle qui permet de résoudre des problèmes ensemble. C’est cette langue qui est supposée favoriser l’accès de l’élève à une métalangue lui permettant de revenir sur des choses, des idées évoquées dans les discours. C’est une langue qui permet de voir que, selon la façon dont on dit les choses, le résultat n’est parfois pas le même, provoquant cette prise de conscience de la valeur de l’outil langue dans le discours. C’est une langue permettant un mouvement de recul sur les situations pour mieux les dépasser et agir ainsi sur le monde. »
3. Le Hip-Hop: des mots contre la violence
De Thierry Valace, auteur-interprète et éducateur
« La culture hip-hop, née aux États-Unis, est une référence en termes de non-violence. Africa Bombatta, son initiateur, a voulu donner aux jeunes baignés dans la violence une alternative, suite à l’assassinat de son amie. À partir de là, il a quitté son gang pour œuvrer à la non-violence, donner de la joie, de l’amour dans les quartiers ultra violents par le biais de la musique. Cette culture est née de la violence et ne cesse de la combattre. Elle est synonyme pour certains de réussite, de relais de réflexion pour positiver son énergie négative et mettre des mots sur les maux. Par contre, ces pratiques peuvent inciter à la violence quand les gens sont orateurs de leur quotidien pour montrer au monde leur vécu et que leur appel n’est pas entendu. Ces jeunes se demandent alors si la démarche de bon citoyen vaut la peine, vu tous les efforts à faire en plus pour être entendus. Mon travail se situe là : permettre aux jeunes de gérer leur énergie et de faire passer leur message, d’en faire des interlocuteurs. Et là, les freins sont des deux côtés. Les institutions ne se rendent pas toujours compte que le hip-hop n’est pas une activité de loisir, mais d’émancipation, de non-violence, pour une vraie reconnaissance. »
Notas
-
Auteur de la fiche : Laurent BIHEL, Chargé de mission au Développement Social Urbain, au Mans.
-
(1) : Association issue du mariage de deux mouvements ouvriers à la fin des années 70 (le Mouvement de Libération Ouvrière et le Centre de Culture Ouvrière).
-
(2) : Ecole et savoir dans les banlieues… et Ailleurs, Bernard Charlot, Elsabeth Bautier, Jean yves Rocheix, Armand Collin, 1972.
-
(3) : Référence, la république de Platon, livre 3.
-
(4) : Référence, Jurgen Habermas, l’argir communicationnel et Gaston Bachelard, la genèse de l’esprit scientifique.
-
(5) : Dans la cité Grecques, le barbares sont ceux qui ne parlent pas cette langue. Et il ne peuvent être citoyen.