Grenoble, April 2008
Le rôle des clans somaliens dans le conflit et la construction de la paix
Source de conflit ou clé à sa résolution ?
Les clans sont fréquemment tenus pour responsable du conflit qui sévit en Somalie. Cependant, les études menées sur leur rôle dans le conflit actuel ne sont souvent pas approfondies. En effet, il faut tout d’abord étudier leur rôle traditionnel dans la société somalienne afin de mieux comprendre leur part de responsabilité dans la guerre et le rôle décisif qu’ils pourraient avoir dans la résolution du conflit.
La question de savoir qui est à la source des conflits actuels a mené à des analyses différentes, voire opposées. Tandis que les diplomates se retranchent souvent derrière l’impossibilité de réconcilier les clans somaliens, d’autres considèrent des évènements historiques et politiques comme les causes principales de l’effondrement de l’Etat et les hostilités continues. Ces analyses contradictoires mènent à des divergences quant aux stratégies à adopter pour instaurer la paix : jusqu’à maintenant, les tentatives de restauration de la paix ont échoué.
Les clans ne devraient-ils pas être davantage considérés comme des acteurs clés dans la résolution du conflit ?
Résolution traditionnelle des conflits
En Somalie, la combinaison entre la multitude de tribus nomades et la rareté des ressources naturelles est la source de nombreuses situations conflictuelles. En effet, les pâturages et l’eau, étant essentiels à la survie des tribus, engendrent régulièrement des conflits. Confrontés à cette réalité, différents peuples ont développé des méthodes de prévention et de résolution des conflits.
Cette étude se concentre sur le cas de la famille tribale des Issas en Somalie. Leur contrat socio-politique, appelé le heer, a été développé au XVI siècle. Cette époque est caractérisée par la re-tribalisation et la re-nomadisation des populations citadines qui cherchent à s’enfuir et à se protéger contre les pillages de plus en plus fréquents et violents dans les villes. Le heer a pour but de « protéger la société contre les dangers extérieurs […] et de rassembler ses membres autour des même valeurs et intérêts » (Moussa-Iye).
Il faut tenir compte du fait que l’analyse suivante est basée sur un certain nombre de principes qui ne sont pas nécessairement vérifiés dans la réalité.
La communauté internationale n’accorde que peu d’attention aux lois traditionnelles du peuple somalien car il n’y a pas de trace écrite de celles-ci. Elles ne sont transmises qu’oralement de génération en génération. Ce sont des rythmes, des rimes et des métaphores qui facilitent la mémorisation des lois. Ces méthodes traditionnelles méritent d’être étudiées en détail parce qu’elles sont d’une étonnante complexité et modernité. Par exemple, le droit de guerre traditionnel des Issas protège certains groupes de populations en cas de guerre et donne des droits aux blessés et prisonniers de guerre. Ce sont des principes que l’Europe ne connaîtra qu’à partir du XIX siècle avec les Conventions de Genève.
Le heer contient un code pénal, une constitution politique et un ensemble de règles éthiques ayant pour but de renforcer la solidarité entre les tribus et de maintenir la paix. Par la suite, nous allons nous concentrer sur le code pénal qui joue un rôle particulièrement important dans la résolution des conflits :
Contrairement à la plupart des sociétés contemporaines, les Issas s’appuient sur une justice communautaire de réconciliation et de compensation. C’est le clan en tant qu’ensemble qui est tenu coupable d’un crime commis par un individu. Le droit pénal prévoit des sanctions sociales et des peines de dédommagement. En cas de conflit, un processus de gestion de crise est mis en place, il se déroule en quatre temps :
-
Au début, la priorité est d’arrêter le conflit. C’est pourquoi des médiateurs considérés comme neutres sont chargés de calmer les partis en conflit et d’assurer un arrangement par la loi. Lorsque les Issas sont en conflit avec une autre tribu, les Sages des deux camps lancent un appel à la trêve. Calmer les guerriers et les convaincre à respecter la trêve est une tâche qui demande une grande habilité psychologique. Ce sont de vieilles femmes qui apportent ensuite un message de paix à l’autre tribu et si celle-ci l’accepte, ils conviennent d’une date et d’un lieu pour les négociations. Les Issas choisissent un négociateur qui habite près de l’autre clan et connaît sa langue et sa culture.
-
Dans un deuxième temps, les deux parties se rencontrent afin de débattre et d’exprimer leurs sentiments. Cette étape peut durer jusqu’à plusieurs mois et remplit une tâche extrêmement importante : « Ces prises de parole opèrent comme des séances de thérapie de groupes, comme une psychanalyse à travers laquelle chaque camp exprime ses douleurs, ses frustrations et par là expurge les rancœurs accumulées. » (Moussa-Iye, A.)
-
Seulement après cette phase de palabres, les responsabilités et les compensations sont déterminées. Ce processus est similaire à un procès dans une société moderne : il y a des sortes d’avocats, un greffier, des témoignages et le serment. C’est grâce à des calculs très techniques et précis que la nature des dédommagements est déterminée – ils correspondent par exemple à un certain nombre de bétails. Contrairement aux démocraties modernes, les prises de décision demandent non seulement la majorité des votes mais l’unanimité. En plus, une partie peut demander jusqu’à douze appels. Le but de ces mesures est d’atteindre le plus grand consensus possible et d’assurer le respect des accords.
-
Mais le processus ne s’arrête pas avec le redressement des torts. Pour les Issas la réconciliation est une étape tout aussi importante que les trois autres. Cela se fait par des cérémonies et souvent par l’échange de femmes en âge de se marier pour créer un lien familial entre les clans et éviter de nouveaux conflits.
Formation des clans
Généralement, les clans sont constitués selon le principe de l’héritage, le tol. Les clans sont constitués en fonction des liens de parenté entre les membres des clans. Ils peuvent être restreints ou plus larges. Les groupes restreints peuvent être intégrés dans des groupes plus larges, ayant des liens de parentés relativement évidents. Parfois, ces clans ne sont pas très grands, à cause de l’absence de liens de parenté avec les autres clans ou la faible croissance démographique au sein du clan.
Afin d’être capable de payer les dédommagements, les clans doivent être relativement larges, pour ne pas être défavorisés et se faire manipuler par les groupes plus grands. Si le nombre de personnes dans un clan composé selon le principe héréditaire n’est pas suffisant pour payer le dédommagement, il faut avoir recours à des contrats avec d’autres clans pour élargir le clan. Les clans établissent alors des alliances selon le principe contractuel du heer : les membres de chaque groupe ont un contrat informel et oral et doivent se soutenir les uns les autres et partager le paiement du dédommagement lorsqu’un délit est commis envers un autre clan. Les familles du groupe ont donc une responsabilité collective. Pendant les périodes de crise, les membres du groupe doivent partager leurs ressources avec ceux qui subissent des pertes, ce qui limite les risques individuels et facilite la réhabilitation après les périodes de crise.
De manière générale, les contrats sont faits entre groupes de taille égale, mais des groupes petits ou faibles peuvent s’allier avec des groupes plus forts, la relation qui s’établit entre ces deux groupes de taille différente est appelée sheegat : le grand groupe se substitue au petit groupe (qui adopte les chefs du grand groupe) et la survie du petit groupe dépend alors du grand groupe. Cela illustre bien la devise de la Somalie : « Either be a mountain, or else lean against one. » (Schlee, G. : 15).
Le système du sheegat implique que les groupes les plus forts imposent leurs lois aux plus faibles et défendent leurs propres intérêts. En effet, les petits groupes se font facilement manipuler par les grands groupes lors du paiement d’une compensation s’ils ne sont pas assez puissants par rapport aux autres groupes, ce qui les force à s’allier aux grands groupes et à accepter leurs règles. Nous voudrions souligner que ces « politiques de pouvoir » ne se limitent pas au cas de la Somalie.
D’après cette description, les clans semblent avoir une structure et des outils efficaces pour entretenir des relations pacifiques. Nous sommes donc à même de nous demander pourquoi ce système traditionnel ne fonctionne plus.
Les raisons de la guerre actuelle
Après avoir analysé le rôle et le fonctionnement traditionnels des clans en Somalie, nous allons maintenant étudier leur implication dans le conflit actuel. Certains donnent une entière responsabilité aux clans dans la justification du conflit. D’autres pensent que les évènements politiques et économiques qui ont eu lieu en Somalie pendant la colonisation et après la création de l’Etat somalien ont fortement bouleversé le système traditionnel des Somalis, désormais incapables de retrouver le chemin de la paix.
Tout d’abord les forces coloniales et post-coloniales ont mis en place un Etat centralisé qui était en forte contradiction avec les structures pastorales décentralisées. Dans ce contexte de lutte pour l’accession au pouvoir central, il est important d’étudier la politique de Siyad Barre, qui a installé une dictature dans le pays à partir de 1969 et celle d’Ali Mahdi et du General Mohamed Aydid dans la lutte pour le contrôle de la ville de Mogadiscio.
Le coup d’Etat de Siyad Barre et l’institution d’une dictature a fortement bouleversé le système clanique traditionnel puisqu’il a mis en place des politiques de nationalisation et sédentarisation. De plus, le système clanique est devenu un tabou. Il est devenu interdit de demander à quelqu’un de quel clan il venait. Les alliances entre clans ont été officiellement interdites et le gouvernement a empêché tout recours aux références écrites et orales sur le système clanique.
Ces interdictions peuvent s’expliquer de deux manières : D’une part, la structure clanique a toujours été la base des gouvernements en Somalie. Interdire de parler des clans permettait donc d’empêcher de parler de la base du pouvoir en place et de sa légitimité. Avec Siyad Barre, la base du pouvoir en place a été réduite a seulement trois clans :
-
Le clan des Marehan (son clan) ;
-
Celui des Ogadeen (sa mère) ;
-
Celui des Dulbahante (son beau-fils).
Ces trois clans appartiennent à la même famille : Darod. Quand son gouvernement a commencé à décliner, les clans des Ogadeen et des Dulbahante se sont peu à peu retirés, et le clan des Marehan est resté le seul clan au pouvoir. Cela montre bien le monopole d’un clan au pouvoir, contrairement au système traditionnel. D’autre part, la volonté du gouvernement était de limiter le système de dédommagements entre les clans et il a instauré la peine de mort pour ceux qui commettaient des homicides, ce qui a profondément bouleversé l’ancien système de compensation.
L’expulsion de Barre est un moment décisif dans l’évolution du conflit. En effet, avec lui le pouvoir central avait disparu. Après son expulsion, les clans eux-mêmes vont se mettre à lutter pour le retour à un pouvoir central tel qu’il avait été instauré depuis la colonisation. La modification du système clanique durant la dictature de Siyad Barre mène les clans à lutter pour la centralisation du pouvoir, système qui était pourtant en contradiction avec le système traditionnel décentralisé d’avant la période coloniale. L’expulsion de Barre est donc l’élément déclencheur de nouveaux affrontements entre clans.
Après Barre, la Somalie a été divisée en différentes zones où les clans créaient des alliances dans le but de prendre le contrôle des ressources. La ville de Mogadiscio était divisée en deux zones, l’une contrôlée par Ali Mahdi et l’autre par le General Mohamed Aydid, tous deux soutenus par des sous-clans de la même famille : les Hawije. La distinction se fait donc au niveau des sous-clans. Cela montre bien que dès lors, les clans ont une forte tendance à diviser plutôt qu’à être un moyen de maintenir des relations pacifiques, comme c’était le cas avant. Ainsi, il y a une augmentation des conflits au sein même des clans.
Pour obtenir le contrôle des ressources, Aydid s’est allié avec Ahmed Omar Jess, qui venait du clan des Ogadeen. Ainsi, plus que créer des divisions au sein même des clans, les alliances ont tendance à réunir des clans de plus en plus déconnectés les uns des autres.
Par la suite nous allons décrire quelques événements ayant contribué au bouleversement du système traditionnel des clans, cause du renforcement de tensions intérieures entre clans:
Dans les années 1970, la faillite des structures socialistes et la volonté politique du dictateur d’affaiblir le Nord ont eu pour conséquence que la sécheresse des années 1974 et 1975 provoque une famine meurtrière. Celle-ci a forcé un grand nombre de pasteurs à se réfugier dans des camps humanitaires. Par la suite ces pasteurs ont été réinstallés de force dans le Sud où ils devaient travailler comme agriculteur et abandonner leur vie nomade.
Parallèlement, suite à la guerre de l’Ogaden (1977-1978), plus d’un million de réfugiés d’ethnies somaliennes sont entrés dans le pays. La moitié de ces réfugiés s’installera dans le Nord. Par conséquent, la pression sur la terre et les ressources - déjà forte auparavant - s’est aggravée, créant des tensions au sein de la population. De plus, les membres du clan local des Isaaqs ont été de plus en plus considérés et traités comme des citoyens de deuxième classe, et cela sur leur propre territoire.
Une autre conséquence de la guerre d’Ogaden était qu’après l’échec de la Somalie, l’Etat a perdu sa crédibilité. En 1978, des membres du clan de Majerteens ont tenté un coup d’Etat. Malgré la répression de cette insurrection le premier mouvement d’opposition a été formé : le Somali Salvation Democratic Front. De nombreux autres mouvements d’opposition ont été créés dans les années qui suivirent.
Une dernière chose qui a considérablement changé la vie des Somali et leur manière de faire la guerre était la prolifération d’armes. Dans le contexte de la guerre froide, la Somalie a été soutenu par l’Union soviétique, et par les Etats-Unis après 1978. La guerre a donc changé de nature et a causé beaucoup plus de blessés et de morts qu’auparavant. Les dédommagements imposés par la loi traditionnelle ont donc beaucoup augmenté et les familles n’était plus capables de les payer.
Raisons de l’échec de l’intervention internationale
Après avoir étudié le fonctionnement traditionnel de la société somalienne et tous les aspects qui l’ont bouleversé depuis la colonisation du pays, il nous paraît fort probable que les conflits claniques actuels soient la conséquence de toute une série d’événements. Nous ne considérons donc pas les clans comme cause initiale de l’effondrement de l’Etat et du conflit continu en Somalie. Il est évident que, dans le nouveau contexte décrit plus haut, les clans somaliens ont perdu leur capacité à régler les conflits de manière traditionnelle.
D’autres approches ont donc été étudiées afin de restaurer la paix. Celles-ci ont cependant été sans succès jusqu’à maintenant. En effet, même si l’ONUSOM (Opérations des Nations Unies en Somalie) a essayé d’intégrer le système clanique dans la résolution du conflit, elle n’a pas reconnu l’importance du caractère variable des clans (les clans varient en fonction de la croissance démographique et s’allient avec d’autres clans ou se subdivisent en sous-clans). Elle n’a pas réussi non plus à soutenir les forces politiques civiles. Au contraire, elle a soutenu des leaders des milices qui n’avaient pas les compétences de résolution des conflits des chefs traditionnels des clans. Il y a aussi eu un manque de soutien des initiatives de paix au niveau local qui auraient pu faciliter la résolution des conflits par les clans eux-mêmes.
Enfin, le système de maintien de la paix des Nations Unies est profondément différent du système traditionnel somalien. D’abord, les conférences de paix ont souvent lieu hors de la Somalie (au Kenya, en Ethiopie, a Djibouti …). De plus, les représentants des communautés concernées par des conflits, comme les doyens, les commerçants ou les groupes de femmes ne sont souvent pas inclus dans les processus de paix. Comme nous l’avons évoqué, une conférence selon les méthodes somaliennes peut durer jusqu’à quatre mois alors que la plus longue des conférences des Nations Unies n’a duré que deux semaines et bien que l’ordre du jour des conférences soit le ‘maintien de la paix’ ou la ‘réconciliation’, elles s’intéressent souvent seulement a la reconstruction d’un Etat central.
L’exemple du Somaliland montre que la reconstruction de la paix et des structures politiques viables sont possible. En intégrant des approches traditionnelles dans leur résolution des conflits, le Somaliland a réussi à rétablir une situation bien plus stable que les forces internationales en Somalie. Le Somaliland est donc un exemple de l’importance de l’intégration des clans dans la résolution des conflits et du maintien de la paix.
Auteurs de la fiches :
-
Anne MAROUZE
-
Antje MENGEL
Notes
-
Sources principales pour l’élaboration de la fiche :
-
AHMED, Ismail I. ; GREEN, Reginald Herbold (1999): « The heritage of war and state collapse in Somalia and Somaliland: local-level effects, external interventions and reconstruction », dans Third World Quarterly, Vol 20, No 1, pp 113-127. < www.somali-jna.org/downloads/Heritage%20of%20war%20&%20state%20collapse.pdf>
-
CENTRE DE NOUVELLES ONU : « Somalie : la réconciliation n’est toujours pas en vue, selon un rapport de l’ONU » (paru le 08.04.08). « www.un.org/apps/newsFr/storyFAr.asp?NewsID=10020&Cr=Somalie&Cr1=Annan&Kw1=somalie&Kw2=&Kw3 »
-
MOUSSA-IYE, Ali :« ‘Paix et Lait !’ : Domestication du conflit chez les pasteurs Somalis », dans Les fondements endogènes d’une culture de la paix en Afrique : Mécanismes traditionnels de prévention de résolution des conflits. <www.unesco.org/cpp/publications/mecanismes/ediye.htm>
-
SCHLEE, Günther (2001) : « Regularity in Chaos : The politics of difference in the recent history of Somalia », Max Saale : Planck Institute for Social Anthropology. <www.eth.mpg.de/pubs/wps/pdf/mpi-eth-working-paper-0018.pdf>
-