José Pablo Batista, Guatemala, 2004
Le sommet pour le financement du développement 2002 : un révélateur des divergences Nord-Sud, Nord-Nord, Sud-Sud
À propos de la quête d’alternatives pour construire le monde de demain, l’Amérique latine ne constitue pas « un seul bloc ». Elle est traversée par des tendances divergentes, voire opposées, où conflictualités et convergences vont bon train.
Mots clefs : Le libre échange peut-il aider à la paix ? | Réorganisation de l'économie pour le partage équitable des biens à l'échelle mondiale | Coopération Nord-Sud | Communauté Internationale | ONU | Institutions Economiques Internationales | Autorités et Gouvernements locaux | Etablir des concertations multilatérales pour préserver la paix | Réformer les rapports économiques pour préserver la paix
Le « Sommet sur le financement du développement » s’est ouvert lundi 18 mars 2002 à Monterrey, avec la participation de 300 ministres de 157 pays du monde entier. Les débats au plus haut niveau ont débuté le 21 mars avec la participation de 58 chefs d’État ou de gouvernement, dont M. George W. Bush, l’Espagnol José Maria Aznar (au nom de l’Union européenne), Jacques Chirac, la plupart des chefs d’État d’Amérique latine : le Vénézuélien Hugo Chavez, actuel président du G77 (qui regroupe 133 pays en développement), le Cubain Fidel Castro, le Colombien Andrés Pastrana, l’Argentin Eduardo Duhalde, etc. Furent présents également tous les représentants des pays les moins développés qui attendaient des décisions précises et importantes pour les aider à lutter contre la pauvreté. Organisé à l’initiative du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, ce sommet fait partie d’un long processus qui devrait aboutir, à l’horizon 2015, à la réduction de la moitié de la pauvreté dans le monde. Il s’agit d’un objectif ambitieux que la communauté internationale s’est fixée lors du sommet du Millénaire, septembre 2000.
Le document final « Consensus de Monterrey », adopté par les chefs d’État et de gouvernement, propose la mise en place d’un système économique mondial véritablement équitable favorisant l’élimination de la pauvreté. Il est axé sur deux choix fondamentaux :
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La responsabilité de tous. Tous les pays ont la responsabilité d’investir leurs ressources au service du développement de tous. Les pays sous-développés ou en voie de développement ont la responsabilité de s’attaquer aux pratiques qui font obstacle à leur développement ainsi que de s’investir sérieusement dans leur propre développement et dans celui de ceux qui sont plus démunis. Les pays développés, pour leur part, ont la responsabilité d’être des acteurs du développement de tous ceux qui sont démunis. Ils doivent éradiquer les pratiques qui font obstacle au développement des autres. Tous les pays doivent s’investir dans la construction d’une communauté internationale responsable.
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La solidarité internationale. Le véritable développement n’est pas uniquement le résultat de la générosité des riches envers les pauvres (cette pratique pouvant servir à développer des phénomènes d’intervention, voire de domination des pays pauvres par les pays puissants). Il faut privilégier les échanges commerciaux, notamment agricoles, entre tous les pays, afin de produire de la croissance au sein des pays les plus démunis. Pour cela, il faut mettre la coopération financière et technique internationale au service du développement et, en général, orienter la structure économique internationale au service du développement par le biais d’une cohérence des systèmes monétaires, financiers et commerciaux internationaux. L’un des gestes à mettre en place concerne l’allègement significatif de la dette extérieure de pays en voie de développement, spécialement des pays les plus démunis, afin qu’ils puissent investir leurs énergies dans le développement. Il s’agit de construire une communauté internationale solidaire.
Ces deux grands axes étant officiellement établis, quels sont les enjeux se trouvant derrière ?
Le perspectives de l’Europe et des États-Unis : complémentarité ou divergence ?
Les deux grands donateurs de l’aide au développement, l’Union européenne et les États-Unis, ont exprimé deux perspectives différentes d’une politique internationale du développement.
L’Union européenne privilégie l’augmentation substantielle de l’aide publique au développement et de l’appui qu’elle représente pour les pays les plus pauvres. Elle a réaffirmé son approche selon laquelle les pays développés doivent s’imposer à eux-mêmes un niveau minimal d’aide au développement. M. Prodi, président de la Commission européenne, a confirmé l’engagement de l’Union européenne à porter le niveau de son aide publique au développement (ADP) à 0,7 % de son produit national brut, « Un objectif que plusieurs États membres ont déjà atteint et dépassé », a-t-il rappelé. Cet objectif avait été fixé à l’occasion d’une conférence des Nations unies en 1969. Depuis seuls quelques pays d’Europe du Nord sont parvenus à ce niveau, les autres étant loin d’atteindre la barre de 0,7 %.
Pour sa part, le président des États-Unis a plaidé pour le remplacement de ce qu’il a appelé « la logique de l’Assistanat » par « la logique du Partenariat ». Il a invité tous les pays du monde au lancement d’un nouveau pacte en faveur du développement accordant à l’aide internationale un nouveau statut : celle-ci doit être efficace. Elle viendrait accompagner des réformes sociales, économiques et politiques à l’intérieur des pays favorisés en vue d’instaurer et de soutenir les conditions matérielles et symboliques nécessaires au développement. Il a appelé les pays développés non seulement à partager leurs richesses avec les pays plus pauvres, mais aussi à s’investir pour favoriser au sein de ces pays les conditions qui aident à produire cette richesse : la liberté politique, la liberté économique, l’État de droit, le respect des droits de l’homme, etc. Pour lui, il ne s’agit pas uniquement de donner des quelques fruits de la richesse aux pauvres, mais de leur permettre de la produire.
Une nouvelle éthique s’impose pour bien réussir ce changement fondamental de pratique. Il faut passer d’une éthique de la générosité des riches envers les pauvres à une éthique de la responsabilité de tous. Une responsabilité qui doit s’exprimer à deux niveaux. D’une part, dans le combat efficace contre de nombreux phénomènes qui peuvent entraver le développement : le gaspillage des ressources, la violence, la corruption, etc. D’autre part, dans l’investissement dans des actions qui favorisent le développement : l’éducation, la santé, les infrastructures, les échanges commerciaux, etc. « Je suis ici pour réaffirmer la volonté des États-Unis d’apporter de l’espoir et d’ouvrir des horizons pour les gens les plus démunis, et pour appeler à la mise en place d’un nouveau contrat pour le développement qui se caractériserait par une plus grande responsabilisation des pays riches, comme des pays pauvres », a expliqué le président Bush.
Au cœur de cette proposition, la notion d’efficacité économique. M. Bush expliquait que les pays développés ne doivent pas uniquement mettre l’accent sur les chiffres de l’aide apportée, mais aussi sur les conséquences effectives de leur aide auprès des populations défavorisées. Car le développement n’est pas fonction uniquement de la générosité du pays donateur, il est aussi fonction de la capacité de la population aidée à utiliser efficacement cette aide. « Depuis des décennies, le succès du développement n’a été mesuré qu’au travers des ressources dépensées, pas des résultats atteints. Déverser de l’argent sur un immobilisme stérile est peu efficace pour aider les pauvres et peut, au contraire, retarder le progrès des réformes », a-t-il affirmé. M. Bush veut en finir avec l’établissement « des niveaux arbitraires » d’aide, et passer à une politique axée sur les résultats : voulant parler par l’exemple, M. Bush a informé tous les participants sur le lancement d’un programme de 10 milliards de dollars sur trois ans qui débuterait par l’octroi d’une aide financière aux premiers pays qualifiés dès 2003. À partir de l’année fiscale 2007, les États-Unis fourniraient, en outre, 5 milliards de dollars par an aux pays pauvres se caractérisant par « leur bonne gouvernance, leur investissement dans la population et l’encouragement donné à la liberté économique », a-t-il précisé.
Cette approche semble illustrer l’un des nombreux effets pervers des attentats du 11 septembre. En effet, pour expliquer ces mesures, le président américain a établi un lien entre pauvreté et terrorisme. « Nous luttons contre la pauvreté parce que l’espoir est une réponse au terrorisme », a-t-il indiqué. « Nous allons nous attaquer à la pauvreté, au dénuement, au manque d’éducation et aux gouvernements incapables qui, trop souvent, laissent s’installer des situations que les terroristes peuvent retourner à leur avantage. »
S’agit-il d’une évolution de fond dans l’approche de l’aide internationale au sein de l’administration républicaine ? Si c’est le cas, il serait possible de parler de divergences complémentaires entre l’approche actuelle des États-Unis et celle de l’Union européenne. S’agit-il plutôt d’une réaction conjoncturelle ? Dans ce cas, il s’agirait d’une politique aléatoire pour les États-Unis et hasardeuse pour les pays ainsi aidés.
L’Amérique latine et son Nord : des conflictualités et des convergences
Le « Groupe des 77 » (Forum international constitué par quelque cent-trente pays en voie de développement, actuellement animé par quelques leaders, notamment latino-américains) a dénoncé les limites du « consensus de Monterrey » et exprimé sa déception. Deux interventions peuvent illustrer cette démarche :
Le président vénézuélien Hugo Chavez a exigé que soit reconnu et décrété « un état d’urgence sociale dans le monde » pour lutter d’une façon efficace et sincère contre la pauvreté. Il a affirmé que les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI en échange de son appui financier constituent un « venin mortel » pour les pays pauvres. Selon lui, les conséquences négatives et les effets pervers de tels ajustements produisent des situations sociales très critiques favorisant l’émergence de rébellions, de guerres civiles et de coups d’État.
Pour sa part, Fidel Castro a accusé le néo-libéralisme d’être le coupable de l’augmentation quantitative et qualitative de la pauvreté et de la misère dans le monde, produisant faim, maladie et mort, spécialement pour les plus démunis. Le nombre toujours important de personnes et de populations entières qui meurent de faim, de maladie, etc. sont les effets directs du système capitaliste imposé au monde entier. Il s’agit, pour lui, d’un « véritable génocide ».
En revanche, d’autres responsables politiques latino-américains soutenaient la démarche du sommet ainsi que la position du gouvernement des États-Unis. Des gouvernements traversant des situations de difficultés extrêmes tels que le gouvernement nicaraguayen à la tête du deuxième pays le plus pauvre de l’Amérique latine ou le gouvernement colombien à la tête d’un pays profondément meurtri par un conflit armé de plus en plus complexe et dramatique ou le gouvernement argentin à la tête d’un pays en banqueroute, n’ont ni les capacités ni l’intérêt à exprimer des postures critiques. Ils ont besoin d’aide. D’autres gouvernements encore soutenaient la démarche non pas par obligation mais par convergence de vues, notamment l’actuel gouvernement mexicain de Vicente Fox.
L’Amérique latine ne constituait donc pas « un bloc contre les États-Unis ». Elle s’est révélée traversée par des tendances divergentes, voire opposées, où conflictualités et convergences vont bon train, pour l’instant.
Quelques questions restent ouvertes :
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La façon dont ce sommet a été organisé donnait l’impression que les grands choix avaient été faits à l’avance. Le texte proposé dès le premier jour destiné à constituer la déclaration finale laissait peu de place aux apports des uns et des autres. Face aux pays développés, ressentis parfois comme donateurs, parfois comme banquiers, parfois comme « arrogants », des responsables latino-américains regrettaient l’absence de marge de négociation. Ce sommet, peu ouvert à la pluralité et aux multiples richesses du monde, reproduisait bien les inégalités de la prétendue « communauté internationale ».
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Dans l’Amérique latine des années 1970 – 1980, il était facile de désigner les responsables de la pauvreté, ils étaient fondamentalement au nombre de trois : le conflit armé entre les dictatures d’extrême droite et les guérilleros d’extrême gauche, l’absence de démocratie et le manque d’un système économique libéral. Au seuil du XXIe siècle il n’est plus possible de désigner des responsables. La plupart des pays latino-américains ont mis en œuvre les réformes structurales et les changements demandés par les États-Unis et par le FMI : la majorité des pays sortis des conflits armés internes, possèdent un régime pro-démocratique et un système économique libéral. Cependant, malgré ces changements, la pauvreté demeure, quand elle ne s’aggrave pas - dans ce sens l’Argentine actuelle est un exemple, sinon un avertissement. Tout en acceptant les conditions de ce partenariat (lutte contre la corruption, économie de marché, bonne gouvernance, démocratie), les gouvernements latino-américains ont réclamé un accès non discriminatoire aux marchés occidentaux, en particulier dans le secteur agricole, qui fait vivre chez eux plus de la moitié de la population. Ils ont aussi réclamé des efforts supplémentaires pour alléger le fardeau de la dette. Ne serait-il pas opportun de définir la politique du développement international en termes de « justice » à l’échelle planétaire, plus qu’en termes de « solidarité », voire de « générosité » ?
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Nombreux furent les responsables politiques latino-américains ayant manifesté leur inquiétude par rapport à un nouveau phénomène : le fait que des représentants des grandes ONG internationales, jouant le rôle de « véritables représentants de la société civile », mettaient toutes leurs ressources au service d’une stratégie dangereuse, celle de délégitimer les gouvernements des pays sous-développés où en voie de développement, démocratiquement élus, afin que le dialogue sur le développement soit instauré entre l’occident développé et les dirigeants des grandes ONG, alors que ces derniers ne peuvent réaliser leurs actions et produire leur puissance que grâce aux bailleurs de fonds des pays développés.
Si on a dénoncé le fait que l’aide publique au développement donnée aux gouvernements des pays pauvres est partie dans des mécanismes de corruption, n’est-il pas possible de dénoncer la possibilité que l’aide au développement canalisée via les ONG légitime des alliances financières entre l’occident et ses ONG en vue de contourner la démocratie locale des pays bénéficiaires de cette aide ? La question ici posée concerne les articulations entre politique et économique. Entre, d’une part, les autorités politiques qui, ayant la légitimité que leur donne l’élection populaire sont souvent en manque de ressources et, d’autre part, les responsables des ONG internationales qui, eux, possèdent les ressources mais qui ne tirent leur légitimité que de la puissance financière de leurs organisations.
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Ce sommet, le premier à l’échelle mondiale après les attentats du 11 septembre 2001, confirme la tendance géopolitique actuelle d’affirmation d’une seule hyperpuissance planétaire se plaçant comme le centre, autour duquel, par des anneaux concentriques, le reste des continents, des blocs et des pays sont positionnés. La proximité autour du centre étant déterminée par la bonne articulation entre puissance et soumission : dans un schéma concentrique, une nouvelle hiérarchisation et de nouvelles relations internationales.
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L’approche géopolitique de l’hyperpuissance mondiale est aujourd’hui fondée sur une conception religieuse des relations. Les pays, les peuples et les personnes pouvant être classifiées selon les deux grandes catégories morales classiques : le bien et le mal. Le rôle géostratégique des États-Unis est celui de punir les méchants et de récompenser les justes. Les pays qui observeront les nouveaux commandements mériteront le salut, ce qui en termes économiques veut dire la coopération des États-Unis. Cette mixtion de géopolitique et de religion est l’un des éléments qui a le plus caractérisé la définition des principes pour le développement du monde.
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Malgré les discours volontaristes des uns et des autres, du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, sur la nécessité d’établir une coalition mondiale, une sorte de « mondialisation de la solidarité », orientée vers la lutte contre la pauvreté dans le monde, l’esprit paraissait absent. Par rapport aux souffrances éprouvées par des millions d’hommes et de femmes, d’enfants et de vieillards vivant et mourant dans la pauvreté la plus indigne, ni la honte ni la révolte étaient au rendez-vous : les mesures prises sont loin, très loin d’une véritable reconnaissance de la dignité de toute personne.