Montargis, 2000
La médiation interculturelle
Depuis une vingtaine d’années en France, des femmes et des hommes agissent pour transcender les clivages (isolement, ignorance, différends, conflits…) qui privent la cité de dialogues entre les personnes et les cultures, d’espace de citoyenneté, en fin de compte de projets d’avenir. Mais les contours théoriques et donc pratiques de cette nouvelle approche sont un peu flous.
Qu’il me soit permis ici d’en tracer les contours sans la limiter, de lui donner un corps, par des exemples, mais aussi un esprit en traitant de quelques réflexions déontologiques, réflexions dont on ne peut pas faire l’impasse si l’on veut franchir le gué pour comprendre toute la particularité et la difficulté d’être médiateur afin que chacun puisse devenir le citoyen actif dont notre société a tant besoin…
À l’origine d’une demande de médiation, un médecin en PMI, Protection maternelle et infantile (1). Ce dernier a constaté qu’une mère malienne, malgré les conseils d’une infirmière PMI, n’a pas fait soigner ses deux jeunes enfants à l’hôpital. La personne qui exerce une fonction de médiation explique alors à ce médecin que lors de sa rencontre avec la famille et le père, elle a découvert qu’il n’était pas informé du problème car sa femme nouvellement arrivée du Mali ne connaissait pas le français ni le rôle d’une consultation PMI. Le père dira même que sa femme « n’a pas compris qu’il fallait aller à l’hôpital, car chez nous quand on va au dispensaire, on nous soigne directement ».
Premier malentendu que la médiatrice a dû désamorcer ainsi que bien d’autres. Par exemple, au pays, on ira consulter le marabout qui parlera de possession ou de mauvais oeil. Ici, nous parlerons d’un diagnostic établi par électro-encéphalogramme. Depuis les différentes interventions de la médiatrice, le médecin, désormais plus vigilant, tente de bien faire comprendre le rôle des différentes structures médicales en France, à l’aide d’un traducteur s’il le faut. La famille malienne, quant à elle, se souvient que la PMI n’est pas le dispensaire et qu’il faut envoyer son enfant à l’hôpital pour les soins.
Voici un autre exemple. Parfois, la migration crée des situations de tension qui provoque des conflits non seulement avec la société d’accueil mais aussi dans la famille. C’est le cas d’une jeune femme subissant les violences de son mari, originaire du Zaïre et sans travail. L’assistant social juge, sans rencontrer le mari, que cette violence est pathologique et propose un placement. La médiatrice rencontre alors le mari qui vit très mal le fait de ne pas pouvoir faire reconnaître ses diplômes en France, d’être au chômage et de ne pas être consulté lors des décisions qui concerne sa famille. C’est le sentiment d’échec sur toute la ligne.
La médiatrice s’épaule alors d’un sage d’Afrique de l’Ouest qui explique à ce mari déboussolé par sa situation en France les valeurs communes au continent africain. « Pour être respecté, il faut d’abord respecter les siens en s’assurant de leur sécurité matérielle », déclare-t-il en lui suggérant de rechercher activement du travail même si celui-ci ne correspond pas à son niveau d’étude. Le mari suivra les conseils du sage et retrouvera rapidement du travail et la considération de ses proches, ce qui lui fera abandonner progressivement toute violence. La médiatrice s’est entretenue également avec l’épouse pendant les recherches d’emplois du mari. La médiation au sein de la famille a porté ses fruits. Ce qui n’est pas le cas de l’environnement institutionnel. Comment l’assistante sociale comprendra-t-elle que le mari a pu cesser d’être violent alors qu’elle ne connaît ni les facteurs sociaux (la migration et le chômage) et culturels (le rôle du père) qui sont à l’origine de cette situation ?
Ceci montre la difficulté de mener à bien une médiation car cette dernière doit réguler les interactions entre toutes les parties en présence et ne doit pas se contenter de rétablir le dialogue entre plusieurs membres d’une famille. Ce travail devra donc se faire également du médiateur vers l’assistant social pour que la communication soit restaurée non seulement dans la famille mais aussi entre la famille et l’environnement social et institutionnel.
Cette complexité grandissante de notre société est source de conflit avec divers services de l’État, et notamment avec les services sociaux, qui sont en fait peu préparés à affronter de telles situations. Qui plus est, ils sont partie prenante du conflit qu’ils provoquent parfois. Ils n’ont donc pas la bonne position pour aborder les difficultés ou le conflit. C’est pourquoi certains travailleurs sociaux décident de faire appel à un tiers extérieur à la communauté d’origine concernée et extérieur au service social également.
La médiation est, dès lors, l’intervention d’un tiers indépendant et neutre entre des individus ou des groupes afin de leur permettre de mieux comprendre leur univers réciproque de codes, valeurs, comportements… Ce tiers, extérieur aux parties et sans mandat si ce n’est celui créé par la volonté propre et libre de chaque demandeur de médiation, tente par sa présence de replacer chaque interlocuteur dans une position d’égalité, de responsabilité et d’écoute.
La médiation se développe dans différents domaines — famille, entreprise — ou tout simplement entre des citoyens et les différents services de l’État (école, santé, justice). Quant à la médiation interculturelle, elle intervient dans tous les domaines précédemment cités, mais plus particulièrement au niveau de l’intégration des populations issues de l’immigration. Tout en connaissant les valeurs des uns et les modes de fonctionnement des autres, le médiateur tentera alors d’améliorer la compréhension et la communication des deux parties pour qu’elles trouvent elles-mêmes une troisième voie à leur conflit et ne se retranchent pas vers des solutions toutes faites qui prolongeraient un statu quo stérile. Ce qui aurait pu être le cas si l’assistante sociale, dans le second exemple, avait maintenu la décision de placement.
Rendre l’assistanat inutile
Précisons ici que le médiateur interculturel n’a pas vocation à trouver des alternatives qu’il proposerait lui-même aux parties afin qu’elles aboutissent à un accord. Ce n’est pas un négociateur. Le changement de comportement du père n’est dû qu’à lui-même. Le médiateur lui a simplement donné les éléments pour mieux comprendre. Une fois chaque partie sur l’autre rive, le médiateur s’estompe, disparaît. Sa tâche est de rendre l’assistanat inutile et non pas de le conforter. Le médiateur n’est pas celui qui fait passer la pilule plus facilement grâce à la confiance qu’il a obtenue. C’est un empêcheur de tourner en rond qui doit, avec toute son honnêteté et le respect de la déontologie de cette fonction (2), résister à toutes les tentatives des parties d’user de leurs pouvoirs et ainsi de ne pas prendre leurs responsabilités. Cette fermeté est trop souvent négligée, voire ignorée par les acteurs de terrain qui s’autoproclament médiateurs alors qu’ils ne sont, en réalité, que des assistants sociaux bis qui font plus de mal que de bien.
Ces dangers une fois soulignés, dangers qui concernent tous les types de médiation, précisons les enjeux que symbolise la médiation interculturelle. La médiation interculturelle s’est développée en France essentiellement à partir des années quatre-vingt lors d’une nouvelle étape dans l’histoire de l’immigration, celle du regroupement familial. C’est à cette époque que le retour au pays est devenu, pour de nombreux travailleurs migrants, improbable. Ces derniers ont fait venir femmes et enfants en France. Les familles migrantes se retrouvent dès lors face au dilemme de préserver les valeurs de la société d’origine tout en s’adaptant à celle de la société d’accueil. En somme, il y a nécessité de ne pas oublier les traditions et de prendre en compte le fonctionnement social et institutionnel de la France.
Par ailleurs, la médiation révèle que bon nombre d’institutions sont trop rigides dans leur fonctionnement pour adapter leurs services aux personnes issues de l’immigration. Et il en est malheureusement de même pour les Franco-français que la crise actuelle marginalise (3). La médiation, espace ternaire par essence, montre bien, au sujet de l’interculturel, que l’intégration demande à chaque partie de faire un pas de l’une à l’autre. Les populations immigrées doivent respecter les règles de la société d’accueil mais elles doivent également être accueillies dans le respect de leurs identités.
Cette dynamique ternaire, qui comble une distance culturelle, ne s’arrête bien souvent pas là. Car la distance culturelle ne doit pas occulter de multiples distances sociales qui sont toutes aussi, sinon plus, difficiles à combattre. Et c’est bien là l’enjeu de la crise sociale que nous traversons. « Mutation migration », le destin des immigrés est aussi celui de notre société toute entière. Pour faire face à la crise la France devra, elle aussi, s’inventer de nouvelles passerelles afin d’atteindre l’autre rive… tout en n’oubliant pas ce qui constitue ses fondements, c’est-à-dire les droits de l’Homme, de tous les hommes.
Notes
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Auteur de la fiche : Alain Ruffion, journaliste.
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1. Les deux exemples de médiation interculturelle de cet article ont été cités par madame Myrte Mikolasek à l’occasion d’un congrès de l’Association pour la recherche interculturelle.
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2. Un code de déontologie a été élaboré par le Centre national de la médiation, 127 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris.
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3. Lire L’Insertion en question, ouvrage collectif de l’association Culture et Liberté publié chez L’Harmattan, éditeur.