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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse Dossier : L’intervention Civile de Paix

, Paris, octobre 2001

Intervenir au nom des Droits de l’Homme

La référence aux Droits de l’Homme, dans l’Intervention Civile pour rétablir la paix, exige des préalables, parfois difficiles à cerner.

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Il m’est impressionnant d’ouvrir nos travaux sur la signification de l’Intervention Civile de Paix, même si c’est une question que l’on porte, que l’on peut porter de mois en mois, d’années en années, à l’intérieur d’un travail de formation aux Droits de l’Homme. Je voudrais présenter une série de réflexions autour du terme « intervention ». Cela ne vous surprendra pas que le philosophe soit un peu philologue, c’est-à-dire quelqu’un qui s’intéresse aux termes que nous employons, à leur signification. Pourquoi parlons-nous d’« intervention », que veut dire parler d’intervention, en l’occurrence d’Intervention Civile de Paix ?

Que signifie « intervenir » ?

Ma première remarque consiste à remarquer que le terme « intervention » est polysémique, c’est-à-dire qu’il est multiple dans ses significations. On parle d’intervention pour de nombreux actes ou actions dans lesquels nous nous risquons diversement :

  • l’intervention chirurgicale - ce n’est pas de celle-là dont je parlerai - ;

  • l’intervention diplomatique ;

  • l’intervention humanitaire ;

  • l’intervention militaire…

Ce que je fais en ce moment devant vous est également une intervention. On m’a demandé d’intervenir vingt minutes ! Le terme « intervention » est donc approprié très diversement.

Deuxième remarque. Vouloir intervenir, c’est toujours vouloir entrer dans le cours d’une histoire. Je ne vais pas faire ici allusion à de nombreux philosophes, mais je suis pour ma part marqué par mon travail sur Hannah Arendt. J’ai insisté dans cette recherche sur l’enjeu de l’action qui consiste à entrer dans le cours de l’histoire, dans le jeu des débats, à être pour quelque chose dans l’histoire. On entre dans l’histoire par l’acte, par la présence, et par la parole. Il nous faudrait réfléchir sur ces trois termes. Il est convenu généralement que l’on intervient par la parole ou par l’acte. J’y ajoute la présence. Ayant été moi-même initié à la négociation et à la médiation non-violente, il y a un certain nombre d’années, j’estime important que l’on honore la présence, en termes d’écoute, en termes dans ce qui caractérise l’intervention. Présence en termes d’écoute, de reformulation des besoins, de propositions.

Si nous voulons intervenir, c’est que nous voulons briser le jeu d’un certain nombre de conséquences, d’actions antérieures. Briser ou du moins infléchir des actions, des paroles qui nous ont précédés. Nous voulons donc prendre un peu de distance ou réintroduire un peu d’espace dans un jeu de conséquences qui, pour une part, enferme ceux qui sont dans ce processus des conséquences d’un acte.

Troisième remarque. Entrer dans le jeu des acteurs suppose que nous prenions conscience de ce qui s’y joue, que nous nous inscrivions dans le jeu des actions qui ne sont pas les nôtres, et qui nous précèdent. La grande difficulté, me semble-t-il, dans l’intervention, et en l’occurrence dans l’intervention civile, c’est qu’il y a à la fois une volonté d’intervenir, et qu’il existe en même temps une part de notre intervention qui nous échappe. Nous intervenons, nous parlons, mais que cela produit-il ? Il y a dans l’intervention civile, comme dans toute posture de médiation, une part volontaire, mais aussi une part cachée, une part qui nous échappe. Nous ignorons ce que produira notre intervention.

À cet égard, l’action humanitaire et la relecture de l’action humanitaire, telle que nous essayons de la pratiquer dans le séminaire de notre Institut, s’inscrivent dans le jeu des conflits, dans la diversité des volontés et dans la diversité des projets. Et si j’avais le temps, je donnerais quelques exemples de terrain, en particulier relatifs à l’Afrique des Grands Lacs, que je connais plus particulièrement, pour montrer que toute action humanitaire exige de prendre en considération la diversité des interventions, la diversité des approches, la diversité des projets, ainsi que la complexité des interprétations.

Quatrième remarque. L’intervention est aussi un risque. Nous prenons le risque d’une présence, d’une parole, d’une action. Comment tout cela va-t-il être interprété ? Pour le dire en d’autres termes, notre intervention est nécessairement contextualisée. Elle s’inscrit dans un contexte. En elle-même, elle n’a pas tout son sens. C’est le contexte, c’est-à-dire le regard de ceux avec qui nous sommes engagés, qui nous renverra au sens, à l’enjeu, aux implications de ce risque.

Cinquième remarque. En intervenant, nous sommes « entre d’autres », « entre des acteurs ». Inter-venir, c’est venir entre des acteurs que nous n’avons pas nécessairement choisis. Nous sommes entre des actions; j’allais dire nous sommes entre plusieurs feux. Dès l’instant où nous intervenons, nous sommes dans cet « entre nous », partie prenante d’un conflit, que nous voulions ou non garder nos distances. Nous sommes donc situés dans un espace de confrontation, dans un espace de lutte entre des intérêts. Cet « entre nous » doit nous faire réfléchir, nous amener à la lecture critique de notre intervention pour tenter d’y distinguer ce qui est prometteur, et ce qui est inefficace, pour résoudre un conflit.

Sixième remarque. Où sommes-nous? D’où venons-nous? Où voulons-nous aller ? La question du lieu, de l’espace et du temps de notre mission pose la question de notre engagement, au cœur même de la temporalité. La lecture éthique se déploie en ces termes.

Septième remarque. Il y a toujours dans les situations de conflit des luttes d’intérêt, y compris parfois avec d’autres intervenants. Nous ne sommes jamais complètement seuls à intervenir. Quand nous intervenons nous découvrons que d’autres interviennent également. Nous n’avons pas nécessairement les mêmes logiques. Il nous faut prendre en compte dans la signification, dans l’enjeu et le poids de notre intervention, l’intervention des autres. C’est vrai du côté de ceux qui travaillent dans l’humanitaire, mais aussi parmi les intervenants civils de paix. Il est donc très important qu’il y ait une volonté permanente d’une négociation ou d’une médiation entre les divers intervenants.

La complexité de la référence aux Droits de l’homme

Ces remarques me conduisent à une série de réflexions, plus particulièrement centrées sur la référence aux Droits de l’Homme, conformément au sujet qui m’a été demandé pour ce Colloque. Là aussi, je désire vous proposer sept points d’entrée, sept ancrages, à débattre.

Première réflexion. L’expression « au nom des Droits de l’Homme », comme tout ce qui commence par « au nom de », doit nous questionner. C’est le réflexe du philosophe qui revient ! Qu’induit le « au nom des Droits de l’Homme » ? Les Droits de l’Homme n’existent pas, ce sont des hommes qui existent, des instances, des institutions, des groupes. Au nom de qui intervenons-nous quand nous disons que nous intervenons « au nom des Droits de l’Homme » ? Nous intervenons en notre nom propre, comme au nom d’un pays, d’une communauté, d’une instance. Cette clarification est importante pour qu’il n’y ait pas de malentendu sur notre mandat d’intervenant.

Quelle est l’autorité des Droits de l’Homme ? Se référer aux Droits de l’Homme, estime-t-on, signifie que cette référence fait autorité. Mais quelle est donc cette autorité qui garantit les Droits de l’Homme ? Comment est comprise cette référence aux Droits de l’Homme dans l’intervention concrète que nous faisons, en Haïti, en Colombie, en Afrique ou ailleurs ?

Notons également qu’intervenir au nom des Droits de l’Homme induit que cette référence va faire progresser des Droits de l’Homme bafoués. Est-ce toujours exact ?

Poser ces questions, c’est vouloir aborder la question centrale de la légitimation de l’intervention. Dire « au nom des Droits de l’Homme », signifie que nous légitimons notre intervention au nom des Droits de l’Homme. Il importe alors de toujours préciser les lieux et les instances auxquels nous nous référons pour être honnêtes dans nos interventions.

Deuxième réflexion. Comment situer une action au nom des Droits de l’Homme ? Comme mes collègues juristes l’affirment, c’est parce qu’il y a un Droit International qui traduit les Droits de l’Homme. S’agit-il d’une légitimation au nom d’une éthique du droit ou d’une éthique qui excède le droit, à travers une certaine représentation de l’homme libre, une certaine représentation de la solidarité humaine, de l’humanité comme communauté ? L’action humanitaire nous a montré, depuis vingt-cinq ans plus particulièrement, la nécessité de dire que certaines choses sont inadmissibles. Rappelons que c’est l’indignation humanitaire qui a fondamentalement engendré l’action humanitaire.

Agir au nom des Droits de l’Homme peut cacher une légitimation de type idéologique, en confortant des positions politiques, voire à habiller certains discours politiques.

Il convient, à mon sens, de toujours « travailler la légitimation » d’une intervention au nom des Droits de l’Homme. Cette légitimation passe par la traduction des droits fondamentaux, par le Droit International, aussi bien que par le Droit interne des pays, en traitant de ce que l’on appelle un « consensus juris », c’est-à-dire le pacte fondateur de toute élaboration juridique.

Il nous faudrait également travailler sur la légitimation par l’éthique, qui requiert l’explicitation de principes en termes de dignité, en termes de réciprocité, et, j’ajoute depuis quelques temps, en termes aussi de vulnérabilité. La légitimation idéologique et ce raisonnement utilitariste fragilisent bien entendu cette référence.

Ce que montre l’histoire de la référence aux Droits de l’Homme, dans les années passées, est que nous oscillons en permanence autour d’une légitimation de type éthique ou juridique. Elle demanderait à être plus explicitée, avec ses concepts et ses valeurs. Que mettons-nous sous les termes de « dignité de la personne humaine », « de communauté humaine », « de réciprocité », « de vulnérabilité » ?

Troisième réflexion. Elle se réfère à la question de l’universalité des Droits de l’Homme. Pendant longtemps, les promoteurs des Droits de l’Homme ont légitimé les interventions au nom des Droits de l’Homme par le fait que nous avions affaire à une référence universelle ou à visée universelle. Comme vous le savez, le procès de l’universalité des Droits de l’Homme nous a amenés, comme intervenants au nom des Droits de l’Homme, à être beaucoup plus prudents sur cet argument de l’universalité pour partir de plus en plus de la régionalisation des Droits de l’Homme, c’est à dire de la traduction culturelle, et locale des Droits de l’Homme. Il me paraît difficile d’intervenir au nom des Droits de l’homme sans partir désormais des traductions particulières, locales, des Droits de l’Homme, ce qui n’est jamais une mince affaire, comme vous le savez, car il importe que nous nous situions dans le dialogue des cultures, tout en étant d’une culture singulière.

Quatrième réflexion. Existe-t-il un noyau dur des Droits de l’Homme, c’est-à-dire des droits intangibles, et des droits qui seraient, pardonnez-moi l’expression, moins urgents que d’autres. Ce débat, qui n’est pas tranché, soulève de nombreuses rencontres entre Instituts des Droits de l’Homme, universitaires, Unesco et autres institutions. C’est un débat extrêmement subtil, car il contient en lui-même un autre débat, également délicat : existe-t-il une primauté de droits sur d’autres droits ?

Un certain nombre d’interlocuteurs vous diront qu’il est urgent de commencer par les droits civiques et politiques. Quand on le pourra, on mettra ensuite en œuvre les droits sociaux, économiques et culturels. Comme si les droits économiques et culturels n’étaient pas des droits politiques ! Comme si, en fonction des moyens, on pouvait passer aux droits à la santé, à l’éducation ou à la culture ! La question est grave, comme vous le sentez, car effectivement nous sommes dans des contextes où les moyens sont effectivement limités. Nous sentons très bien que l’accès à l’éducation, à la santé ou à la culture forme des citoyens, contribuent à la citoyenneté. Le débat est donc complètement pipé si l’on oppose les trois générations de Droits de l’Homme : les droits civiques et politiques, les droits économiques et les droits sociaux. Il s’agit de les penser ensemble, et de les mettre en œuvre conjointement.

Cinquième réflexion. Les diverses interventions au nom des Droits de l’Homme en appellent, à un moment ou à un autre, à la reconnaissance par la communauté internationale des transgressions en matière de Droits de l’Homme. Qu’elle est donc cette autorité ? Quelles sont les conditions de cette autorité ? Quels en sont les moyens ? Quel consentement les États lui accordent-ils ?

Sixième réflexion. Elle a trait à la question de la qualification des actes attentatoires aux Droits de l’Homme. Si nous intervenons, c’est parce que nous pensons qu’un certain nombre d’actes, de pratiques ou de positionnements politiques sont attentatoires aux Droits de l’Homme. Mais, nous avons, là aussi, entre acteurs, juristes, et sans doute philosophes, à travailler sur ce qu’est un acte attentatoire aux Droits de l’Homme. Qu’est-ce qui met en cause radicalement aujourd’hui la dignité de la personne humaine, depuis la situation chez nous des déboutés du droit d’asile et de certaines conditions carcérales, jusqu’aux conditions d’enfants et de femmes exploités dans d’autres pays…

Septième réflexion. Dans quelle mesure un recours à la force armée peut-il se faire au nom des Droits de l’Homme ? Est-il possible que la force militaire puisse être légitimée par les Droits de l’Homme, alors même que la tradition des Droits de l’Homme est une tradition qui précisément entend désamorcer la violence pour retravailler à l’échange et au droit ? La question est d’actualité. Elle ne peut pas être réduite à un « bien entendu il faut intervenir au nom des Droits de l’Homme, y compris avec la force armée » ou à un « jamais ». Cette question rejoint ce que j’évoquais tout à l’heure au sujet du « consensus juris », c’est-à-dire l’accord fondamental pour qu’il y ait un Droit International, et, du même coup, une communauté d’intervenants.

Huitième réflexion. Qu’en est-il, en termes éthiques, de la fonction accusatrice de la référence aux Droits de l’Homme chez ceux-là mêmes qui s’y réfèrent ? Il ne s’agit pas simplement d’intervenir au nom des Droits de l’Homme comme si nous étions devenus des professionnels des Droits de l’Homme ou des spécialistes des Droits de l’Homme ou des groupes convaincus des Droits de l’Homme. Nous devons avoir en permanence cette question à l’esprit. Nous avons à nous demander ce que sont devenus les Droits de l’Homme, y compris dans nos interventions, dans nos associations, dans la manière dont nous élaborons nos projets d’intervention, et dont nous les évaluons.

Cette manière d’envisager l’intervention au nom des Droits de l’Homme fait de cette implication et de cette référence un appel constant à la vigilance. Il s’agit de considérer les conditions de possibilités d’un contrat social - local aussi bien que mondial - ou, plus radicalement, d’une alliance entre l’homme et l’homme, sans quoi le tissu humain, déchiré par la violence, ne parvient pas à se renouer, à se renouveler.

Notes

  • Propos issus des Actes du Colloque, Intervention civile de paix, Assemblée Nationale, 2001