Fiche d’analyse Dossier : L’utilisation de référents culturels en vue de légitimer la violence ou de construire la paix : analyse de plusieurs conflits actuels.

Paris, 2006

La division de l’île de Chypre: Les incidents de 1974 ; antécédents historiques et mise en perspective des facteurs culturels

Le conflit dans l’île de Chypre montre bien comment le surinvestissement symbolique que suscite la violence génère à son tour des représentations tendant à perpétuer et à exacerber le désaccord et la confrontation initiale.

Mots clefs : Elaboration et utilisation du symbolique | Construction et utilisation de l'identité culturelle | Déconstruire les discours identitaires | Grèce | Turquie | Chypre

Introduction

Depuis 1974, l’île de Chypre est divisée en deux zones :

  • Une zone au sud, la république de Chypre qui regroupe les populations chrétiennes (80% de la population est orthodoxe de langue grecque ; Arméniens, catholiques et maronites en représentent 2 %).

  • Une zone au nord où vivent les Chypriotes turcs sous administration de la République turque de Chypre du Nord, reconnue par la seule Turquie. Cette zone est occupée depuis 1974 par la Turquie ; cette intervention turque répondait au coup d’État grec demandant le rattachement de l’île à la Grèce.

Depuis plus de trente ans, l’ONU cherche à mettre fin à cette partition en instaurant un État fédéral bicommunautaire. En 2004 un plan de paix négocié, avec le soutien de l’ONU, sur ces bases est soumis au vote de la population. Alors qu’il été accepté par les Chypriotes turcs, Le plan présenté a été rejeté par référendum dans la partie chypriote grecque. Chypre est donc entrée divisée dans l’Union européenne le 1er mai 2004.

Après un rappel du contexte dans lequel s’est opéré, en 1974, la partition « de facto » de l’île, il s’agit d’identifier parmi les différents ressorts de ce conflit, le rôle éventuel joué dans son développement par les facteurs culturels.

I. Situation géographique et contexte historique

1. Situation géographique

Située en méditerranée orientale, l’île de Chypre est distante de 380 km du nord de l’Égypte, de 105 km de la Syrie et de 75 km du sud de la Turquie.

La Grèce continentale est à 800 km à l’ouest de Chypre et les îles grecques les plus proches, comme Rhodes, sont à une distance de 380 km à l’ouest de l’île.

Bien que plus proche de l’Asie (ou du Proche-Orient) et de l’Afrique sur le plan géographique, depuis l’antiquité, Chypre a toujours constitué un enjeu pour l’Europe dont elle intègrera très tôt les croyances et les représentations.

2. Antécédents historiques

En effet et notamment en raison de sa position stratégique, l’île a toujours suscité de nombreuses convoitises.

a. Des temps antiques à la domination turque (1571)

Au 6ème siècle avant J.C. la maîtrise du royaume chypriote est un enjeu important dans la rivalité qui oppose la Grèce antique au Perse. Après avoir payé tribu à l’Empire perse, l’île est conquise au 4ème siècle avant J.C. par Alexandre le Grand, puis intégrée dans l’Empire romain, et, après sa dislocation, à l’Empire Byzantin.

Au cours du 6ème et 7ème siècle après J.C., les arabes s’emparent de l’île. A cette époque, Chypre devient un symbole important de la rivalité qui oppose alors l’occident « chrétien » et le monde arabe « musulman ».

Conquis au cours de la troisième croisade par Richard Cœur de Lion, Chypre réintègre à la fin du XIIème siècle le giron de la chrétienté et ce jusqu’en 1571, date à laquelle elle est intégrée, tout comme la Grèce, à l’Empire ottoman.

b. De la Chypre ottomane au statut de colonie britannique (1571-1925)

Afin de pérenniser son contrôle, l’Empire ottoman fait immigrer, peu de temps après son installation environ 20 000 turques. C’est à partir de cette première « colonisation » que se constitue la communauté chypriote turque.

Difficile sur le plan économique, l’occupation ottomane est également marquée par le caractère autoritaire du régime politique. Toutefois, l’occupation turque est, ici, comme ailleurs, synonyme de tolérance, voire d’indifférence, religieuse : c’est à cette époque que l’Eglise orthodoxe grecque, bannie depuis sa conquête par les croisés est rétablie dans ses droits.

Les Turcs conservent l’île jusqu’en 1878, date à laquelle ils en cèdent l’usage à la Grande-Bretagne. Alliée de l’Allemagne au cours du premier conflit mondial, la Turquie est amenée lors du Traité de Lausanne à renoncer définitivement à toute prétention sur son ancienne possession. En 1925, l’île sera définitivement annexée par l’Angleterre dont elle intègre l’Empire.

c. La constitution d’un Etat indépendant aux évènements de 1974 (1960-1974)

En reconnaissance de sa fidélité aux forces alliées, la Grande-Bretagne s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, à instituer, à l’issue du conflit, un Etat Chypriote indépendant.

Toutefois dans l’immédiat après-guerre, cette accession à l’indépendance se heurte à différentes difficultés :

Le rôle exclusif dévolu, pendant la période britannique, aux autorités religieuses dans l’organisation de l’instruction publique a largement contribué à instaurer et à entretenir un clivage communautaire ;

Les relations ambigües entre la Grèce et les chypriotes grecs : la perspective d’une intégration de Chypre à la Grèce est constamment entretenue ; dans le même temps, l’attitude précautionneuse de la Grèce trahit sa crainte face à une entité dont l’histoire et le caractère est fondamentalement syncrétique ;

la spécialisation économique de chacune des communautés a également joué un rôle dans la division : population essentiellement agricole en ce qui concerne les chypriotes d’extraction turque ; davantage commerçante et industrielle pour leur compatriote de langue grec.

la réticence des britanniques à renoncer à une position stratégique de premier rang : pour se maintenir en place, l’occupant britannique n’a pas hésité à « jouer » les différentes communautés entre elles.

Aussi, sur le plan institutionnel, la Constitution chypriote, promulguée en 1960, trahit en grande partie cette difficulté à refléter – à assumer – le brassage historique particulièrement riche et ancien que constitue la réalité chypriote. En effet, bien qu’ayant lutté souvent ensemble contre les puissances qui se sont succédées sur l’île, les institutions mis en place au moment de l’indépendance installe et organise la coexistence de deux communautés distinctes.

Au moment de la proclamation de l’indépendance, l’île est composée de 500 000 chypriotes grecs et de 120 000 chypriotes turcs. Monseigneur Makarios, archevêque et primat de l’Église orthodoxe de Chypre sera le premier président élu du nouvel Etat. Représentant l’Eglise orthodoxe, Il réussira à se poser d’emblée comme garant de l’intégrité et de l’unité du nouvel Etat indépendant.

Nonobstant cela, les institutions bicéphales dont s’est doté le nouvel Etat ne faciliteront pas l’entrée de l’île dans le monde des Etats-nations, tout ce passant comme si, après avoir été occupé successivement par les plus grandes puissances du monde, le retrait du joug extérieur allait également signifier la fin de son identité.

II. 1974 : l’année du basculement politique et des déchirements.

Les évènements de 1974 :

Aux premières années de l’indépendance correspond un raidissement des relations intra-communautaires. L’apprentissage de la démocratie, exercice totalement nouveau, donne lieu à des échanges de points d’autant plus houleux qu’ils débouchent sur un blocage institutionnel. A partir de 1963, cette situation de frustration politique débouche sur des actes de violences.

Minoritaire et souvent isolé, à partir de cette époque, les chypriotes turques commencent à se regrouper. Ce faisant on voit apparaître sur l’ensemble du territoire chypriote des enclaves communautaires. A leur tour, ces mouvements de population suscitent de nouveaux raidissements. Petit à petit le tissage qui avait été opéré au cours des siècles se défait.

Par ailleurs, en Grèce, la junte militaire, au pouvoir depuis 1967, doit faire face, à partir de 1974, à une contestation de plus en plus vive. Pour asseoir son autorité, elle décide alors de procéder à un coup d’éclat sur le plan externe. Elle renverse Mgr Makarios, et déclare son intention d’annexer l’île. Cinq jours plus tard, en réaction à cette action, la Turquie décide d’intervenir militairement au nord du territoire en y faisant débarquer près de 40 000 soldats.

L’intervention extérieure de la Grèce et de la Turquie débouche sur la partition de l’île ; partition qui donne lieu à un vaste mouvement de population, 200 000 réfugiés et aboutit au déchirement du maillage communautaire traditionnel si particulier.

A partir de cette époque, malgré les nombreuses tentatives de médiation, la ligne de démarcation se transforme progressivement en frontière infranchissable ; elle marque le point de départ d’une mésentente et d’une mécompréhension de plus en plus profonde. Aujourd’hui la République de Chypre ne comprend plus que la seule communauté chypriote grecque ; dans le nord l’arrivée massive de colon turque en provenance d’Anatolie complexifie et contribue à pérenniser l’antagonisme.

III. Les ressorts du conflit : première lecture et interrogation

En première analyse, ce conflit et le partage opéré en 1974 peut se lire comme l’histoire d’une Union impossible : religion, langue, culture (en tant que récit des origines / mythologie), tout oppose les deux communautés. Les évènements de 1974 et la partition sont perçues comme le dénouement logique et l’ultime manifestation de l’impossibilité pour deux communautés aussi diverses de co-habiter ensemble. C’est d’ailleurs l’interprétation mise en avant aujourd’hui par chacune des parties et un des rares points sur lesquelles elles s’accordent

Toutefois, le cas de Chypre interpelle : l’interprétation « communautariste » mis en avant est largement anachronique ; cette narration ne vise-t-elle pas plutôt à légitimer le conflit à posteriori ? ne s’agit-il pas d’une explication soigneusement aménagée, nourrie par des actes de défiances destinés à accréditer sa vraisemblance ? En d’autres termes, comment expliquer l’émergence d’un antagonisme nationaliste rigide, sans réels antécédents historiques, au pays de tous les métissages ?

A cet égard, n’est-il pas symptomatique de constater que l’émergence, peu de temps après l’irruption de la frontière entre les deux communautés, d’un discours où chacune des parties vise à légitimer sa « position historique » ? Mise en avant d’une présence remontant à l’époque mycénienne (14e siècle avant JC !) pour la population grecque, auquel les chypriotes turques opposent le caractère continu et essentiel de leur présence au cours des quatre derniers siècles ? Ce qui est étonnant dans cette narration, c’est qu’elle annihile totalement un fait historique bien plus remarquable : celui du brassage continu des cultures dont l’île a été le lieu privilégié pendant près de 3000 ans et la coexistence paisible des différentes communautés s’y étant établies.

IV. Identité, représentation et reconnaissance nationale :

Dans le cas qui nous intéresse, il ne s’agit pas de nier la positivité des différences, mais de comprendre comment et par quelle entremise, elles peuvent devenir un objet d’antagonisme.

Or, ce qui est spécifique au conflit chypriote est que celui-ci éclate au moment même où, après plusieurs années de revendications, Chypre est enfin autorisé à affirmer sa spécificité.

Ce processus prend place à un moment où le mouvement de décolonisation génère l’émergence d’un grand nombre de nouvelles nationalités. Noter qu’au besoin de représentation pour les nouveaux Etats correspond également une demande de la communauté internationale : l’affirmation nationale s’apparentant à une sorte de rite qui introduit le nouvel entrant aux règles et aux usages de l’ordre international.

Le caractère « mutuelle » de ce processus de reconnaissance implique également un jeu de miroir, souvent complexe : non sans ressemblance avec la construction de l’identité du petit enfant, l’identité nationale se forge par emprunt, imitation, rejet, recomposition, etc.

Dans le cas de Chypre, c’est en tout cas notre hypothèse, quelque chose a eu lieu à ce niveau là, quelque chose qui n’est pas réductible à la seule rivalité politique entre communautés. La construction d’une identité nationale, sur des bases souvent artificielles, constitue un levier efficace dans le processus de décolonisation. Toutefois, une telle logique se concilie difficilement avec l’affirmation d’une identité et d’une histoire dont la caractéristique première est le métissage culturel.

La création d’une identité nationale est souvent assimilée au sens figuré, mais aussi en propre, à un phénomène « révolutionnaire » requérant un « arrachement », une « rupture » radicale avec un passé, une tradition, etc. Il s’agit là d’une logique qui se situent aux antipodes des rapports et des attitudes requises dans un monde où l’histoire, la réalité quotidienne génèrent et exigent le respect mutuel et l’échange. Par ailleurs, tant la Grèce que la Turquie ont bâti leur identité sur une culture de défiance réciproque. Il est clair que lorsqu’il s’est agit pour les chypriotes de chercher des référents extérieurs, ils ne se sont plus reconnus.

Conclusion

Dans un monde qui privilégie l’identité plutôt que le rapport, l’émancipation de Chypre portait en germe sa propre dislocation, non pas tant à cause des « différences culturelles » mais en raison de la violence et du caractère exacerbé propre à un mouvement dont le principal objectif est d’assouvir un idéal national. Enfin, ce conflit met également en exergue le mécanisme cinétique présent dans de nombreux antagonismes : le surinvestissement symbolique que suscite la violence génère à son tour des représentations tendant à perpétuer et à exacerber le désaccord et la confrontation initiale.