Henri Bauer, Bogota, Colombie, juillet 2003
Colombie : danse avec la mort. Présentation des enjeux des conflictualités de la Colombie à la fin du XXème siècle
La violence s’est emparée de la Colombie. La violence est tellement présente et diffuse dans la société que les Colombiens ont fini par apprendre à vivre avec elle: ils réussissent à banaliser la violence.
Mots clefs : Conflit colombien | Résistance civile et pacifique à la guerre | Respect des droits humains | Respect des Droits et résistance aux attaques contre la paix | Société Civile Locale | Citoyens colombiens pour la paix | Gouvernement colombien | Centre d'Investigation et d'Education Populaire CINEP | Communauté de paix | Résister pacifiquement à la guerre | Rechercher la paix. Agir pour la paix dans une situation de guerre. | Colombie | Amérique du Sud | Amérique Latine
« Ne dites pas que vous êtes étranger : vous pouvez vous faire kidnapper très facilement » sont les premiers mots que j’ai entendu en arrivant à Bogota, exprimés par le conducteur du taxi qui me conduisait de l’aéroport à l’hôtel, en ce lundi 21 juillet 2003. Les enlèvements à Bogota ne sont que la partie émergeante du grand iceberg de la violence en Colombie : celui-ci, beaucoup plus important et dramatique, se trouve dans la forêt colombienne, où règnent la violence, les armes et la guerre. Des guérilleros révolutionnaires, des forces militaires étatiques, des groupes paramilitaires, des narcotrafiquants, s’affrontent depuis des décennies dans un conflit sanguinaire. La population, placée dans une situation d’otage en permanence, est victime quotidiennement de la violence et de la mort.
Car cette guerre est livrée par population civile interposée. Les seigneurs de la guerre cherchent à conquérir des territoires, au détriment des populations, très souvent par le biais de pratiques violentes d’une cruauté extrême : ils imposent aux habitants des campagnes un climat d’angoisse généralisée. Cet empire de la violence est encore alimenté par la violence d’autres acteurs ayant des liens ponctuels avec les seigneurs de la guerre : bandes de quartier, milices privées, organisations délinquantes. Cherchant le contrôle territorial des périphéries urbaines, ces bandes contribuent à la généralisation d’une violence échappant au contrôle des seigneurs de la guerre : ils imposent aux habitants des villes un climat de peur.
Cette situation est aggravée par le pouvoir de l’argent de la drogue, devenu un élément central. Facile et abondant, l’argent de la drogue a véhiculé une vague de corruption infiltrant tous les domaines de la société colombienne : économique, politique, culturel, militaire… Il a pénétré plus particulièrement les acteurs de la guerre : institutions politiques, armée nationale, groupes guérilleros, groupes paramilitaires, bandes délinquantes, etc.
La violence s’est emparée de la Colombie. Bouleversé par les atrocités du conflit et habité par la crainte, chaque colombien essaie de survivre dans l’incertitude du lendemain. La violence est tellement présente et diffuse dans la société colombienne que les Colombiens ont fini par apprendre à vivre avec elle afin de pouvoir exorciser leur peur. Ils réussissent à banaliser la violence. Malgré la guerre, l’économie colombienne continue dans la croissance, les élections se déroulent sans problème majeur, le système scolaire fonctionne tous les jours, les cinémas et les discothèques se remplissent les week-ends, l’équipe de football remporte du succès au championnat du monde, la Colombie continue à exporter des roses en Europe, etc.
En même temps, la société est très fortement encadrée par des soldats de l’armée nationale, par la police, par des corps privés de sécurité tellement omniprésents qu’ils font partie du décor social : à Bogota les colombiens sont surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, ils sont fouillés plusieurs fois par jour que ce soit pour déposer leurs enfants à l’école ou pour accéder à leur lieu de travail, pour entrer au supermarché ou pour rentrer chez eux et ils trouvent tout cela tout à fait normal !
Comment construire effectivement la paix dans une situation dans laquelle on a appris à vivre avec la guerre ? Qui pourrait en être capable alors que la guerre peut constituer financièrement une bonne affaire ? À mon avis, ces deux grandes questions sur le conflit colombien sont essentielles : celle sur la volonté politique de faire la paix, celle sur les retombées économiques de la guerre.
Les démarches de deux des acteurs se voulant parmi les premiers acteurs de la paix est bien éloquente :
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Le gouvernement actuel a choisi une option claire : chercher la paix par la victoire militaire contre l’ennemi, autrement dit, par la violence. Par le biais d’une stratégie militaire mettant en avant la lutte contre le terrorisme et visant l’élimination des guérilleros, le gouvernement colombien réussit à obtenir des États-Unis un soutien militaire et financier très important, via notamment le Plan Colombie qui devient un Plan pour la région andine. Pour le moment, cette stratégie a exacerbé la réaction de la guérilla. Plutôt que de construire la paix, celle-ci cause de plus en plus de violence. Ce qui amène le gouvernement colombien à demander davantage d’aide militaire et financière…
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De nombreuses ONG locales, se positionnant comme des acteurs de la paix avec d’importants moyens d’action, font le choix de chercher la paix par l’élimination des « causes du conflit ». Elles considèrent que la violence est la conséquence nécessaire d’un certain nombre de facteurs sociaux fonctionnant comme « causes » du conflit auxquelles il faut s’attaquer : les inégalités économiques, le problème agraire, le manque de démocratie, etc. Ces ONG assument aujourd’hui une position très critique par rapport à la méthode du gouvernement Uribe qui, selon elles, cherche à tuer l’ennemi sans tenter de comprendre ni ses revendications sociales ni les raisons de son combat. En réponse, elles sont accusées par le gouvernement de favoriser la violence par leur non-opposition à la guérilla, voire par leur soutien symbolique et non avoué. Ces ONG font ainsi partie des conflictualités colombiennes.
Pour ma part, je suis resté admiratif des efforts que de nombreuses personnes font au sein de ces ONG, non seulement par le travail qu’elles réalisent alors qu’elles sont habitées, elles aussi, par l’angoisse et par la peur, mais aussi parce qu’elles savent qu’elles risquent leur vie. Cependant, il m’est resté en bouche un goût d’ambiguïté. J’ai eu l’impression que de nombreuses ONG travaillant pour la paix en Colombie le faisaient à partir de la question « comment être de bons acteurs de paix dans une situation de guerre ? » Plutôt que de travailler à partir de la question « comment en terminer avec cette guerre ? »
Voilà, à mon avis, l’une des caractéristiques de la construction de la paix dans une situation de guerre : les personnes et les organismes qui veulent travailler pour la paix, mais qui sont prises tous les jours dans une situation de violence extrême, côtoyant les horreurs de la guerre, vivant dans l’angoisse et dans la peur de perdre la vie à tout instant, ont beaucoup de difficultés à trouver en eux-mêmes et dans leur environnement social local les ressources symboliques nécessaires pour construire paix avec des méthodes pacifiques.
Les acteurs travaillant pour la paix au cœur de la guerre sont pris dans les filets des conflictualités. Immergés dans une situation d’une violence sanguinaire et cynique, ces « acteurs de paix » sont tellement bouleversés et marqués par la cruauté de la guerre qu’ils n’ont à leur disposition que les outils de la violence pour se représenter le monde.
D’où les difficultés pour réaliser mon travail en Colombie. Si, en marchant dans les rues de Bogota je ne me sentais pas rassuré, alors que je n’étais là que pour quelques jours, j’imagine les sentiments de ceux qui vivent ici tous les jours.
Cependant, au milieu de cette atmosphère de guerre où la violence agit comme un brouillard envahissant les esprits, cachant facilement tout le reste, j’ai trouvé des hommes et des femmes qui travaillent pour la paix de façon responsable, efficace et très risquée. J’ai pu partager beaucoup avec des personnes du « Centro de Investigacion y de Educacion Popular » CINEP, notamment avec son actuel directeur, el padre Angulo, mais aussi avec Mme Rosario Saavedra, Mlle Claire Launay, M. Diego Escobar, M. Luis Baron. Malgré les difficultés importantes pour travailler pour la paix en Colombie, malgré l’angoisse que certaines conditions peuvent causer, malgré les risques, le CINEP est l’un des acteurs encore capable de ne pas se laisser entraîner dans la complexité des forces colombiennes en guerre. Peut-être est-ce dû au fait que les personnes qui y travaillent croient réellement à la paix.