Ficha de análisis Dossier : Réflexions sur la constitution de réseaux de solidarité autour des exilés argentins dans les années 1970

De l’information au militantisme

La situation en Argentine a en effet fait l’objet d’un important militantisme de dénonciation en France, bien que tardivement.

Keywords: Defensor de los derechos humanos | Amnistía Internacional | Organizaciones ciudadanas y líderes por la paz | Argentina | Francia | América Latina

L’information sur la gravité de ce qui se passait a filtré très lentement hors du pays, en raison des dissimulations soigneusement orchestrées par les autorités argentines. Ainsi, les affaires de disparitions étaient-elles minorées, tandis que la dispersion des centres de tortures en province permettait d’éviter toute centralisation de l’information à leur sujet. Les réseaux constitués en France ont d’abord dû mener des actions visant à récolter des informations. A partir des années 1977/1978, celles-ci commencent toutefois à percer : en 1977 est publié un premier rapport de la Commission argentine des droits de l’Homme qui donne un grand nombre de détails sur les exactions. On observe alors le passage d’une phase d’information à une phase militante. Les organisations sont plus nombreuses à s’engager. Toutes, que leurs fondements soient religieux, juridique ou politique, travaillent à mieux faire connaître les bouleversements politiques d’Amérique latine et en particulier en Argentine.

Les réseaux à fondement religieux

Une première catégorie d’organisations à avoir informé et milité a été celle des structures à fondement religieux, souvent dans un cadre œcuménique. Ainsi de l’Agence Diffusion de l’Information sur l’Amérique Latine (DIAL), constituée de prêtres et de chrétiens fortement influencés par le Concile Vatican II. Elle entend être non pas un simple commentateur des évènements alors en cours mais plutôt une tribune permettant de donner la parole à cette partie du monde, mettant particulièrement l’accent sur la répression politique, les violations des droits de l’Homme, les mouvements sociaux, l’évolution des forces politiques et les conflits de pouvoirs. L’organisation de cette agence de presse se caractérise par la mise en place d’un réseau de correspondants installés dans tous les pays d’Amérique Latine. La diffusion hebdomadaire de son bulletin d’information permet d’établir un certain relais par des périodiques plus largement diffusés comme Le Monde diplomatique ou La Croix. Le réseau qu’elle suscite touche les Etats-Unis, le Canada, l’Europe et la quasi-totalité des pays latino-américains, formant peu à peu une « internationale de la solidarité ».

D’autres entités religieuses ont joué un rôle d’information plus indirect, mais tout à fait essentiel à l’époque. Il s’agit par exemple du Comité Episcopal France Amérique Latine (CEFAL), présidé par un évêque. Le CEFAL oeuvrait au recrutement de prêtres français prêts à aller dans des régions d’Amérique latine où l’on manquait de prêtres (Argentine, Brésil, Salvador, etc…). Les prêtres envoyés sur place transmettaient des informations sur les situations des différents pays d’Amérique latine. De plus, chaque année, l’évêque-président faisait un voyage dans un pays d’Amérique latine, et donnait, au retour, des informations qui étaient diffusées dans les cercles catholiques français.

Certaines de ces organisations à fondement religieux ont dépassé le stade de l’information pour jouer un rôle militant pour la défense des droits de l’Homme et de la démocratie. Par exemple, l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT), association œcuménique fondée en 1974, a joué un rôle important dans la dénonciation des disparitions et des sorts réservés aux enfants des « disparus ». Elle a ainsi travaillé avec l’Association des Mères et Grands-Mères de la place de Mai, qu’elle rencontre toujours chaque année, pour s’occuper de dossiers précis d’enfants disparus. Chaque comité de l’ACAT était en charge d’un certain nombre de dossiers ; leur rôle a été de soutenir les familles des enfants disparus et, surtout, d’envoyer des lettres de demande d’information à des tribunaux, des orphelinats, des évêchés, des gouverneurs de province, etc… Les réponses étaient rares et toujours négatives, mais le travail de l’ACAT a néanmoins permis de retrouver des enfants de disparus, bien des années après (encore aujourd’hui d’ailleurs). Récemment, l’ACAT a aidé financièrement la banque de données génétiques de Buenos Aires, ce qui a permis d’établir des liens de filiation entre enfants disparus et familles. L’association a également participé aux manifestations (sur lesquelles nous reviendrons) de plusieurs organisations ayant lieu tous les jeudis devant l’ambassade d’Argentine ; elle déposait une lettre chaque semaine et venait souvent avec des photos des enfants disparus. Enfin, l’ACAT s’est engagée dans des procès contre des tortionnaires. Elle est intervenue dans le procès du lieutenant Astiz responsable de tortures et impliqué dans la disparition de religieuses. Au moment de l’enlèvement de ces dernières, l’ACAT a aidé leurs congrégations et leurs familles et organisé une communication qui a fait « choc » car l’enlèvement est devenu le symbole de l’extension de la dictature. A cette occasion, l’association a travaillé avec Justice et Paix.

Ce dernier organisme catholique créé après le Concile de Vatican II (en 1967), s’attachait à faire prendre conscience des problèmes de développement, de ceux liés aux droits de l’Homme ou encore à la paix. Justice et Paix était constitué d’une trentaine de personnes d’horizons divers, dont la plupart s’investissait dans des engagements sociaux, au sein de différents groupes. Le « Groupe inter Amérique latine », créé en 1971-72, rassemblait des personnes d’horizons très différents : des catholiques comme des protestants, des membres de la Cimade et des individuels. L’église Saint-Méry était le centre de rencontre du groupe. Ce n’était pas seulement un lieu paroissial, mais également un lieu de culture. On y consacrait une messe pour le Chili le troisième dimanche du mois. Il était devenu l’un des lieux de rencontre privilégiés des exilés, essentiellement d’Amérique latine. L’objectif général de l’association est aujourd’hui de « promouvoir l’essor des régions pauvres et la justice sociale des nations. »

Les réseaux des droits de l’Homme

Une seconde catégorie d’organisations ayant informé et milité rassemble celles, à vocation juridique, engagées dans la défense des droits de l’Homme.

L’Association Internationale des Juristes Démocrates a rapidement envoyé un de ses membres en Argentine pour élaborer un rapport et faciliter les contacts entre juristes et avocats afin de leur fournir de l’assistance.

Amnesty International a parrainé, par ses différentes branches, à Paris et en Province, de nombreux militants et prisonniers argentins jusqu’à leur arrivée en France. Par ses moyens habituels (lettres, communiqués…) Amnesty oeuvrait d’abord pour assurer la libération des prisonniers et la sécurité des militants des droits de l’Homme, et pour ensuite faciliter leur arrivée en France. Amnesty accompagnait leur intégration en France, leur trouvant des logements ou se portant garante pour leurs premières cautions. Outre cette forme d’action militante, Amnesty a enquêté sur les violations et a marqué les esprits avec la publication de rapports sur les camps d’extermination existant en Argentine en 1980, et sur les disparus en 1981.

Les réseaux comprennaient également la CADHU (Comisión Argentina de Derechos Humanos), créée par des avocats argentins réfugiés comme Rodolfo Mattarollo, Alejandro Teitelbaum, Eduardo Duhalde, Gustavo Roca et Leandro Despouy. Ceux-ci ont récolté des témoignages d’Argentins qui ont permis d’avoir assez vite une vision claire (même si incomplète à l’époque) de la situation en Argentine, résumée dans des rapports. La CADHU, a travaillé en collaboration avec des militants français comme ceux faisant partie du CSLPA (Comité de soutien aux luttes du peuple argentin), dénonçant les violations de droits de l’Homme et portant aide aux militants. Dans le même ordre d’esprit, la Cimade a aussi participé à la dénonciation des violations des droits de l’Homme, recueillant des informations sur la répression et les diffusant.

Doit être mentionnée également l’action de l’organisation Nouveaux Droits de l’Homme, créée en France en 1977 dans le but de défendre mais aussi d’étendre les droits de l’Homme. Elle a coordonné, durant 320 semaines, l’organisation des manifestations, déjà évoquées, devant l’ambassade d’Argentine tous les jeudis, de midi à quatorze heures, de 1978 à 1984. L’objectif était de faire preuve de solidarité avec les Mères et les Grands-Mères de la Place de mai à Buenos Aires et de demander des informations sur les disparus. Des mouvements très différents y participaient : associations chrétiennes et laïques, groupe « inter Amérique latine » de Justice et Paix, etc. Des personnalités nombreuses y ont participé, à l’image de François Mitterrand, Catherine Deneuve, Michel Foucault, Yves Montand, ou Simone Signoret. Chaque semaine un rendez-vous était demandé à l’ambassadeur. Ces rassemblements ont constitué un geste symbolique fort. En 1980, Nouveaux Droits de l’Homme a organisé un gala de solidarité en hommage aux victimes de la dictature, au Palais des Congrès de Paris. NDH a de même contribué à l’organisation d’autres événements très forts symboliquement. Par exemple, des personnalités comme Bertrand Delanoë, Lionel Jospin ou Michel Rocard ont participé au recouvrement des panneaux de la station de métro « Argentine » avec des panneaux où était inscrit « DROITS DE L’HOMME ». Nouveaux Droits de l’Homme a en outre organisé à partir de 1978 des colloques au Sénat, à l’Assemblée nationale et à la Sorbonne sur le thème du « Projet de société et droits de l’Homme nouveaux » qui témoignaient des nouvelles réflexions ayant émergé sur les droits de l’Homme à partir des violations commises en Argentine.

Les réseaux à vocation plus politique

Une troisième catégorie est composée des organisations militantes à vocation plus politique, qui, sans défendre de parti politique en particulier, démontraient l’existence d’une forte opposition au régime militaire. Ce type de militantisme a été celui du CSLPA (Comité de Soutien aux Luttes du Peuple Argentin), créé en 1975. Réduit à ses débuts à 12 à 15 personnes, des amis qui avaient vécu en Argentine, ses membres venaient d’horizons très différents, certains politiquement engagés, d’autres pas. Il s’est attaché, bien avant le coup d’Etat, à informer des tensions qui existaient en Argentine. Le Comité a publié des articles qui combattaient les idées reçues qui couraient en France sur le Péronisme, dénonçant la compréhension française vis-à-vis du régime argentin que traduisaient notamment les ventes d’armes. Après mars 1976, l’action a pris plus d’ampleur : le CSLPA a dénoncé la répression en organisant des événements spéciaux. Parallèlement, le CSLPA a participé au réseau que constituaient le CAIS, la CADHU et la Cimade. Le Comité a également aidé à faire sortir des personnes d’Argentine, notamment certaines qui se trouvaient en prison, exerçant des pressions sur les institutions françaises ; cinq ou six personnes en ont bénéficié en 1977-78. Il a également organisé l’envoi d’argent à des opposants restés dans le pays, qui oeuvraient dans la clandestinité.

L’action militante s’est trouvée décuplée dans l’organisation d’une campagne de boycott du Mondial de 1978. Le CSLPA a en effet créé, à l’automne 1977, le COBA (Comité pour le Boycott de la Coupe du Monde de Football en Argentine), en liaison avec des professeurs de sports militants d’extrême- gauche, qui publiaient la revue intitulée « Quel Corps » critiquant l’institution sportive. Le COBA a organisé des actions visant la Fédération mondiale de football. Un journal a été créé pour l’occasion. Plus de deux cents comités de soutien locaux se sont constitués dans toute la France. Si après le Mondial, le COBA s’est dissout, la mobilisation ne s’est pas arrêtée : d’une part, des actions ont été menées pour créer, avec la CADHU, un Tribunal international des peuples. L’idée était de constituer un tribunal symbolique devant lequel viendraient déposer des témoins, dont le jury serait composé de personnalités. D’autre part, les manifestations devant l’ambassade d’Argentine ont continué systématiquement jusqu’en 1984.

Enfin, le militantisme politique a trouvé un aboutissement dans l’action d’Adolfo Perez Esquivel, Prix Nobel de la Paix en 1980. Cette attribution a été pour beaucoup d’acteurs des réseaux de solidarité, en France comme en Argentine, un signal très fort. Fondateur du périodique Paix et Justice en 1973 à Buenos Aires et du Service pour l’action non violente en Amérique Latine », Esquivel fédérait un certain nombre de mouvements dans plusieurs pays. Il se rendit en Europe (dont en France) à ce titre en 1976, où il rencontra différents groupes d’inspirations non violentes et leur exposa son projet : profiter du 30ème anniversaire de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme de l’ONU pour sensibiliser les opinions publiques sur la répression en Amérique Latine et plus particulièrement en Argentine. Sa pensée a trouvé un écho relativement important parmi les groupes chrétiens ayant fait de la lutte pour la défense des droits de l’Homme leur priorité. Ainsi, le mouvement confessionnel français Justice et paix entretint-il des contacts assez étroits avec le mouvement d’Aldolfo Perez Esquivel. En 1977, son enlèvement et sa détention arbitraire pendant quatorze mois par le régime militaire argentin suscitèrent de vives protestations. L’attribution du Prix Nobel donna, en 1980, une dimension beaucoup plus médiatique à la situation argentine encore largement méconnue.

Les réseaux ont donc joué un rôle très important dans l’éveil de l’opinion publique. Ils n’avaient, bien sûr pas le monopole de l’information et de l’action. A leurs initiatives se sont ajoutées des actions individuelles, en particulier pour l’aide à la libération de prisonniers, notamment de ceux qui souhaitaient exercer leur droit d’option, ou faire des recherches sur les personnes disparues. C’est ainsi une initiative individuelle qui a permis de mettre en contact la Fondation France Liberté et la banque de données génétiques de l’Hôpital Durand, pour que soit conservé l’ADN de nombreux parents et grands-parents de disparus. S’est aussi ajoutée une initiative particulière en faveur des artistes argentins : ainsi l’action menée par l’AIDA (Association internationale de défense des artistes victimes de la répression dans le monde), créée en octobre 1979 par des artistes français parmi lesquels Ariane Mnouchkine, Patrice Chéreau, Simone Signoret, Yves Montand, et Joris Ivens. Son action se centrait autour de campagnes d’information et de solidarité avec les artistes victimes de la répression. Suite à un voyage d’information et de solidarité effectué par Ariane Mnouchkine et Claude Lelouche au Chili, en Argentine et en Uruguay, ces artistes ont pris conscience du rôle qu’ils pouvaient jouer. Fondée sur l’idée qu’il valait mieux se concentrer sur des projets concrets, à savoir la défense des droits humains des artistes, l’AIDA a été très active : son action a consisté à mêler art, dénonciation et solidarité, avec la conviction qu’à travers la création artistique, la dénonciation devenait non seulement légitime, mais aussi innovante et convaincante. Comme l’écrit Ariane Mnouchkine, « nous le ferons avec nos moyens : le théâtre, le cinéma, le chant, la peinture, le livre » (1). Les activités de dénonciation et solidarité de l’AIDA sont arrivées à leur paroxysme avec la manifestation organisée à Paris en 1981 « 100 tableaux pour 100 Argentins ». Il s’agissait d’organiser une manifestation artistique massive à Paris, pour faire prendre conscience à la société française des violations des droits humains des artistes en Argentine, et réussir ainsi une sensibilisation à la cause argentine. Plusieurs relais ont été établis dans Paris pour une manifestation qui devait passer par le Panthéon, l’Odéon, le Pont Neuf, l’esplanade du Louvre pour terminer dans le jardin des Tuileries. L’AIDA a aussi agi pour des causes particulières, comme celle de Miguel Angel Estrella, emprisonné en Uruguay pendant trois ans. L’AIDA a fourni des efforts considérables en vue d’obtenir sa libération, finalement obtenue en 1978. De même, la solidarité s’est-elle exprimée dans la vie pratique, par une aide à l’intégration professionnelle des exilés, à travers quelques figurations dans des films ou pièces de théâtre. L’intégration des artistes argentins au sein de la société française est donc passée aussi et surtout par l’intégration dans le milieu artistique français.

Notes :

(1) : Argentine, une culture interdite, AIDA, Paris, Ed Maspero, 1981.