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Emilie Bousquier

La crise de l’économie cubaine, facteur de transformation politique ?

Cuba après Fidel Castro : quel avenir ?

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I. L’économie cubaine, de la révolution en 1959 à la chute du bloc soviétique en passant par l’embargo des États-Unis

Avant la révolution cubaine, les États-Unis possédaient 90 % des mines du pays et 50 % des terres, contrôlaient 67 % des exportations (90 % de celles du sucre) et 75 % des importations. La Havane est alors semblable aux autres villes du Tiers-Monde avec une classe aisée et une majorité de pauvres. Le chômage touche à cette époque 500 000 Cubains et la situation est encore plus dramatique dans les campagnes : les paysans qui travaillent surtout dans la production de cannes à sucre vivent dans des conditions misérables.

De la révolution à l’embargo américain et la loi Helms-Burton

Au départ, l’idéologie des révolutionnaires paraissait beaucoup plus humaine et chaleureuse que le socialisme de l’Union soviétique. Dans les années soixante, Cuba a tenté de faire fonctionner son économie selon les principes de Che Guevara :

  •  

    • Solidarité ;

    • Travail volontaire ;

    • Mobilisations populaires combinées avec l’éducation et la morale socialiste.

À La Havane, on veut renforcer les structures politiques du gouvernement et on entreprend des nationalisations, en commençant par l’agriculture.

Mais contre ce régime marxiste et dictatorial, à cent kilomètres de Key West, le gouvernement américain instaurait un embargo total sur le commerce et la circulation des capitaux. Ces mesures sont toujours en vigueur aujourd’hui.

Le régime cubain fait de l’embargo américain le leitmotiv de sa propagande. Il ne passe guère plus de vingt-quatre heures sans que la presse ou un homme politique n’évoque la responsabilité de l’embargo pour justifier les piètres résultats de l’économie cubaine. Selon le gouvernement, en 1995, le coût cumulé de l’embargo depuis 1962 correspond à une dépense supplémentaire de soixante milliards de dollars. Impossibles à chiffrer précisément, les effets négatifs de l’embargo sont surtout visibles au regard des problèmes de financement que rencontre Cuba. L’embargo empêche les Cubains d’accéder aux crédits à long terme garantis par les grandes institutions de financement internationales les contraignant ainsi à se financer à court terme à des taux très élevés.

Ce handicap pour le gouvernement cubain est incontestable : l’exclusion du FMI et de l’OEA prive Cuba de l’accès aux crédits de la Banque mondiale et l’empêche d’aborder sereinement le problème du financement de sa dette extérieure, dont le remboursement est suspendu depuis 1985, mais qui est colossale pour un pays de onze millions d’habitants : 11,5 milliards de dollars de dettes envers des pays occidentaux. Dans tous les cas, la dette cubaine est une hypothèque importante pour les années à venir avec un montant représentant au minimum quatre à cinq ans de recettes d’exportations.

Mais depuis une dizaine d’années, l’embargo a été renforcé par les États-Unis. En 1992, le Cuban Democracy Act (Loi Torricelli) étend l’embargo aux filiales d’entreprises américaines installées en dehors des États-Unis. Ensuite, en mars 1996, le Cuban Liberty and Democracy Solidarity Act, plus connu sous le nom de Loi Helms-Burton accentue une fois de plus les sanctions envers l’île ; la loi renforce l’embargo de 1962 et prévoit des sanctions à l’encontre des entreprises étrangères investissant ou commerçant avec des entreprises cubaines. Cette fois, l’embargo unilatéral américain allait embarrasser des entreprises non américaines qui, depuis l’abandon de Cuba par la Russie, commençaient à redevenir actives. L’Union européenne et le Canada contestent l’application extraterritoriale de cette loi Helms-Burton.

La chute du bloc soviétique et les répercussions sur l’économie cubaine

L’écroulement du bloc communiste d’Europe de l’Est produit un choc profond dans l’île des Caraïbes. En effet, au début des années quatre-vingt-dix, Cuba perd près de 85 % de ses marchés à l’exportation ainsi que l’aide soviétique, estimée à plusieurs milliards de dollars par an. Sa position d’avant-poste du socialisme avait assuré à l’île des crédits avantageux ainsi que des livraisons de denrées alimentaires et de pétrole de la part des pays frères communistes. La dislocation de ces régimes a déclenché une crise économique sans précédent et de gravissimes problèmes d’approvisionnement. Les transports publics et la circulation ont été paralysés, des mesures d’économie d’énergie ont été prises, notamment des coupures de courant qui, au milieu des années quatre-vingt-dix, pouvaient durer de sept à douze heures par jour.

La nouvelle génération de Cubains va réaliser que l’économie cubaine et le socialisme ne devaient leur modeste prospérité qu’aux subsides de l’Union soviétique. À noter que le PIB a chuté de 35 % entre 1990 et 1993. Le blocage du flux économique ajouté à l’embargo apparaît comme un défi impossible à relever. Pour Castro, il est donc nécessaire de réarticuler le pays avec le système international, de dépasser la crise et d’affronter l’hostilité nord-américaine.

Le gouvernement cubain va alors mettre en place, dès juillet 1990, une « période spéciale en temps de paix » (el período especial) consistant à adopter des mesures d’économie et de restriction draconiennes. À partir de 1991, le tourisme devient subitement la principale priorité économique du gouvernement. En 1993, l’État procède à une série d’adaptations juridiques laissant entre les mains de l’État l’essentiel des leviers de l’activité économique tout en accordant une plus grande autonomie aux entités de production. Grâce aux réformes, l’excédent monétaire est réduit de moitié en deux ans et le déficit budgétaire est ramené officiellement à 3,5 % du PIB.

En juillet 1993, le dollar est légalisé. Il y a donc deux économies cubaines : un circuit en dollars (pour les produits importés) et une économie en pesos qui fonctionne sur le principe du rationnement. En 1994, on autorise quelques entreprises individuelles telles que des petits restaurants ne dépassant pas douze couverts (les « paladores ») et quelques 170 activités artisanales et professions indépendantes (les « cuentapropistas »). Cependant, les impôts restent élevés ; il est donc difficile pour les Cubains de s’installer à leur propre compte. On assiste à une timide libéralisation économique représentant une menace pour les plus « durs » partisans du PCC (Parti Communiste Cubain). Cet ensemble de réformes permet une réactivation de la croissance économique, qui est de 7,8 % en 1996 ainsi qu’une hausse de 17 % du tourisme entre 1991 et 2000.

Aujourd’hui, l’agriculture est toujours importante sur le plan du PIB, de l’emploi et du commerce extérieur mais on note une baisse de la moitié de la récolte du sucre et la production minière stagne ; l’industrie manufacturière, représentant 26 % du revenu national, peine à maintenir son activité faute d’énergie et de pièces de rechange ; le tourisme est en plein essor grâce aux investissements étrangers, notamment espagnols. De nos jours, l’UE est en effet le premier partenaire économique de l’île. C’est d’Europe que viennent 60 % des touristes, et 40 % des échanges commerciaux se font avec l’UE, qui fournit en outre 50 % des investissements directs. Bruxelles a levé en janvier 2005 les restrictions aux échanges décidées en juin 2003 et a décidé de prolonger jusqu’à juin 2006 cette suspension des sanctions tout en déplorant l’absence de progrès satisfaisants en matière de droits de l’homme.

Mais la fin de la dollarisation intervenue en novembre 2004 a mis un terme à la circulation du dollar dont le règne aura duré onze ans. Il a été remplacé par le peso convertible. Celui-ci s’échange au taux de un pour un avec le dollar pour la transaction en espèces, en revanche il n’est pas convertible à l’étranger. L’autre peso, utilisé comme monnaie courante, s’échange au taux de vingt quatre pesos. Les mesures prises ont permis au gouvernement de récupérer une partie de l’épargne en dollars thésaurisée par certains secteurs de la population dans un contexte de grave pénurie de devises.

II. Fin du XXe siècle : vers une transition du modèle économique cubain ?

Cuba « capitaliste » ?

Il est certain que les premiers changements à venir doivent se faire au niveau de la reconstruction de l’économie. L’extrême dépendance de Cuba vis-à-vis du bloc soviétique et l’adaptation de son économie à un flux de subsides importants pendant près de quatre décennies, a créé une économie artificielle qui a disparu et qui survit aujourd’hui en majeure partie grâce au pétrole vénézuélien, au tourisme et aux envois d’argent de la part des Cubains exilés. Cuba ne dispose nullement d’une économie propre et viable.

Le marché intérieur est faible ; en effet, la consommation est très faible puisqu’un système strict de rationnement est toujours en vigueur. Toute transaction se faisant en dehors de ce système tombe dans le marché noir, fonctionnant par le biais de dollars et de marchandises volées à des entreprises d’État ou provenant de l’étranger.

En ce qui concerne le commerce avec le reste du monde, mis à part l’embargo qui empêche totalement Cuba de commercer avec les États-Unis, le sucre constitue le principal bien d’exportation de l’île. Mais la production de sucre est à la baisse et se retrouve pratiquement au même niveau que celui de la période de dépression. On assiste à une crise de l’économie sucrière, les mauvaises récoltes ont des répercussions énormes sur l’économie cubaine et donc directement sur le niveau de vie des Cubains.

Cependant, la politique économique a tendance à changer dans les faits, bien que la planification socialiste demeure la doctrine en vigueur. Le temps des accords de troc avec l’ex-URSS n’étant plus qu’un souvenir, Cuba a dû se rallier, non sans réticences, à un début de libéralisation des échanges avec le Canada, la Chine (pays avec lequel les échanges sont littéralement en plein essor), les pays d’Europe occidentale ; l’embargo américain restant le principal obstacle à la reprise du commerce extérieur.

Mais il est indéniable que pour s’en sortir, Cuba doit absolument faire certains efforts et se ranger aux côtés du reste du monde, de manière à s’implanter et à se faire une place au sein du marché international.

Quant à savoir si Cuba parviendra à se transformer en une société ouverte et pluraliste dans une économie de marché, le sociologue Hans-Jürge Burchardt, est persuadé que Cuba pourrait réussir son entrée dans l’économie mondiale : « Sa main d’œuvre hautement qualifiée, sa bonne couverture sociale ainsi que ses nombreuses institutions scientifiques et technologiques pourraient permettre une telle transition » (1). Mais les avis divergent sur les moyens à employer pour y parvenir. De son côté, Carlos Tablada estime qu’il faudrait « consolider les secteurs modernes déjà présents et développer l’économie agro-industrielle » (2). Osualdo Martínez Martínez opte plutôt pour qu’il n’y ait pas de politique libérale, selon lui, il convient de « défendre le noyau de l’économie socialiste en introduisant des espaces de marché indispensables mais sans abandonner le rôle d’orientation de l’État, sa capacité de régulation et le sens social de l’économie » (3).

Ainsi, Cuba ne doit pas obligatoirement aller jusqu’à adopter une politique économique néolibérale, capitaliste, mais un minimum se doit d’être fait par les dirigeants actuels ou futurs afin d’éviter que la situation n’empire davantage.

Cuba et les États-Unis : vers une amélioration des relations économiques ?

Le 5 mars 1998, 360 patrons américains réclamaient la levée de l’embargo, tout en ayant en tête l’inefficacité des sanctions économiques unilatérales américaines. Quelques mois plus tard, Bill Clinton annonçait déjà les premières mesures d’assouplissement, il s’agissait d’une série de mesures démocrates en faveur de la population cubaine. « Ces mesures, tout en maintenant les sanctions économiques contre le gouvernement cubain, entendent démontrer le soutien américain au peuple de l’île » (4). Elles doivent permettre d’établir une infrastructure de la société civile prête à prendre le relais en cas d’effondrement du régime castriste.

Ces mesures prévoient, entre autres :

  •  

    • La possibilité de l’envoi jusqu’à 1200 dollars à Cuba par tout résident aux États-Unis (c’est-à-dire par tout citoyen américain qui ne serait pas d’origine cubaine) ;

    • La possibilité de vols charters au départ d’un aéroport américain ;

    • La vente de produits alimentaires à des particuliers cubains et à des organisations non gouvernementales.

La première réaction de Fidel Castro à l’offre de Bill Clinton a été de faire voter à l’Assemblée nationale cubaine, le 16 février 1999, deux lois prévoyant, d’une part, la peine de mort pour les trafiquants de drogue et, d’autre part, des peines de dix à vingt ans de prison pour ceux qui fourniraient des informations susceptibles de « favoriser l’agression des États-Unis ». Cependant, la deuxième loi pour la « protection de l’indépendance nationale et l’économie de Cuba » menace directement les journalistes indépendants. Castro n’a donc pas été sensible aux « efforts » des américains qui ont assoupli légèrement leurs relations plus que tendues avec l’île des Caraïbes.

Au-delà de la portée essentiellement symbolique des mesures annoncées en 1999, il semble que le gouvernement américain soit de plus en plus sensible aux arguments du patronat américain et s’oriente vers un assouplissement progressif » (5), en attendant la chute de Castro.

Notes

(1) : « Quo vadis, Cuba ?  », article paru sur le site d’Arte, www.arte-tv.fr.

(2) : Carlos Tablada (sous la direction de), Cuba, quelle transition ?, l’Harmattan, 2001.

(3) : « Cuba dans le contexte de l’économie mondiale », Osualdo Martinez Martinez in Carlos Tablada (sous la direction de), Cuba, quelle transition ?, l’Harmattan, 2001.

(4) : « Cuba et les États-Unis », article de Jean-Pierre Derisbourg paru dans la revue de politique étrangère de l’IFRI, www.ifri.org.

(5) : Olivier Languepin, Cuba. La faillite d’une utopie, Paris, Gallimard, 1999, p. 125.