José Pablo Batista, Guatemala, octobre 2002
Les réactions en Amérique latine face aux attentats du 11 septembre : solidarité et questionnement éthique
Comment la société civile latino-américaine perçoit-elle les attentats du 11 septembre 2001 un an après ?
Mots clefs : Aider des victimes de guerre | Initiatives de solidarité envers des populations démunies | Résistance aux groupes armés hors la loi | Résistance aux groupes terroristes | Communauté Internationale | ONU | Agir à l'échelle internationale pour préserver la paix | S'opposer à l'échelle internationale à la poursuite d'une guerre | Résister civilement et pacifiquement à la guerre | Etablir le dialogue entre les acteurs et les partenaires de la paix | Permettre l'intervention humanitaire pour aider des victimes de guerre | Respecter les Droits Humains | Etats-Unis | Amérique Latine
Les liens associant les sociétés latino-américaines aux États-Unis sont actuellement très étroits. En raison des accords et des projets économiques : ALENA, Marché commun centre-américain, Groupe de Rio, Zone de Libre-Échange des Amériques, ainsi qu’en raison d’alliances politiques, de l’histoire récente, des relations culturelles, etc. les États-Unis traversent la pensée des populations latino-américaines et vice versa. Le 11 septembre 2001, toute l’Amérique latine a été bouleversée par les attentats contre les États-Unis. Dans un premier temps, la stupéfaction était telle que des crises internes commençaient à être envisagées au Mexique, au Brésil, au Chili…
Une année après, alors que l’émotion laisse place dans les esprits à la réflexion, alors que l’on commence à mieux percevoir le drame ainsi que ses enjeux, les sociétés latino-américaines commencent à réagir d’une façon pour le moins ambiguë, traduisant un profond questionnement éthique.
La génération aujourd’hui à la tête des sociétés latino-américaines est celle qui, pendant sa jeunesse, a connu des drames provoqués par la violence : l’explosion de conflits locaux dans un contexte mondial de guerre froide poussait les seigneurs de la guerre - généraux conservateurs et guérilleros révolutionnaires - à imposer la violence comme seul mode de vie commun. La société civile était victime des extrémistes idéologiques, disciples de méthodes appartenant au terrorisme. Les sociétés latino-américaines actuelles s’en souviennent.
Ce passé dramatique constitue une toile de fond sur laquelle s’interprète la situation actuelle.
Quels sont les événements de leur passé récent que les Latino-américains perçoivent comme des éléments constants leur permettant d’établir une certaine continuité entre les situations qu’ils ont vécues et les situations actuelles ?
Trois événements constitutifs de l’histoire récente des sociétés latino-américaines sont mis en lumière, parmi d’autres :
1. La terreur, moyen de lutte des pauvres
Dans les années 1970, les mouvements révolutionnaires se multipliaient en Amérique latine. Les commandants guérilleros se présentaient comme les représentants des pauvres, des exclus, des opprimés. Ils affirmaient s’attaquer aux causes des problèmes qui étaient, disaient-ils, les riches, les oppresseurs, les impérialistes. Ils postulaient qu’une seule cause était la raison de tous leurs maux : les États-Unis. Ils revendiquaient la quête de la justice, spécialement pour les plus démunis. Les riches seraient renversés, les pauvres pourraient alors gouverner des sociétés où l’égalité serait la norme sociale.
Puisque la raison pour laquelle ils combattaient était moralement bonne, ils se sentaient autorisés à utiliser toutes sortes de moyens en vue de réussir leurs objectifs. Plus encore, ils affirmaient qu’en raison de l’extrême domination impérialiste, ils étaient obligés d’utiliser la violence, seul moyen efficace d’action sociale. Les vols, les enlèvements, les assassinats, les bombes, les massacres, etc. étaient justifiés en raison de la nature éminemment sociale du combat révolutionnaire. L’acte de terrorisme était dilué dans la situation sociale de ceux qui l’avaient commis. Puisque les responsables de ces actes étaient les victimes de l’impérialisme, il ne s’agissait pas, disaient-ils, d’actes criminels, il s’agissait d’actions de résistance tout à fait légitimes.
Cette démarche, voulant que la situation sociale revendiquée par le criminel explique et justifie ses crimes, témoigne de la même perversion qui se trouve derrière les actions des terroristes du début du XXIe siècle : puisqu’ils sont des victimes et qu’ils agissent au nom d’autres victimes, leurs actes terroristes seraient justifiés.
Dans ce sens, les autorités politiques, les dirigeants économiques, les responsables sociaux, les intellectuels, les populations latino-américaines, ont condamné de façon unanime les actes terroristes dont les États-Unis ont été les premières victimes. Une certitude commune s’est imposée : la terreur est en elle-même injustifiable.
2. La terreur, moyen de lutte des puissants
Toujours dans les années 1970, dans de nombreux pays d’Amérique latine, à la violence et à la terreur des guérilleros répondait la violence et la terreur d’État. Au nom de la doctrine de la sécurité nationale, des chefs militaires déployaient des stratégies de répression violente visant les mouvements révolutionnaires, faisant aussi de nombreuses victimes parmi la société civile.
Les généraux affirmaient mener leur combat contre le communisme et pour la liberté. Ils voulaient protéger la société des dangers du communisme international avec, disaient-ils, sa cohorte de répression, d’athéisme, de mort. De la même façon que leurs opposants, parce que la raison pour laquelle ils combattaient était moralement bonne, ils se sentaient autorisés à utiliser toutes sortes de moyens en vue d’atteindre leurs objectifs.
De Pinochet au Chili à Rios Montt au Guatemala, l’État militaire présentait ses actions terroristes comme étant non seulement légitimes mais aussi nécessaires. Des actes criminels tels que les arrestations illégales, les disparitions, la torture, les massacres, la stratégie de la terre brûlée, etc. étaient à leur tour justifiés.
Cette autre démarche veut que, puisque la puissance politique, juridique et militaire est concentrée dans les mains de celui qui possède l’autorité, ce dernier a le droit d’utiliser n’importe quel moyen pour lutter contre celui qui est devenu son ennemi. Il s’agit de la même perversion qui se trouve derrière les revendications actuelles de l’administration Bush. Toujours est-il que c’est le gouvernement américain qui a soutenu politiquement, financièrement et militairement les dictatures militaires en Amérique latine, quand il ne les a pas formées et mises en place.
Cependant, tout ceci « appartient au passé ». L’attaque contre le World Trade Center est venue innocenter les États-Unis de nombreux épisodes honteux qu’ils ont soutenus ou provoqué dans le passé récent. La victoire des États-Unis sur l’URSS, faisant d’eux la seule hyperpuissance planétaire, amenait avec elle la traditionnelle conséquence : le vainqueur n’a pas de passé. Tout ce qu’il a fait auparavant et qui pourrait se tourner contre lui est amnistié, oublié, sacrifié sur l’autel de sa victoire.
Nombreux sont les Latino-américains qui affirment que, même si nous sommes entrés « dans le XXIe siècle », les choses n’ont pas tellement changé. Lorsque les autorités américaines sont convaincues qu’elles peuvent séparer le bien et le mal par des frontières précises, celles-ci n’ont qu’à s’attaquer à ceux qu’elles ont définis, elles-mêmes, comme « les méchants ». Hier, lorsque les généraux de l’extrême droite latino-américaine développaient une stratégie criminelle contre des innocents civils, le gouvernement américain ne s’est jamais indigné, moins encore rebellé contre tels crimes. Aujourd’hui, lorsque leurs bombardements, dont le nom « frappes chirurgicales » ne peut dissimuler ni leur imprécision ni leur efficacité, provoquent des réfugiés, des déplacés, des morts parmi des populations civiles, les États-Unis parlent de « dégâts collatéraux ». L’indignation est absente. Une fois l’ennemi défini, le reste est une question technique et non éthique.
Dans ce contexte historique, nombreuses sont les réserves s’exprimant aujourd’hui au sein de la société civile latino-américaine au sujet du positionnement géopolitique des USA, ainsi qu’au sujet des liens entre éthique et pouvoir.
3. Ethique. La question
L’un des enjeux les plus importants mis en avant actuellement en Amérique latine concerne ces liens tragiques qui se tissent entre éthique et pouvoir.
Hier, alors que les victimes étaient des Chiliens, des Paraguayens, des Nicaraguayens, des Guatémaltèques, etc. innocentes et se comptant par milliers, les puissances occidentales préféraient « laisser-faire ». Il n’y a jamais eu une minute de silence pour ces victimes. L’émotion n’était pas au rendez-vous, moins encore la révolte. Bien que les responsables de la violence aient commis des actes criminels et terroristes, leur récompense a été l’impunité.
Il semblerait qu’il existe un étrange système de hiérarchisation des victimes du terrorisme. Lorsque celui-ci frappe des populations civiles, les puissants peuvent décider d’intervenir et de répondre. Ils peuvent aussi décider de fermer les yeux. L’éthique devient un fruit des rapports de forces. Elle est aléatoire.
Ce n’est pas le cas uniquement de l’Amérique latine pendant la guerre froide, c’est aussi le cas de nombreuses populations qui, n’ayant pas une importance économique ou stratégique de premier ordre, n’ont pas le droit de connaître la solidarité active de la communauté internationale. Il suffit de penser par exemple aux drames de nombreuses populations africaines, mourant sous les balles des seigneurs de la guerre, ou en raison des maladies, ou tout simplement mourant de faim. Dans certaines circonstances, si ces populations deviennent objet de pitié, sont-elles aussi sujet de droits ?
En ce qui concerne l’éthique : différents poids, plusieurs mesures.
Les actes terroristes doivent être jugés pour ce qu’ils sont et non pas en raison de la cause qui les inspire ni de la situation de ceux qui les réalisent.
Si l’indignation devant les attentats du 11 septembre 2001 n’est pas source d’éthique, celle-ci a provoqué dans toute l’Amérique latine et à différents niveaux des questionnements éthiques profonds. Une démarche éthique voulant favoriser une ouverture à la souffrance des autres, d’autres personnes et d’autres peuples, moins connus, plus faibles. Une démarche éthique voulant montrer la nécessité de libérer l’éthique des intérêts particuliers de quelques États et du calcul égoïste de quelques groupes très minoritaires qui savent, tous, jouer de façon professionnelle avec les émotions de l’homme contemporain et se soustraire du droit. Une démarche éthique qui voudrait nous aider à passer de notre confortable indifférence à une attitude de solidarité.
Continuer à renforcer des attitudes d’individualisme indifférent et à favoriser l’éclatement de l’humanité en plusieurs mondes est une option s’avérant absurde, ainsi qu’extrêmement dangereuse. À quand l’option pour construire une communauté internationale digne de ce nom ?
L’opinion publique latino-américaine voudrait que, commotionnés par les images vues à la télévision le 11 septembre 2001, nous soyons tous capables de nous ouvrir à la souffrance des victimes innocentes de New York, de Washington, des communautés de paix colombiennes, de la forêt amazonienne, des enfants misérables et bombardés de l’Afghanistan, de l’Ouganda malade, de l’Éthiopie affamée, etc.
Des attentats de New York du 11 septembre 2001 à ceux de Bali du 12 octobre 2002, une année, un mois et un jour après, l’indignation est sincère et la révolte profonde. Le questionnement éthique se manifeste un peu partout dans le monde. Il s’agit de la quête séculière et universelle de bonté et de paix traversant l’humanité tout entière. Au long de toute l’histoire, comme au plus profond de chaque homme, les couleurs du bien et du mal sont mélangées. Autour de 3000 personnes innocentes ont été tuées injustement à New York le 11 septembre 2001. Des milliers d’innocents meurent chaque jour injustement dans d’autres régions du monde… La compassion et la solidarité seront-elles au rendez-vous ? Le scandale et l’indignation suffisent-ils à instaurer une éthique de la responsabilité commune comme il se doit ?