Analysis file Dossier : Du désarmement à la sécurité collective

Bernard Reverdy, Grenoble, France, May 2000

La conversion des industries chinoises de défense vers les marchés civils - Réalités et perspectives

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La Chine reste aujourd’hui une puissance militaire de premier rang avec une industrie de défense totalement autonome. Cependant l’ouverture progressive de l’économie chinoise et la réduction des tensions internationales entraînent, comme dans beaucoup d’autres pays, une évolution des entreprises de ce secteur.

Durant les années 1996 et 1997 les Nations Unies ont mené avec le Gouvernement chinois une coopération en vue de faciliter l’orientation des entreprises travaillant pour la défense vers le secteur civil. Cette coopération était assurée côté chinois par CAPUMIT, association chinoise pour l’utilisation pacifique des technologies militaires, créée en 1987 et regroupant cinquante entreprises industrielles ayant travaillé pour la défense. En octobre 1997, quarante experts, vingt chinois et vingt d’autres nationalités se réunissent à Pékin pour faire le bilan de cette coopération et comparer avec les expériences d’autres régions du monde. L’exposé qui suit donne les principaux éléments de ce bilan.

Tous les experts présents lors de cette conférence s’accordent à reconnaître que la conversion des industries chinoises de défense vers la production de biens civils est réelle et qu’elle peut participer au développement économique du pays. Cette conversion a pris une forme originale, « the Chinese way », définie durant les années quatre vingt et confirmée par le 15ème Congrès National du Parti de septembre 1997, soit juste avant notre conférence. Cette forme originale pourrait être traduite par une « nouvelle combinatoire civile et militaire des ressources développées par la science, la technologie et l’industrie initialement dédiées à la défense ». C’est ce mode de conversion que nous allons tenter de décrire plus que l’état actuel de l’industrie de défense.

Le contexte de la conversion en Chine sur les vingt dernières années

Rien ne permet aujourd’hui de dire que l’effort de la Chine en matière d’investissement de défense a diminué. Sans doute, du fait de l’évolution du contexte géopolitique régional en Asie, la demande gouvernementale a-t-elle diminué dans les équipements classiques, en particulier en armement terrestre, pour s’orienter vers les équipements électroniques de contrôle pour l’aviation et la marine. Il en résulte une forte baisse des commandes dans la majorité des sites industriels de défense.

Cette industrie de défense présente quelques particularités spécifiques à la Chine qui vont déterminer son évolution :

  • C’est une industrie dispersée sur l’ensemble du territoire national. Pour des raisons de sécurité d’une part et également pour maintenir une répartition équilibrée de l’emploi et éviter la polarisation sur les côtes, le gouvernement chinois a réparti dans les années soixante l’industrie de défense dans chacune des provinces, en particulier celles du Centre et de l’Ouest (« troisième front »), où elle peut représenter parfois une part importante de l’industrie locale.

  • C’est une industrie d’Etat. Bien qu’appartenant à l’Etat ces entreprises jouissent d’une certaine autonomie pour trouver des débouchés pour leur production. En outre, à la grande différence des anciens arsenaux GIAT ou DCN que nous connaissons en France, les directeurs et les cadres de ces entreprises ne sont pas des militaires mais des civils, ce qui peut laisser espérer une certaine adaptabilité de la hiérarchie. L’une des caractéristiques importantes de ces entreprises c’est qu’elles ont en charge l’ensemble des fonctions nécessaires à la vie des familles de leurs salariés : logements, écoles, commerces, sécurité sociale, retraite. Par exemple le Centre de Recherche et Développement de BIAM, Institut des matériaux pour l’Aéronautique de Pékin, où la conférence était accueillie, se trouve à quelques 20 km de la ville de Pékin. Il est au centre d’un village où logements, commerces et écoles appartiennent au BIAM. Chaque unité de production fait ainsi vivre une ville en autarcie complète.

  • C’est une industrie qui s’est développée de manière autonome, c’est à dire sans dépendance ni échange avec les industries des autres nations, même si à ses débuts les échanges avec l’URSS ont été importants. Ceci a obligé la Chine à un effort propre de recherche et développement important. Le dispositif de recherche et développement ainsi mis en place reste à disposition des entreprises du secteur sous l’autorité de la Commission Scientifique Industrielle et Technologique de la Défense Nationale (COSTIND).

Les experts de l’OCDE qui ont étudié de près l’expérience chinoise de conversion estiment que celle-ci s’est déroulée selon quatre phases :

  • une première phase à la fin des années soixante dix où les industriels de ce secteur se sont vu autorisés à produire autre chose que ce que la programmation militaire leur demandait, mais ceci sans orientations particulières.

  • une deuxième phase durant les années quatre vingt où la conversion a été encouragée en demandant aux entreprises d’utiliser leur savoir faire technologique pour répondre à des besoins définis par la planification centrale. On peut l’appeler conversion par l’offre technologique.

  • une troisième phase, celle des années quatre vingt dix, appelée phase de conversion par la demande. Les entreprises sont libres d’aller sur les marchés porteurs. Le seul critère de succès est le chiffre d’affaires. C’est cette phase qui est en cours et qui touche 80 % des entreprises de défense. Avec plus ou moins de succès comme on le verra plus loin.

  • une quatrième phase se prépare. Ce sera celle du développement de nouveaux produits avec une forte valeur ajoutée apportée par la capacité des entreprises de ce secteur à mettre sur le marché les résultats de la recherche et leur capacité à passer des alliances ou joint venture avec des entreprises étrangères.

Les premiers résultats

Les experts de l’OCDE estiment qu’en dix ans de 1980 à 1990 la part des biens destinés aux marchés civils dans la production des industries chinoises de défense est passée de 10% à 65%. Elle est même de 100 % dans certains secteurs à forte valeur ajoutée technologique. Cette part représente au niveau national plus de 5% de la production industrielle et jusqu’à 25% dans certaines régions.

Cependant si plus de 80% des entreprises se sont risquées à développer une production pour le marché civil, seules 50% d’entre elles dégagent régulièrement des bénéfices. Cette faible performance est à relativiser en la comparant à celle des autres industries d’Etat. Une étude de 1994 montre que 30% environ de celles-ci sont déficitaires. La performance des industries de défense serait donc inférieure à la moyenne des entreprises d’Etat, mais le handicap est certainement plus lourd.

D’après les témoignages recueillis lors de la conférence, la rapidité avec laquelle les cadres des entreprises se sont tournés vers le secteur civil est due à une triple motivation :

  • la volonté de faire tourner les usines sans réduction d’effectifs. Il n’était pas envisageable jusqu’à ce jour de licencier le personnel attaché à une unité de production,

  • la motivation de démontrer les capacités à concevoir et produire à partir des savoir faire des ingénieurs et techniciens,

  • la motivation de faire des résultats et en particulier de gagner des devises au bénéfice de l’entreprise pour sa survie et celle du groupe social qui lui est lié.

Les principaux freins à la conversion

Les principaux freins à la conversion ont été analysés conjointement par les représentants chinois et les experts étrangers. La reconnaissance de ces difficultés dès la fin des années quatre vingt a permis d’apporter déjà les premières corrections :

  • Les coûts élevés de transaction.

Développer une activité commerciale en particulier à partir des provinces centrales, présente de nombreuses difficultés : problèmes de logistique, manque de lisibilité des législations fiscales et commerciales, accès au capital, marché du travail rigide.

  • La difficulté pour évaluer les risques du marché, l’obsolescence des technologies, ou les incertitudes financières.

  • Le manque de pratique en matière de négociation commerciale, d’alliance stratégique ou de protection industrielle.

  • La faible intégration horizontale des économies régionales qui isole totalement les unités de production de leur environnement immédiat. Pas de marché régional pour les produits, pas de sous-traitance ou de services aux entreprises.

  • La difficulté d’accéder aux informations sur les marchés nationaux. Paradoxalement les marchés internationaux peuvent être appréhendés plus rapidement.

La voie chinoise de la conversion

La voie choisie par la Chine ne répond pas aux critères de l’orthodoxie libérale. Celle-ci aurait exigé que les entreprises quittent le giron de l’Etat pour être privatisées, et que les entreprises se débarrassent des missions qui ne sont pas directement utiles à ses performances économiques : logement des salariés, couverture sociale, écoles…

Si l’on peut envisager à moyen terme que l’Etat, l’administration provinciale ou l’administration communale prennent petit à petit le relais sur ce dernier point, tous les experts s’accordent pour reconnaître que la privatisation n’est pas actuellement une étape obligée sur la voie de la conversion.

Cumuler simultanément le redéploiement d’une production d’armement vers une production civile, l’ouverture d’une économie planifiée vers une économie de marché, la transformation d’entreprises publiques vers d’autres formes de propriété aurait eu un coût trop élevé. Après avoir changé l’objet de la production, les entreprises chinoises mettent tous leurs efforts sur l’apprentissage des règles du marché, la question de leur propriété n’est pas à l’ordre du jour.

L’appartenance au secteur public est actuellement utilisée par les entreprises pour accéder plus rapidement aux autorisations pour commercer directement en devises étrangères, monter des partenariats avec les entreprises internationales, se déplacer à l’étranger pour créer des réseaux scientifiques et commerciaux.

Ainsi 1 Milliard de dollars ont été investis par des partenaires étrangers pour monter des affaires en participation dans près de 200 unités de « joint-venture ». Cette participation financière au capital d’activités en conversion est sans doute faible par rapport à la masse des investissements directs étrangers en Chine (100 Milliard US $ de 1979 à 1994). D’autre part elle se fait principalement pour les activités situées dans les villes de la côte. Elle constitue cependant l’amorce d’une confrontation de cette production civile aux standards du marché mondial et une opportunité pour les entreprises qui veulent investir d’avoir accès au marché des capitaux et au marché des technologies.

 

La contribution du projet de coopération animé par les Nations Unies

Les moyens offerts par les Nations Unies au regard des enjeux que nous venons d’évoquer étaient modestes. Il s’est agi principalement d’organiser des rencontres de sensibilisation entre responsables industriels et experts, des stages de formation pour les cadres des entreprises chinoises, des visites d’affaires d’industriels étrangers en Chine et de cadres chinois à l’étranger. Près d’une centaine de chefs d’entreprises et d’experts étrangers ont visité les entreprises chinoises de ce secteur permettant de préparer plus de 40 projets ultérieurs de coopération. La dernière conférence a permis également aux participants chinois de comprendre les mécanismes de la conversion dans d’autres régions du monde (Etats Unis, Europe, Russie, Amérique Latine).

 

Etude de cas

Comment promouvoir le développement et la commercialisation des matériaux avancés par le renforcement de la coopération internationale, l’exemple BIAM

Présentation de l’entreprise

BIAM a été créé en 1956 comme centre de recherche sur les matériaux pour l’aéronautique. Il a participé à la mise au point des matériaux métalliques et non métalliques pour l’aviation civile et militaire. BIAM a développé également des capacités de production propre. Les principales technologies développées sont celles de la fonderie du titane, de l’aluminium, des alliages, des disques de freins pour avion, des matériaux composites.

Ouverture vers les marchés civils

BIAM a été l’une des premières organisations du secteur militaire à s’ouvrir aux marchés civils dès le milieu des années quatre vingt. Ce phénomène s’est accéléré durant ces cinq dernières années (1992 à 1997) à raison d’une croissance de l’activité de 40% par an passant de 120 millions de yens à 500 millions en 1997. Dès 1993 BIAM a été autorisé à exporter pour son propre compte. Son chiffre d’affaires à l’export était de 30 millions de dollars en 1997.

Un exemple de couple produit - marché

BIAM ayant analysé le marché international du sport comme un marché en forte croissance a utilisé sa maîtrise des technologies titane pour fondre des têtes de club de golf. La production était de l’ordre de 60.000 pièces par mois lors de notre visite et entièrement écoulée au Japon, à Taïwan et aux Etats-Unis. A la tête de titane, BIAM peut maintenant ajouter le manche en fibre de carbone pour livrer un produit complet.

Une présence internationale

BIAM dispose d’une équipe commerciale pour l’international de 20 personnes et de bureaux de représentation à l’étranger. Mais surtout BIAM a engagé un peu partout dans le monde des coopérations scientifiques et technologiques. Les revenus dégagés par l’exportation de ses produits permettent à BIAM de poursuivre ses investissements en recherche, de maintenir des flux d’échange avec l’extérieur, de s’ouvrir à des partenariats internationaux.

 

Perspectives

L’approche d’une réalité aussi complexe que la conversion du complexe militaro industriel chinois ne peut se satisfaire des informations recueillies lors d’une conférence internationale. D’autres sources d’information (Brömmelhörster et Frankenstein, 1997) ont confirmé l’importance de ce mouvement de conversion vers la production civile. Cet ouvrage collectif très bien documenté ajoute une distinction importante entre l’industrie de défense placée sous l’autorité du Gouvernement et en particulier de la COSTIND et les activités industrielles et commerciales développées par l’Armée Populaire de Libération elle-même. Ces dernières activités s’étendraient dans le secteur du tourisme, de l’immobilier, de l’industrie pharmaceutique, des télécommunications. Elles se sont développées sur la puissante infrastructure développée par l’APL (en réseaux de communication, en logistique par exemple) et sur l’immense réservoir de ressources humaines formé et encadré par l’Armée.

Cette distinction permet de mieux comprendre les décisions du Gouvernement chinois prises en juillet 1998 demandant à l’Armée de réduire ses activités commerciales et dont la presse chinoise s’est fait l’écho. Les craintes des autorités chinoises sont que ces activités développent une sorte de réseau commercial hors des règles de la concurrence et soient l’objet de détournement de fonds ou de passe-droits incontrôlables. Ces orientations porteraient essentiellement sur les activités commerciales de l’APL elle-même et non sur les activités nouvelles menées par les industries du secteur de la défense.

Il reste cependant que l’ouverture des entreprises travaillant initialement pour le secteur de la défense vers le marché civil nécessitera que ces entreprises soient soumises aux mêmes règles du jeu que les entreprises à capitaux privés. A ce niveau plusieurs orientations sont possibles :

  • la première est de garder la forme d’organisation actuelle en distinguant cependant à l’intérieur de chaque entreprise la part de production civile qui, elle, nécessitera une plus grande transparence et une vérité des coûts,

  • la deuxième est d’effectuer une nette séparation entre les deux secteurs, c’est à dire en obligeant à une privatisation totale de l’ensemble des activités et en mettant en concurrence les marchés de fourniture et d’équipement des Armées,

  • la troisième est de chercher à constituer de grands groupes à orientation technologique qui restent sous contrôle ou en lien très étroit avec l’Etat tout en leur demandant de développer des technologies pour le marché civil dans le respect des règles du marché.

Les Etats occidentaux eux-mêmes ont eu à se déterminer par rapport à ces trois orientations. La France par exemple a longtemps hésité. Elle se trouve plutôt sur la troisième orientation considérant que la préparation de sa défense ne peut être laissée aux seules lois du marché.

Si la Chine a pu jusqu’à présent opérer cette transition souple dans le cadre de la première orientation, cela est dû très certainement aux très fortes sollicitations du marché intérieur où la concurrence du secteur privé était encore faible. La concurrence est maintenant plus vive et les entreprises du secteur de la défense, si elles veulent rester compétitives sur les marchés civils, devront investir et pour cela passer des accords financiers et technologiques avec des partenaires internationaux. Ceci est déjà bien engagé pour certaines d’entre elles.

A la question de fond qui intéresse la communauté internationale, de savoir si cette conversion diminue les tensions dans cette région, il est difficile de répondre. D’une part l’opportunité donnée aux entreprises de travailler dans le secteur civil peut diminuer la pression qu’exerce toujours un lobby national militaro-industriel sur un gouvernement pour réclamer des programmes militaires et surestimer ses besoins par rapport à la réalité des menaces. Nous connaissons en Occident ce type de pression pour sauver les emplois. Ainsi J.P. Hébert, économiste reconnu en matière d’industrie de défense montre que « l’obligation de protection » que l’Etat était censé devoir à ses entreprises nationales a pu gêner l’Etat Major dans ses choix stratégiques d’équipement et qu’une séparation plus nette permet à l’Etat de retrouver aujourd’hui un peu de liberté dans ses programmes. Mais d’autre part, pour la Chine, l’accès à la modernisation et aux nouvelles technologies offert par les alliances passées avec d’autres entreprises serait également une bonne occasion pour requalifier un secteur obsolète et aborder des technologies civiles bien utiles au secteur de la défense.

Conversion ne signifie pas démilitarisation, c’est une condition nécessaire mais non suffisante pour réduire les tensions dans toute région du monde.

Notes

Résumé : Si rien ne permet de dire que la Chine a diminué ses dépenses militaires, elle les a en tout cas réorientées. Il en résulte une forte baisse des commandes militaires d’armements classiques dans la majorité des sites industriels de défense. La conversion de ce secteur industriel présente des particularités spécifiquement chinoises telles que sa dispersion sur l’ensemble du territoire, son autarcie, son autonomie et son imbrication dans la société locale…