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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse Dossier : Du désarmement à la sécurité collective

Renaud Bellay, Grenoble, France, décembre 1998

Industrie d’armement et processus d’industrialisation dans les pays en développement

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Introduction

Au cours des dernières décennies, nombre de pays en développement (PED) ont cherché à produire eux-mêmes leur armement par un concours de raisons politiques, militaires et économiques. En particulier, « comme les industries d’armement emploient quelques-unes des technologies les plus sophistiquées, on pense que le pays va s’engager sur le chemin de la modernisation » (Ball, 1991, p.175). Si un petit nombre d’entre eux seulement ont réussi à mettre en place une telle production, de nombreuses questions émergent concernant les formes qu’ont prises les relations entre ce secteur si spécifique et les économies nationales des PED. La question mérite d’être posée, puisque diverses estimations évaluent la production d’armes dans les PED entre 3 et 7 millions d’emplois et à un chiffre d’affaires de 18 à 24 milliards de dollars, ce qui est loin d’être négligeable par rapport à la production total des PED.

Un des postulats à l’origine de ce choix a souvent été que les industries d’armement constituent un facteur d’industrialisation. Ce secteur est original, car il ne constitue pas une activité industrielle en soi, mais se présente comme une multitude d’intersections entre différentes activités industrielles dans le domaine des biens d’équipement. Il peut être perçu comme un sous-ensemble productif organisé autour de finalités clairement identifiables, soumis à des contraintes spécifiques et doté d’une dynamique autonome par rapport au reste des activités économiques (bien qu’en interaction avec ces dernières). Ainsi, malgré l’hétérogénéité des métiers concourant à la production d’armement, il existe un ensemble de relations (marchandes et non marchandes) et de modalités d’organisation qui crée en fait l’unité de cette sphère industrielle - constituant un « méso-système ». En raison de cette caractéristique, la création d’une industrie de défense passe nécessairement par la mise en place de secteurs industriels pouvant également avoir des finalités civiles. Nous pouvons alors nous demander quelles sont les implications économiques d’un tel choix sur une longue période.

Nous verrons dans une première partie comment l’industrie d’armement influe sur le développement des systèmes nationaux d’innovation - en particulier dans les PED. Ces éléments nous permettront alors, dans une deuxième partie, d’analyser quels sont les impacts industrialisants de la production d’armes dans ces pays.

 

Industrialisation par l’armement et systèmes nationaux d’innovation

Certains auteurs, comme Émile Benoît ou Robert Looney, justifient le recours à la production d’armes afin d’industrialiser les PED en avançant le fait que la fabrication d’armements oblige les pays du tiers monde à développer compétences et aptitudes, économise des devises étrangères et amène le pays à suivre de près le progrès technologique (Fontanel, 1995). Il n’est donc pas étonnant que certains PED aient cherché à engendrer, à travers la constitution d’une industrie d’armement, des interactions économiques et industrielles permettant de stimuler le développement de leur économie nationale. Le choix des industries militaires comme instrument d’industrialisation n’est donc pas a priori erroné. L’Inde et l’Argentine, notamment, ont pu développer d’importantes industries comme la métallurgie, la sidérurgie ou encore l’électronique (Vaÿrynen, 1992). Le Shah d’Iran voyait dans les industries de défense un « front majeur » facilitant la diffusion des technologies sophistiquées au sein de l’économie nationale : le général Katorijian, décrivait la production d’armes nationale comme « une condition préalable à l’industrialisation » (Ball, 1991).

Dans le processus de construction d’une telle industrie, les transferts de technologies forment un domaine assez peu connu, notamment en raison du secret qui entoure ce genre de transactions. Pourtant, ces transferts sont très importants pour les PED, dont l’expérience industrielle est faible - voire inexistante. Ils constituent, de fait, une part non négligeable des transferts de technologies vers de nombreux PED, notamment grâce aux systèmes compensateurs inclus dans les contrats d’armement (offset). Ce type de transferts forme donc un vecteur potentiellement important de développement - d’autant que beaucoup de technologies à usage militaire sont considérées comme étant duales, c’est-à-dire pouvant être employées à la fois dans le militaire et le civil.

Avantages et limites des transferts de technologies militaires pour des pays à faible potentiel scientifique et technique

Comme beaucoup de PED n’ont pas (ou pratiquement pas) d’histoire industrielle, leur potentiel scientifique et technique national (PSTN) est - le plus souvent - faible. Il leur est donc très difficile de développer des armes au contenu technologique purement autochtone. L’achat de licences de fabrication auprès de fabricants étrangers (presque toujours issus des pays industrialisés) constitue donc une solution médiane. Comme le souligne Nichol (1986), la République populaire de Chine est le pays qui a utilisé le plus intensément une aide technique extérieure, en l’occurrence soviétique, pour développer son secteur industriel de défense au cours des années 1950 et 1960.

Un pays utilisant cette solution peut ensuite chercher à développer ses propres produits en s’appuyant sur les technologies ainsi transférées, après avoir fait ses « premiers pas » dans la fabrication sous licence d’armes. Le cas du char indien Vijayanta est tout à fait représentatif de l’ « autochtonisation » des armements produits sous licence : « la fabrication sous licence de chars Vijiayanta [avec l’assistance du britannique Vickers…] a commencé en 1967. A la fin de la décennie, quelque 70% des éléments (en valeur) étaient fabriqués en Inde et, à la fin des années 70, le pourcentage devait être porté à 95%. » (Deshingkar, 1983, p.116). L’acquisition d’un savoir-faire technique et la formation d’un personnel qualifié constituent deux voies permettant à une économie nationale d’étendre et de moderniser son PSTN, pour stimuler sa croissance. Toutefois, une telle dépendance technologique peut engendrer un « effet de glu » du secteur industriel de la défense des PED vis-à-vis des firmes qui leur ont cédé des licences : l’évolution de leur production risque d’être toujours dépendante des transferts technologiques de la part de ces dernières.

Ceci est d’autant plus vrai que les transferts comportent le plus souvent des technologies banalisées (non les plus sophistiquées). Pour reprendre le cas du char Vijayanta, Deshingkar (1983) remarque : « Comme c’est le cas pour toutes les armes perfectionnées fabriquées sous licence, le matériel était déjà « démodé » dès le début de la production en série ou presque. » (p.116) De ce fait, ces transferts contribuent assez peu au développement et à l’autonomisation du PSTN des pays concernés, limitant ainsi les retombées économiques de la création d’une industrie d’armement. L’expérience nord-coréenne illustre clairement cette dépendance : « après la rupture [de leurs relations avec l’URSS en 1962], les Nord-Coréens ont réalisé que leurs efforts, pour développer des industries d’armes sophistiquées et pour conserver leurs capacités militaires, étaient fortement dépendants de la transmission continue par les Soviétiques d’armes et de technologies militaires » (Nichol, 1986, p.79).

Systèmes nationaux d’innovation et secteur industriel de défense

Face aux lacunes et aux carences d’un développement fondé sur l’importation de technologies, certains PED ont consacré d’importants capitaux au développement autochtone d’armements. Ce choix était d’autant plus tentant que la recherche-développement (R-D) militaire est souvent considérée comme un « entraîneur technologique » (Ball, 1991 ; Ward, 1990). D’ailleurs près d’un chercheur sur six dans le monde travaillait plus ou moins directement dans ce domaine dans les années 1980, selon l’ONU. Même si cette recherche est fortement concentrée sur quelques pays industrialisés (États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni, Allemagne), ceci ne veut pas dire que les autres pays producteurs d’armes - notamment les PED - ne réalisent pas de R-D militaire et que le poids relatif de celle-ci dans leur économie nationale n’est pas important, comme le montre le tableau ci-dessous.

Principaux budgets de R-D militaire dans les pays en développement

(millions de dollars constants 1990)

pays crédits de R-D année

Inde 570 1994

Corée du Sud 370 1996

Taiwan 280 1994

Afrique du Sud 130 1995

Brésil 49 1995

Argentine 9 1995

Philippines 7 1994

Turquie 6 1994

OCDE 45 000 1996

Source : Arnett (1997), p.212.

De fait, sur les 60 milliards de dollars de dépenses annuelles en R-D militaire en moyenne depuis 1990 (soit un quart des dépenses totales de R-D), certains PED ont une place non négligeable - notamment la Chine avec un budget évalué aux alentours d’un milliard de dollars pour la Chine et avec 750 000 chercheurs (Frankeinstein, 1993 ; SIPRI, 1996). Si la Chine tend à réduire ses dépenses de R-D militaire, ce n’est pas le cas de tous les PED - notamment de l’Inde et de la Corée du Sud. Quels sont les impacts de tels investissements sur des économies nationales de faible ampleur ? Cette interrogation est d’autant d’actualité que les développements récents de la théorie de la croissance endogène mettent l’accent tout particulièrement sur le rôle de la R-D. Le choix de la R-D militaire permet-il à ces pays de renforcer le système national d’innovation (SNI), souvent faible, des PED et d’améliorer l’efficacité de leur système productif ?

Le choix d’investir dans la R-D militaire est tout à fait compréhensible, puisque nombre d’économistes accordent à l’État un rôle prépondérant dans le développement du SNI, en tant que « pourvoyeur du plus important facteur de production dans l’histoire de l’industrie moderne - le Savoir scientifique et technologique » (Niosi et alii, 1992, p.22). Cette interrogation est importante, puisqu’un tel choix provoque inévitablement un effet d’éviction au niveau des facteurs de production vis-à-vis des autres secteurs de l’économie et de la R-D civile (Ball, 1991 ; Egea, 1992 ; Terhal, 1981). De même que dans les pays industrialisés et plus encore, le secteur militaire contribue à une large part de la R-D des PED producteurs d’armes.

Spécificités de la recherche-développement militaire

La R-D militaire présente des traits qui permettent de la distinguer des activités civiles de recherche. Tout d’abord, elle nécessite des capitaux très abondants, parce que ce secteur concerne de nombreux secteurs d’activités de pointe comme l’électronique ou l’aéronautique. Si la recherche civile est financée principalement par les entreprises et les institutions financières, la recherche de défense dépend, surtout dans les PED où les firmes d’armement sont le plus souvent publiques, pour une large part des financements publics et para-publics.

De plus, la R-D militaire n’est pas réellement confrontée à la sanction du marché, puisqu’elle s’insère dans des relations monopolistiques. En fait, les contrats passés entre les organismes de recherche, les entreprises de l’armement et les États se concluent en dehors des mécanismes de marché, la recherche de défense se situant ainsi en dehors des mécanismes de marché. Les ingénieurs et scientifiques ne sont pas incités à rechercher l’économicité des technologies développées, mais la plus grande technicité possible car, pour eux, seule compte la performance et la disponibilité des armements (Fontanel, 1995). Les contrats militaires étant une source de capitaux importants, ces entreprises et organismes peuvent alors attirer à eux les chercheurs les plus compétents (et en priver les entreprises civiles avec lesquelles elles sont en compétition pour cette main-d’œuvre hautement qualifiée).

A ces traits spécifiques s’ajoute enfin le poids du secret qui entoure, pour des raisons stratégiques, la R-D de défense. S’il s’avère nécessaire, le secret induit toutefois un gaspillage non négligeable de ressources. La R-D de défense peut donc conduire à une mésallocation et à un gaspillage de ressources, tendance d’autant plus ruineuse que les PED ont des ressources financières et humaines très limitées.

L’accent mis sur les phases de développement des technologies

Comme les PED possèdent très peu de ressources, l’essentiel de leur effort de R-D de défense tend à se focaliser sur l’amélioration des technologies banalisées ou acquises lors de transferts. Cependant, même dans ce cas, il leur est souvent difficile d’aboutir à des résultats tout à fait satisfaisants. Ainsi, quand l’Inde - qui pourtant possède un des potentiels scientifiques les plus importants du tiers monde - a voulu développer l’avion de chasse HF-24 Marut, les résultats furent loin d’être satisfaisants malgré sept années d’efforts : « Finalement, en 1970, un prototype du HF-24, doté d’un moteur importé du Royaume-Uni, vit le jour mais il s’écrasa au cours d’un vol expérimental, tuant le meilleur pilote d’essai indien. » (Deshingkar, 1983, p.115) Si le HF-24 Marut a été partiellement « indianisé », un des éléments essentiels - le moteur - reste fourni par une firme issue d’un pays industrialisé !

Certes, le développement autonome de l’arme nucléaire par la Chine et l’Inde semble plaider en faveur de la capacité des PED à réussir à acquérir par eux-mêmes des technologies de défense - quitte à devoir pour cela « se dépouiller de tout » comme le disaient alors les dirigeants chinois. Sans chercher à minimiser le mérite de ces deux pays, nous devons rappeler que l’acquisition de l’arme atomique ne s’est pas faite ex nihilo, mais à partir de connaissances obtenues auprès du Canada pour l’Inde, de l’URSS pour la Chine. La recherche militaire des PED est donc très largement redevable à l’égard des pays industrialisés. L’industrie aéronautique militaire de l’Argentine, par exemple, n’a pu développer des avions « autochtones » qu’avec l’appui de techniciens allemands depuis les années 1950.

Lorsque ces pays ont tenté de se passer de toute aide extérieur, les résultats ont généralement été décevants et leur coût exorbitant (Ball, 1991 ; Fontanel, 1995), nombre de projets ne dépassant pas le stade de la conception ou du prototype en raison des problèmes techniques. Malgré des dépenses gigantesques, les équipements militaires autochtones produits par l’Inde n’arrivent pas à égaler en qualité et en prix de revient leurs concurrents étrangers et les forces armées indiennes ont parfois même préféré recourir à des importations plutôt que d’acquérir ces armes (Thomas, 1986) ! D’ailleurs l’échec patent de l’Inde et de la Chine (les deux pays qui ont sans nul doute le plus investi dans l’industrialisation militaire) est clairement visible aujourd’hui, puisqu’ils doivent aujourd’hui importer massivement des armes pour moderniser leur armée, notamment les plus complexes (chasseurs, navires de guerre, chars d’assaut, systèmes de communication).

De fait, la plupart des firmes d’armements des PED - que ce soit en Chine, en Turquie ou en Arabie Saoudite - s’apparentent fortement à des « usines-tournevis » plutôt qu’à de véritables entreprises high tech. Même lorsqu’elles produisent des biens de haute technologie, une analyse de détail montre que la majorité de ces firmes produisent des composants et assemblent des armements dont la conception est réalisée dans les pays industrialisés. Leur apport à l’économie nationale apparaît ainsi pour le moins limité.

Développement de l’industrie d’armement et dislocation du tissu productif national

La production d’armement est une activité industrielle parmi les plus contraignantes et il est intéressant d’analyser de quelle(s) manière(s) ce choix d’industrialisation influe sur le reste de l’économie de ces pays. Moon (1986) explique que « les industries de défense diffèrent beaucoup par rapport aux autres secteurs industriels en ce qu’elles requièrent une combinaison synchronisée de technologies militaires, d’investissements lourds en capital, d’une infrastructure industrielle et d’une main-d’œuvre qualifiée » (p.246). Pour ces raisons, les entreprises privées semblent peu enclines à s’aventurer d’elles-mêmes dans ce domaine d’activités. Cela explique l’intervention des pouvoirs publics pour faciliter son apparition et son développement, en instaurant des conditions spécifiques très favorables pour ces firmes.

Si la création d’un secteur industriel de la défense est supposée favoriser le processus d’industrialisation, dans la filiation de François Perroux, ce choix implique un coût très élevé par rapport à l’ensemble de l’économie nationale, car il mobilise sur le long terme d’importants capitaux - pour des pays qui en ont peu - et contribue à l’endettement international des PED (achat de licences, de produits intermédiaires) lorsque ceux-ci ne disposent pas d’une capacité d’épargne suffisante pour une telle politique industrielle (Deger, 1986 ; Fontanel, 1995). La priorité accordée à l’industrie de défense pénalise souvent le développement des entreprises privées (notamment de petite ou moyenne taille) par un effet d’éviction financière.

Outre d’importants besoins financiers, le secteur industriel de la défense nécessite aussi le recrutement d’un volume de main-d’œuvre certes limité, mais dont le niveau moyen de qualification doit être bien plus élevé que celui requis dans la plupart des autres activités industrielles. Bustamante et Varas (1983) rapportent que l’essor du secteur industriel de défense israélien à la fin des années 1970 a nécessité le recrutement de plus de 1500 scientifiques ! Cette captation d’une part relativement importante de la main-d’œuvre hautement qualifiée a pour conséquence de produire un effet d’éviction vis-à-vis du secteur civil des économies des pays concernés, freinant ainsi sa croissance et sa modernisation.

Industrie militaire et modernisation du tissu productif national

Pour autant, peut-on dire que le secteur industriel de défense constitue un facteur d’amélioration de la compétitivité internationale d’un pays ? Si l’industrie de la défense capte une partie de la main-d’œuvre la plus qualifiée de la population active, elle contribue aussi à l’accroissement des qualifications des individus qu’elle emploie (investissement en formation, effet d’apprentissage, acquisition de savoir-faire). Carus (1986) explique que le secteur économique moderne en Israël a été développé dans le secteur industriel de défense. Toutefois, rien n’assure que les capacités accumulées par les individus travaillant dans le secteur industriel de défense puissent être réellement utilisées dans des activités civiles, notamment lorsqu’il s’agit d’une économie en développement, car les pratiques entre ces deux secteurs sont assez éloignées du point de vue des technologies employées et des méthodes de travail. Un tel « fossé » est d’autant plus probable et grand que l’économie nationale du pays concerné est faiblement développée.

En outre, les individus ayant travaillé dans le secteur industriel de la défense peuvent avoir acquis des habitudes professionnelles peu compatibles avec les logiques de marché : les règles de gestion propres aux commandes militaires sont un facteur de déformation et de perversion de l’efficacité de la gestion des entreprises - surtout pour des pays faiblement industrialisés ou d’industrialisation récente. Ainsi, l’État argentin a créé pour les besoins de son armée une aciérie, Altos Hornos Zapla. Cette entreprise a été récemment privatisée, car elle était structurellement déficitaire. Ce clivage de comportement constitue un frein important à la fluidité de la main-d’œuvre entre ces deux sphères, limitant sérieusement l’apport du secteur industriel de la défense en termes de génération de capital humain.

Enfin certains pays ne disposant pas suffisamment de main-d’œuvre hautement qualifiée doivent recourir à l’aide de techniciens et ingénieurs étrangers pour faire fonctionner leur industrie d’armement (près d’un tiers des effectifs en Iran sous le Shah et souvent à des postes-clé ! ). De ce fait, le pays ne profite aucunement, ou très peu, du développement de ce secteur du point de vue de la formation de sa population active.

Transferts de technologies et structuration du secteur industriel de défense mondial

Indéniablement il existe une sorte de hiérarchie technologique entre les différents pays producteurs d’armes, et tout particulièrement entre pays industrialisés et PED. Nichol (1986) explique à propos de la coopération soviéto-indienne dans les années 1960 que « les accords de licence des Soviétiques avec les Indiens pour la production de MiG étaient plutôt restreints à propos de l’éventail de technologies offertes. Alors que les Soviétiques offraient les équipements principaux pour la production de MiG, ils étaient réticents à fournir la totalité d’entre eux, contraignant ainsi les Indiens à importer certains composants » (p.77). Les Indiens restaient alors complètement dépendants du bon vouloir de l’URSS pour l’obtention des informations indispensables à l’amélioration de ces avions. Ces transferts de technologies - qui n’en sont donc pas vraiment - freinent en réalité le développement du PSTN des PED producteurs d’armes pour deux raisons essentiellement :

  • le caractère fragmentaire des transferts de technologies réduit grandement la capacité d’absorption de celles-ci par le PSTN et l’agrandissement de ce dernier ;

  • le choix des transferts militaires engendre un effet indirect d’éviction sur les importations de technologies civiles, puisque les PED ont des ressources financières le plus souvent limitées (rendant nécessaires des arbitrages entre les différentes opportunités de transferts).

Bien que certains PED possèdent un potentiel non négligeable leur permettant de développer certains types d’armes, ces pays doivent tout de même recourir à l’aide technique et technologique des pays industrialisés, ou coopérer avec eux, afin de créer les armes les plus sophistiquées - tout en se voyant attribuer les parties les moins complexes de ces équipements à développer et à produire ! Ainsi, lorsque l’EMBRAER est devenue le partenaire de l’américain Northrop pour le F-5E dans les années 1970, sa tâche a été de s’occuper uniquement d’une partie du fuselage du futur avion - en dépit d’une tradition industrielle bien assise dans l’aéronautique (Perry et Weiss, 1986). L’existence d’une « division internationale du travail de l’armement » semble être confirmée par les relations qu’entretiennent, en amont comme en aval, la plupart des secteurs industriels de défense nationaux entre eux.

Les producteurs d’armes du tiers monde ont échangé une forme de dépendance contre une autre. Ils ont changé la nature de leurs demandes du besoin en systèmes d’armes finis en un besoin en technologies pour fabriquer ces mêmes systèmes. Il semble donc clair que ces pays ne pourront jamais sortir de leur dépendance à l’égard des pays industrialisés, puisqu’ils auront toujours un retard technologique impossible à combler (Uzunidis, 1995). La meilleure illustration de cette situation est le cas d’Israël. Bien que ce pays dispose d’une assise industrielle importante et d’une main-d’œuvre hautement qualifiée, « la production d’armes israélienne reste grandement dépendante des technologies étrangères » (Ball, 1991, p.188). L’indépendance technologique reste une chimère, les transferts de technologies militaires ne constituant pas un « vecteur de développement » pour les PED.

R-D militaire et dynamique des économies nationales des PED

Le débat sur les transferts technologiques du secteur industriel de défense vers l’économie civile dans les pays industrialisés a-t-il un sens, lorsque nous analysons la R-D dans les PED ? Ces transferts technologiques dépendent beaucoup, en réalité, de la nature des dépenses de R-D, ce qui permet de distinguer les retombées technologiques de l’industrie militaire dans les PED et dans les pays industrialisés. Pour ces derniers, il n’est pas possible de nier l’existence, dans l’immédiate après-guerre, d’un nombre important d’adaptations presque directes et à très faible coût de technologies développées à des fins militaires vers des usages civils - comme les transistors ou encore le Boeing 707, directement dérivé du ravitailleur militaire KC 135. Cependant, les investissements des pays industrialisés se réalisent plutôt dans les phases de recherche, alors que les PED orientent plutôt leurs crédits vers les phases de développement à partir de technologies existantes (et importées). Le « marquage militaire » de cette recherche est donc beaucoup plus fort. Or, ce sont des phases d’amont de la R-D dont proviennent les « effets de fécondation » vers la sphère civile de l’économie ! C’est la raison pour laquelle on parle de technologies duales ou de technologies génériques.

A partir des phases de développement, les transferts de technologies du secteur militaire au secteur civil sont par nature plus difficiles et plus limités (Chesnais, 1990), puisque le transfert intersectoriel de technologies repose sur certains facteurs : la proximité technologique entre les différents secteurs, l’homogénéité quant à la sophistication des technologies et la dimension des firmes, la similarité des spécificités de la demande et l’absence de barrages ou d’obstacles institutionnels au transfert - qui ne sont pas réunis dans ce cas de figure. Il s’agit le plus souvent de technologies très capitalistiques et, de ce fait, faiblement absorbables par des économies disposant de peu de capitaux, mais d’une importante main-d’œuvre non qualifiée. Il en découle un manque de cohérence et de cohésion du SNI du pays concerné (Niosi et alii, 1992). En fait, ces deux secteurs possèdent des normes techno-socio-économiques différentes, ce qui explique leur incapacité à établir des échanges technologiques importants (Uzunidis, 1995).

Cette différence de normes implique le choix de trajectoires technologiques différentes, éloignant alors une partie du PSTN des besoins effectifs et immédiats de l’économie civile. Les spécificités de la R-D à finalité militaire dans les PED laissent douter de l’existence de retombées positives importantes de la R-D militaire sur ces économies (Ball, 1991 ; Ward, 1990). Ceci non seulement réduit les passerelles entre le secteur militaire et le secteur civil des économies nationales, mais implique également que ces dernières ne bénéficient pas des effets cumulatifs de son potentiel technologique (DeBresson, 1989). Les potentialités de croissance d’une économie reposent sur une interaction forte entre les différents agents et institutions en matière d’innovation et une dynamique d’apprentissage permettant aux agents économiques de s’adapter, de déterminer et de mettre en œuvre des solutions nouvelles.

La situation de la R-D militaire dans les PED est diamétralement opposée à cette définition. Le choix d’investir dans une telle recherche ne contribue donc pas à améliorer la compétitivité de ces pays. Ward (1990) note à propos de l’Inde que « ces gains semblent finalement assez faibles et sont probablement dépassés par les effets négatifs qui résultent du fardeau des dépenses militaires » (p.106). L’absorption d’une large part de la main-d’œuvre qualifiée d’un pays par le secteur militaire ne peut seulement que retarder le développement d’une maîtrise technologique dans le secteur civil. Comme le souligne Egea (1992), « investir dans la R-D militaire n’est ni le moyen le meilleur ni le plus efficace pour encourager les innovations techniques ou le développement dans le domaine commercial » (p.53). L’impact majeur de la R-D dans les PED est donc l’accroissement du dualisme au sein de leur économie nationale et un ralentissement de leur croissance.

Intégration internationale et dislocation du tissu productif national

L’aspect le plus important de l’industrialisation « par la défense », d’après ses défenseurs, était la création de synergies et d’effets d’entraînement permettant de stimuler la croissance. Ceci nous renvoie au concept de « pôle de développement » défini par Perroux : « des unités motrices (simples ou complexes) capables d’augmenter le produit, de modifier les structures, d’enregistrer des changements dans le type d’organisation, de susciter des projets économiques ou de favoriser le projet économique » par une polarisation des ressources d’un pays. Cependant il ne faut pas oublier que « la création d’un pôle est implicitement l’interdiction d’un autre » (DeBresson, 1989, p.266). Les expériences des différents pays dans l’industrialisation par la défense montrent plusieurs exemples de synergies non négligeables avec la sphère civile de l’économie. Ainsi, Ball (1983) rapporte qu’ « en Inde, les firmes d’électronique militaire se développent sur le marché civil en fabriquant des composants pour la radio, des émetteurs et des récepteurs et des auxiliaires de navigation » (p.96). Bustamante et Varas (1983) expliquent également que l’aéronautique militaire au Brésil a permis le développement d’appareils civils, comme le EMB-200 Ipanema.

Toutefois, les exemples d’impacts positifs restent assez peu nombreux. L’ « effet multiplicateur » des industries de la défense reste faible. Même pour l’Inde et l’Iran au cours des années 1970, ce secteur ne s’était que faiblement intégré au reste de leur économie nationale. De même, Deger (1985) remarque que « le complexe militaro-industriel dans les PVD a des liens techniques cruciaux avec certaines industries spécifiques, plutôt qu’avec l’ensemble de la structure industrielle » (p.103). En outre, si les industries de défense des PED s’engagent sur des marchés civils, il s’agit le plus souvent de secteurs sans liens clairement perceptibles avec leurs activités de défense. Le meilleur exemple est celui de la République populaire de Chine : la production de ses industries militaires est civile pour plus de 65%, mais quel lien y a-t-il entre une fusée et des produits cosmétiques ou de la porcelaine…

Contrairement à ce qui pouvait être (ou était) attendu, la création d’activités industrielles civiles n’a pas été induite par la création d’un secteur industriel de défense. Au contraire, les industries civiles ont souvent été développées autoritairement dans des voies tout à fait déterminées afin de permettre l’émergence de ce secteur ! Si l’Indonésie produit des avions militaires de transport de troupes, le développement d’un tel engin s’est fait à partir des technologies développées par la firme aéronautique civile PT Nurtanio. La relation entre l’activité civile et le secteur industriel de la défense apparaît donc inversée par rapport aux attentes de certains gouvernants vis-à-vis de la défense en tant qu’ « industrie industrialisante ».

Si des effets de liaison existent, ces relations ne se situent pas tant sur le plan national, mais bien plutôt dans les échanges internationaux. En effet, les industries de défense des PED doivent importer une grande part de leurs intrants - et souvent les plus stratégiques. Fontanel (1995) estime que 30% du prix des armes exportées par les PED servent à couvrir le coût des importations nécessaires au fonctionnement de leur secteur industriel de défense. En fait, si des relations intersectorielles sont développées à partir du secteur industriel de défense, ce n’est pas tant avec le tissu économique national, qu’avec celui des pays industrialisés. Comme le souligne Vaÿrynen (1992), « l’instauration d’une industrie de biens d’équipement suffisante est une précondition nécessaire au développement d’un secteur de fabrication d’armes et empêche l’émergence d’une structure économique trop déséquilibrée et duale » (p.101). Du fait de cette carence, la plupart de PED sont toujours obligés de recourir à des importations des pays industrialisés, repoussant ainsi sine die leur indépendance politique et économique !

 

Conclusion : Une économie nationale, deux processus d’accumulation distincts.

Quelles sont les causes de la divergence entre les attentes d’effets industrialisants et les faibles retombées industrielles ? En fait, comme le mode de fonctionnement du secteur industriel de défense diffère assez fortement de celui des activités civiles, les « ponts » entre ces deux sphères d’activités sont peu nombreux. Selon Uzunidis (1995), une économie dans laquelle est créée un secteur industriel de défense n’est pas régie par un seul « processus d’accumulation », mais par deux processus qui divergent - engendrant une dislocation du tissu productif national. En effet, le mode de fonctionnement du secteur industriel de défense n’est pas réductible à celui du secteur civil, car les firmes d’armement ne réagissent pas en fonction de la concurrence, mais de déterminants politiques. Cette situation engendre des méthodes spécifiques tant dans l’organisation du travail que dans la gestion des facteurs de production.

La production d’armements peut alors s’avérer néfaste à la dynamique d’ensemble de l’économie, car le fossé entre le secteur moderne militaire et le vaste hinterland civil sous-développé risque d’entraîner à une évolution parallèle de ces deux composantes sans créer les interrelations escomptées. L’industrialisation militaire n’a pas permis aux PED de sortir de leur dépendance vis-à-vis des pays industrialisés, puisqu’ils doivent encore aujourd’hui importer la majeure partie de leurs armements. Une telle situation ne peut que freiner la croissance de ces pays, en détournant de la production civile une grande partie du faible surplus dégagé par ces économies faiblement industrialisées (Boutillier et Uzunidis, 1994). L’impact des industries d’armement sur les économies des PED valide donc les thèses de Wicksell et Robinson sur la coexistence de deux fonctions de production (ou processus d’accumulation) au sein d’une même économie nationale.

En réalité les industries d’armement apparaissent le plus souvent comme la conséquence et non la cause du développement, comme le montrent clairement les exemples du Japon et du Brésil (Vaÿrynen, 1992). De ce fait, il est plus facile de comprendre pour quelles raisons le secteur industriel de défense ne peut généralement pas servir de « locomotive du développement ». Loin de servir ces pays, le développement d’une industrie militaire n’a fait qu’entraîner une mésallocation des facteurs de production. Ce coût d’opportunité très élevé pour ces pays montre bien les enjeux que représentent le processus de désarmement pour les PED. Comme le souligne Fontanel (1995), « un désarmement améliore à terme le standard de vie national moyen et il augmente le potentiel de développement économique mondial » (p.97). Certes, le processus de conversion des industries d’armements n’est pas sans difficultés, mais Fontanel (1994) montre qu’il s’agit en réalité d’un investissement nécessaire et avantageux sur la longue période pour ces pays. Outre une réduction des risques de conflit, ce processus permet de transférer l’effort de défense vers des besoins gigantesques de santé, d’éducation et d’infrastructures dont on sait l’importance dans le processus de développement. Tel est le défi que ces pays doivent relever…

Notes

Renaud BELLAIS est thésard au Laboratoire Redéploiement Industriel et Innovation de l’Université du Littoral - Côte d’Opale à DUNKERQUE.

Résumé :

Au lendemain de leur indépendance politique, certains pays en développement ont cherché à mettre en place un secteur industriel leur permettant d’accéder à l’indépendance économique. Dans ce but, la production d’armements a été instrumentalisée dans une optique de politique industrielle. Toutefois les implications industrielles et économiques d’un tel choix n’ont pas abouti, dans la plupart des cas, au résultat souhaité. Loin de renforcer un système productif fragile et embryonnaire, la création d’une industrie d’armements a accru la dislocation de l’économie nationale et affaibli le secteur civil de l’économie. La conversion de ces industries apparaît donc comme un mal nécessaire - douloureux certes, mais constituant un investissement sur la longue période en faveur d’un réel développement économique.