Fiche d’analyse Dossier : Du désarmement à la sécurité collective

Eric Brunat, Grenoble, France, décembre 1998

Transformation et conversion du système industriel russe et désordre : contraintes structurelles et créations d’activités.

Mots clefs : Reconvertir les armements

Introduction : Le contexte général

Le commerce mondial, les technologies, les volumes financiers , l’accélération des processus, tout concourt en cette fin de siècle à des changements institutionnels majeurs, à des redistributions de pouvoir sur des espaces d’action nouveaux. L’accélération du « progrès » scientifique et technique, la révolution des technologies de l’information, la globalisation de l’économie induisent des complexités et des mutations qui ont mis fin à l’expérience de type soviétique et qui sont à l’origine de l’essentiel des difficultés institutionnelles des formes du capitalisme de l’après-guerre.

En Russie ces mutations viennent contraindre la transformation du système économique et social après l’avoir rendue inévitable à la fin des années 80. La transformation des industries d’armement est alors un élément d’un processus de transformation d’ensemble inédit tant en degré qu’en nature (E. Brunat, 1996 et 1998 ; D. Bernstein, 1997). Pour corriger l’anomalie historique que constitue l’ancien complexe militaro-industriel (VPK) il convient de situer l’ampleur de la tâche à accomplir ; ce qui suppose d’analyser le contexte de la transformation, les contraintes spécifiques et les scénarios possibles à la lumière des enseignements des huit années passées et de la situation d’effondrement des productions en volume, de la crise structurelle et de liquidités - avec un recul très net de l’économie monétaire et de marché au cours des deux dernières années.

Les coûts exorbitants des technologies nouvelles requièrent le plus souvent des débouchés civils et donc une mise à l’épreuve au sein du circuit économique. La conversion des hommes et des techniques pour de nouveaux débouchés doit être étudiée de façon très pragmatique et gradualiste pour s’imposer in fine, même avec un coût au démarrage lié au désordre de la transformation technologique et organisationnelle des industries concernées. C’est le prix à payer - moindre, toute chose égale par ailleurs, que l’impasse onéreuse de l’illusion technologique et nationale. Il s’agit d’accompagner l’émergence d’institutions utiles face à l’incertitude, l’irrationalité et les opportunismes issus des marchés asymétriques, imparfaits et non homogènes. Le décalage entre la tâche à accomplir et la puissance économique est important. De ce point de vue, le modeste PIB russe, au regard de la mondialisation ne permet plus de nouvelles tentations de puissance et de force. Pour cela il convient de pallier rapidement avec la coopération internationale les insuffisances et les risques d’une situation sans Etat et sans marché.

Discuter les questions de conversion militaire est difficile en Russie pour des raisons de religion ideologico-technologique et pour des raisons de " complexe de grande puissance " exacerbées depuis la fin de l’URSS et des échecs des greffes ultra libérales tentées depuis 1992.

Nous défendons depuis longtemps l’idée que le processus de conversion n’est pas dissociable en Russie de la transformation d’ensemble du système (P. Opitz, 1996 ; E. Brunat, 1996), en revanche la transformation du système dépend grandement du succès du processus de transformation complexe du secteur militaro-industriel (J. Fontanel, F. Coulomb, 1998) et des conditions de préservation voire de restauration d’un niveau scientifique et technique. Nous contestons par conséquent la tendance fortement répandue au sein des institutions russes qu’il n’est pas déterminant de travailler sur la « conversion » en Russie ou pire qu’il n’y a pas d’objet, que la question est sans intérêt. Il faut cependant préciser la réalité du concept dans un contexte d’effondrement des productions en volume depuis 1991 (voir infra) avec un niveau d’emploi quasiment constant.

Ce thème d’étude irrite logiquement les ultra-libéraux, dont l’arrogance n’a d’égale que l’absence d’émergence marchande homogène susceptible de forcer naturellement la sélection des unités de production et les processus de conversion souvent bloqués par la spécificité des actifs des entreprises (E. Brunat, S. Malakhov, 1998). Il irrite aussi les orthodoxes conservateurs nostalgiques de la puissance soviétique qui espèrent avec un budget 22 fois inférieur à celui des Etats-Unis en matière de dépenses militaires, restaurer l’industrie, la recherche voire dégager des marges à l’exportation de matériels capables de financer la transformation structurelle du pays. Enfin ce thème irrite bien des citoyens de Russie car il est synonyme d’une période difficilement vécue de 1986 à 1991 où la conversion tentée pendant la Perestroïka initiée par M. Gorbatchev est venue buter sur l’absence d’environnement concurrentiel, sur des prix de gros largement administrés, sur l’absence de toute pédagogie ou programme de formation : pour de nombreux Russes la conversion est devenue un symbole d’affaiblissement durable, de crise, de chute de production, de remise en cause sans alternative de l’entreprise universelle garante de l’environnement social.

Il s’avère au contraire que la conversion des industries d’armement rendue logique par l’accélération, le coût des technologies et l’étroitesse du PIB russe soit, de plus, éclairante sur les enjeux, les blocages et la complexité de la transformation du système d’ensemble.

Dans un premier temps nous souhaitons analyser les contraintes structurelles de la transformation industrielle qui conditionnent aussi les possibilités de conversion des industries militaires, étant entendu que le degré de spécificité des actifs (voire E. Brunat, 1996 ; E. Brunat, S. Malakhov, 1998 ; S. Malakhov, 1998) et les coûts de transaction liés rendent plus ou moins réaliste le passage à une production civile écoulée sur un marché normal sans politique volontariste d’accompagnement. Le thème est étudié sous l’angle des conditions de création d’activités et en particuliers des petites et moyennes entreprises.

Une seconde partie sera ensuite consacrée au bilan qualitatif de la conversion en Russie et la présentation de quelques perspectives pour l’avenir compte tenu de l’effondrement des productions depuis 1991, de la restauration et du maintien du niveau scientifique et technique, du recul de l’économie marchande et monétaire, et des risques de morcellement du territoire avec une montée en puissance des régions tentées par la création monétaire et l’affirmation d’un pouvoir économique propre.

I. Conditions de la transformation industrielle, le réalisme de l’essaimage et de la création d’activités en Russie.

Au sein des Systèmes Economiques de Priorités de type soviétique (SEP) les unités de production étaient principalement inscrites dans des réseaux verticaux techniques et industriels, dont l’amont était généralement un bureau d’étude, un centre de recherche et finalement un ministère.

En dépit du fait que ces unités étaient régionalement concentrées, l’intégration verticale limitait grandement l’interaction officielle, particulièrement pour les industries du complexe militaire, avec les autres activités régionales (partage des équipements ou des ressources). Même si la reproduction réelle reposait sur des comportements coopératifs et des ajustements informels non rendus par la comptabilité officielle intrinsèquement fausse (voir O. Bomsel, 1994), les possibilités objectives de sous-traitance étaient limitées par l’intégration vertical. Désormais, avec la rupture des liens verticaux et l’effondrement d’une logique de production globale (c’est particulièrement typique pour les industries militaires et l’industrie lourde) et les processus de conversion (du secteur militaire vers le secteur civil, et de la production de l’industrie lourde vers le secteur des biens de consommation), la production devient de fait plus locale et régionalement plus enracinée. De ce point de vue, le changement d’optique de l’organisation industrielle et de l’orientation de la stratégie économique est donc forcément radical, même si en statique des blocages structurels ou comportementaux demeurent.

En Russie, en 1992, à la suite de leur perte de contrôle sur les unités de production, les ministères ont été tentés de « muter » et de se constituer en associations pour maintenir les contacts, voire un pouvoir d’orientation sur les firmes, à défaut de contrôler l’attribution des ressources. Il s’avère cependant (voir T. Cronberg, 1994 et les enquêtes réalisées par l’Union des Entrepreneurs et des Industriels), que les entreprises, certes désemparées par la désagrégation des réseaux socialistes verticaux, n’ont que très peu recours aux services de ce type d’associations bâties sur les ruines des ministères (excepté pour établir les premiers contacts à l’étranger). La plupart des entreprises ou unités de production, préfèrent construire de nouveaux réseaux (quitte à activer ceux qui étaient informels) indépendamment des vieilles structures, même si cette recherche, dont dépendent leurs approvisionnements et leurs débouchés, n’est pas toujours clairement élaborée et reste objectivement difficile dans un environnement où les partenaires potentiels sont limités. Les entreprises sont donc encore largement contraintes par l’offre sans rencontrer facilement une demande (solvable ou non). Les entreprises ont souvent une compétence technique mais ne savent pas vendre, et désormais la contrainte de vente est déterminante. Cette situation est encore plus délicate pour les entreprises de très haute technologie et les bureaux d’études du complexe militaire dont la recherche de marchés et de consommateurs potentiels, relève d’un monde économique radicalement nouveau. La tâche n’est pas aisée non plus pour les productions civiles, mais une nouvelle fois, celles-ci sont beaucoup plus enracinées régionalement et ont un service commercial moins atrophié. Toutefois, la contrainte input-output des unités de production est très forte et caractérise les économies post-soviétiques et notamment les firmes russes après 7 années de transformation systémique.

Toutefois la professionnalisation des comportements d’affaires et des banques, la responsabilisation des directeurs et des techniciens de haut niveau, substituent progressivement la nécessité d’une restructuration industrielle et organisationnelle, à l’attentisme de survie qui a marqué en général les premiers mois suivant la rupture systémique. Ce phénomène explique en grande partie le ralentissement de la dépression en Russie à la fin de 1994, voire une légère reprise pour certaines branches d’activité (par exemple, la menuiserie et les métiers du bois) et le retour d’une croissance globale faible, fragile mais finalement en grande partie factice en 1997 compte tenu de la « bartérisation » croissante des échanges et des risques de crise de liquidité liés.

Le processus d’émergence des nouvelles activités repose d’abord sur le capital humain, sur la maîtrise technologique des personnels qualifiés. Il est évidemment beaucoup plus difficile de « convertir » ou simplement de moderniser le capital physique adapté à la nature et à l’organisation des Sytèmes Economique de Priorités. On retrouve, avec la création des petites entreprises, souvent impulsée par le haut niveau de qualification des hommes, l’idée majeure d’un « retard » sur les pays occidentaux développés lié à la nature du développement économique (et à sa faible propension à la diffusion des maîtrises et des compétences) plus qu’au degré de développement atteint dans telle ou telle branche.

L’organisation industrielle au sein des systèmes d’économie de priorité (SEP) s’est avérée capable d’engendrer un processus de développement original appuyé sur l’industrie lourde. Les secteurs industriels au fil du temps se sont certes développés, complexifiés et diversifiés, mais la bureaucratie centrale s’est avérée incapable - dans la pratique - de rassembler et d’analyser l’ensemble des données, laissant aux différents secteurs de l’industrie le soin de trouver les structures optimales adaptées aux respects des objectifs centraux et au cadre politique strictement défini. Le post-soviétisme est donc caractérisé par une organisation industrielle héritée largement monopolistique avec par conséquent un nombre limité d’offreurs potentiels. Dans le contexte de la transformation du système de régulation deux voies s’opposent toujours théoriquement et se caractérisent de façon générale d’une part, par un marché jaillissant, fruit d’un changement du régime de propriété, du laisser-faire économique couplé avec un contrôle strict du déficit budgétaire et de la création monétaire, et d’autre part, par une intervention importante des pouvoirs publics dans l’économie, la définition d’une politique industrielle et la tolérance d’une inflation susceptible de pallier l’effondrement de la structure productive. Entre ces deux pôles la réalité de la transformation industrielle s’engage dans deux voies dont la complémentarité - plus que l’opposition - traduit la complexité des situations.

  • La première voie est de restructurer les grandes unités de production en gardant dans un premier temps l’organisation industrielle de base. Cette optique que l’on peut qualifier de gradualiste, se rapproche du second pôle évoqué supra. Elle n’incarne pas dans une dimension maximaliste, la voie la plus efficace simplement parce qu’elle ne contribue pas à bousculer les comportements, ne favorise pas l’émergence des nouvelles institutions indispensables en économie marchande et ne contribue pas à pallier les faiblesses intrinsèques de l’ancien régime, à savoir l’insuffisant développement des services, des circuits commerciaux et de distribution, des circuits de diffusion de l’innovation.

  • La seconde consiste à promouvoir l’émergence des petites et moyennes structures, comme clé de la restructuration industrielle afin de bousculer d’emblée l’organisation des circuits économiques, de la production à la consommation. Cette optique est plus proche du premier pôle évoqué supra au sens où la recherche d’une stabilisation économique paraît indispensable pour favoriser les phénomènes d’anticipation créatrice (et particulièrement l’investissement). La promotion de petits groupes et structures de haute technologie par le biais de l’essaimage et/ou de la création d’activités ex-nihilo, est un élément de dynamisme pour l’ensemble de la structure industrielle (G. Garofoli, 1993 ; A.J. Hingel ; 1993).

Le développement des petites et moyennes entreprises s’est imposé en Europe et aux Etats-Unis comme un facteur de résistance à la crise des années 70 et c’est dans cette logique de repli/résistance (en un lieu de création où la responsabilisation de l’entrepreneur associe pouvoir et décision) que l’on comprend aujourd’hui l’émergence des territoires et la création de nouvelles entreprises en économies post-soviétiques.

Toutefois les économies de marché a contrario des économies post-soviétiques sont en général organisées pour valoriser le maillon le plus souple de leur structure productive : les PME sont organiquement liées à l’économie de marché au sens où le monde économique (les grandes firmes, les banques) et les institutions d’Etat reconnaissent généralement le rôle des petites structures et leur importance en matière d’innovation et de création d’emplois. Ainsi, le capital-risque, les facilités administratives de création d’activités, les avantages fiscaux, les aides à l’innovation et à la création d’emplois font parties des mesures qui facilitent l’émergence des PME et qui sont toutes plus ou moins appliquées au sein des économies de marché. Dans un environnement complexe et incertain, les petites unités peuvent tirer rapidement avantage d’une innovation et se glisser dans de nouvelles niches technologiques ou de produits avec une avance en capital limitée. Cette capacité de mouvement est due aux liens directs qui existent entre les fonctions de gestion, de production, les questions financières, le marketing et la vente. Cette organisation souple des PME (dont l’espérance de vie est liée à la nature des relations nouées avec les grandes firmes, l’enracinement dans un territoire favorable, la situation de monopole technologique ponctuelle ou encore la capacité à innover) peut engendrer rapidement croissance et emplois, tant dans les services que dans la production. Les PME contribuent à maintenir la compétitivité économique par le biais des innovations technologiques et de marchés et constituent un élément de souplesse pour les grandes entreprises grâce aux services qui leurs sont fournis, et qui ne peuvent être facilement du ressort d’une lourde structure souvent intégrée verticalement.

Il ressort donc de ces considérations, qu’au sein d’une économie complexe :

  • 1) la relation interactive à l’environnement, y compris de proximité, est déterminante ; elle influence la structure et les performances de la firme et n’est pas neutre sur les conditions de base de l’industrie,

  • 2) la différenciation organisationnelle est induite par les environnements (actifs spécifiques). Le degré de différenciation à l’intérieur des firmes, entre les petites entreprises ayant des « niches » différentes, et entre les régions, est élevé, en relation avec la complexité de l’environnement. Cela suppose des moyens de coordination internes pour les grandes firmes (service d’intégration, équipe permanente inter-fonctionnelle, voire hiérarchie et procédures), une politique de coordination pour les petites entreprises localisées sur un même territoire impliquant les autorités locales (associations d’entreprises, structures d’interfaces, actions conjointes pour la recherche-développement, pour la quête de marchés internationaux). Pour ce dernier point, le rôle des autorités locales peut être déterminant pour favoriser l’orientation des réseaux d’entreprises et la création de nouvelles activités à partir de la mise en place de centres mixtes (privés et publics) de développement, tant pour les services que pour le développement des techniques. On a ici les fondements opérationnels pour une nouvelle politique économique régionale en économie post-soviétique. Enfin la différenciation régionale implique une politique de coordination nationale (cadre juridique, questions monétaires, transferts budgétaires), et de plus en plus une politique de coordination inter-régionale, au sens où la logique de l’économie moderne et complexe transgresse la cohérence de l’Etat-nation et l’Etat-fédération.

Dans un tel contexte, les transactions externes de l’entreprise, particulièrement pour les petites structures, ne s’effectuent pas systématiquement dans un cadre marchand. Les liens informels noués sur et avec un territoire peuvent prendre la forme d’économies externes dont l’incidence est directe sur la structure interne de l’entreprise et ses possibilités de développement.

Toutefois les éléments théoriques généraux évoqués supra ne sont pas transposables en tant que tels en économies post-soviétiques et particulièrement en Russie. Aucun en effet ne peut rendre compte correctement de l’institution qu’est la communauté économique et sociale locale, essentiellement parce qu’il y a omission d’une analyse des rapports réels (E. Brunat, 1995). Les relations au sein d’un territoire et l’organisation (interne et externe à la firme) ne sont pas appréhendées comme des rapports de force et de pouvoir. Au mieux, les structures (ou groupes d’individus) se regroupent en sous-ensembles fonctionnels pour profiter d’opportunités techniques et faire prendre en compte leurs objectifs par les autres sous-ensembles.

L’alternative est de considérer l’organisation économique comme un ensemble de règles (constituant un patrimoine commun partagé par des hommes et des entreprises) visant à articuler et à transformer des maîtrises individuelles en savoirs collectifs. L’organisation de l’entreprise et l’organisation locale se transforment en processus d’apprentissage collectif, c’est un moyen pour une communauté d’accumuler des informations et des connaissances afin de les rendre opérationnelles hors d’un cadre marchand. En ce sens cette conception de l’organisation se substitue aux contrats qui lient les acteurs du marché. Les coûts de transaction monétaires sont donc atténués par l’informel, le rituel, le non écrit, par le patrimoine de règles qui fonde le groupe. Si l’on pousse plus loin le raisonnement, l’organisation est première sur le marché pour fonder l’économie, en ce sens ce sont les individus qui façonnent l’histoire économique et sociale, plus que les lois abstraites du marché.

Sur cette analyse, la petite et moyenne structure se présente comme un élément clé de la transformation du système économique en économies post-soviétiques, bien que le processus d’émergence soit encore balbutiant dans la production en Russie. Dès lors, il s’agit d’expliquer pourquoi ces nouveaux acteurs vont contribuer à animer la croissance et le développement des prochaines années.

Plus que dans n’importe quelle économie de marché, les SEP étaient caractérisés par une séparation physique et bureaucratique des structures de recherche et des unités de production. Les petites entreprises industrielles, issues des laboratoires de recherche ou constituées comme interfaces entre l’invention (le laboratoire, ou le bureau d’études) et l’innovation introduite dans le circuit économique (l’unité de production ou l’entreprise) pour le développement de petites séries ou de services sont essentielles pour la structuration du nouveau paysage industriel (D.A. Dyker, 1993).

Evidemment la constitution d’un réseau dense de PME souffre de multiples handicaps qui vont d’un fonctionnement insuffisant des ressorts de l’économie de marché (concurrence, information, communication et autres services), d’une faiblesse des institutions essentielles (le droit, l’assurance, la protection de la propriété intellectuelle, le système de santé, de protection sociale, de retraite), d’un professionnalisme et d’une responsabilisation encore insuffisants (ou non systématique) des autorités locales, jusqu’au manque objectif de capitaux, de locaux, de véritable marché du travail, sans parler de la résistance de certains directeurs, qui, s’ils ont compris que le processus de transformation est irréversible, freinent des quatre fers, soit parce qu’ils sont exclus du processus, soit parce qu’ils espèrent en influencer l’évolution.

Tous ces freins ont souvent stimulé des comportements ingénieux de dépassement, parfois pour survivre, plus fréquemment sur la base du nouveau champ de liberté créé par l’effondrement des réseaux socialistes verticaux et aussi sur la base d’une éthique personnelle et collective pour la conservation et le développement d’un savoir-faire ou d’une maîtrise technique collective. Les entreprises mixtes sont souvent une voie efficace pour pallier la capitalisation insuffisante issue des processus de privatisation, tout en permettant à la maîtrise technique de ne pas se diluer, avec la définition de salaires supérieurs à la moyenne nationale mais inférieurs aux standards occidentaux.

D’autres entreprises sont créées par les directeurs des unités de production. Sans renoncer dans un premier temps à leur charge de directeurs d’unités d’Etat, ils utilisent les contacts en amont et en aval de l’entreprise publique au profit d’une structure privée dont ils ont, en général, la majorité des parts. On est ici à la limite de la légalité « de type occidentale » et de l’abus de bien social, mais en l’absence de cadre juridique clairement défini, force est de constater que ces nouvelles structures privées sont souvent profitables, organisées de façon souple, avec peu de niveaux hiérarchiques et une forte décentralisation des responsabilités. Par ailleurs, outre le fait que ces entreprises ont un effet structurant pour le nouveau paysage productif et déstructurant de façon graduelle pour les anciennes unités, ce type de créations d’activités s’appuie toujours sur le réseau d’amis, de collègues et de famille qui fonde l’équilibre de proximité. La préservation des liens anciens et de l’emploi des membres de la communauté est systématiquement avancée, c’est même la condition de démarrage des activités en Russie. En Europe Centrale en revanche, les créateurs d’entreprises sont davantage sensibles à l’environnement des services, aux possibilités de soutiens publics et internationaux.

Il est utile également d’évoquer la transformation-conversion du site de construction aéronautique de « l’Oblast » de Saratov (voir J.A. Battilega, 1994) en soulignant une nouvelle fois combien dans les quelques exemples réussis de créations d’activités et de conversion, la notion de réseau, le souci de lier la propriété privée et l’innovation, les relations étroites des managers, des techniciens et des autorités locales, sont au coeur du processus. L’impulsion vient d’en bas, elle est dépendante des hommes.

Le site de Saratov, issu du premier plan quinquennal en 1931 pour produire des machines agricoles, s’est transformé en 1938, avec le Yakovlev Design Bureau et la deuxième guerre mondiale, en unité de production d’avions de combat (séries YAK, LA et MIG). Dans les années récentes (le processus n’est pas terminé), ce site industriel a connu une double évolution. D’une part le passage d’une production militaire à une production d’avions civils et d’autre part, la transformation de l’unité de production en société par actions contrôlée par les salariés.

Le management de l’entreprise a alors décidé de créer des petites unités de fabrication (privées) de biens susceptibles d’être écoulés au sein de l’entreprise mère et également vers de nouveaux consommateurs. Plusieurs de ces petites unités ont acquis une indépendance juridique et continuent leur développement. Toutefois le succès a été et reste aujourd’hui considérable. L’intégration verticale et le manque de concurrence au niveau des fournisseurs font que le site de Saratov a besoin et a recours à la production de ces petites unités, au point que la nouvelle direction du site de construction aéronautique souhaite encore aujourd’hui la réintégration des petites firmes au sein de la structure mère.

Il semble, a priori, qu’il n’en soit pas question (les petites entreprises sont plutôt profitables et ont d’autres clients), mais la situation suppose, par le biais de négociations, que des relations contractuelles soient mises en place pour assurer les modalités de l’approvisionnement en termes de prix, de qualité et de régularité. L’entreprise mère faisant valoir que les compétences accumulées en son sein lui donnent une position privilégiée excluant cependant toute possibilité de contrôle sur les petites unités.

Ainsi, il convient de noter, qu’a contrario des pays occidentaux où la structure mère fait office d’incubateur ou d’accompagnateur d’activités issues de ses structures (hommes et/ou techniques), en économies post-soviétiques, ce sont plutôt les nouvelles structures qui sont des appoints aux unités mères. Les nouvelles entreprises, réellement créées, sont susceptibles d’être des sources pour les approvisionnements ou les débouchés, et dans le meilleur des cas des sources susceptibles d’investir, d’introduire des techniques et des procédés d’organisation nouveaux, bref de « sauver » l’unité mère.

II. Quelques observations concernant la conversion des industries liées à la défense

Dans le cadre du vaste processus de transformation industrielle, il est possible, même en Russie où la contrainte marchande n’était pas une donnée y compris pour les productions civiles qu’elles fussent du ressort du VPK ou non, d’identifier des spécificités propres aux industries de la défense. Elles sont de trois grands ordres : l’ordre global, la production et le produit.

Néanmoins nous devons désormais considérer une spécificité de la situation en Russie, où en effet la conversion est peut-être devenue après l’effondrement global des productions depuis 1991 (le niveau des productions militaires représente en 1997 entre 15 et 17 % des volumes de 1991 , Y. Glybin , 1997) si ce n’est une question secondaire, très certainement une question accompagnant celle de la préservation du niveau intellectuel technologique et scientifique des personnels engagés dans la conception et la production de matériels.

La question du maintien ou du sauvetage du potentiel technique du complexe de la défense russe est un problème systémique, politique et social d’une extrême importance car en effet cet effondrement des quantités s’est opéré quasiment à volume de main d’œuvre constant.

Le processus de conversion a pris un profil difficilement soutenable au début des années 90 par défaut de politique industrielle d’accompagnement, différenciée selon les produits, les régions, conformément aux contraintes de spécificité des actifs.

Cette absence d’intervention plus dirigiste et surtout plus pragmatique versus une politique d’économie budgétaire, s’est traduite par un effondrement en chaîne critiqué aujourd’hui, y compris par ses promoteurs libéraux : un rouble en moins dans les dépenses militaires a engendré selon Y. Glybin (1997) entre 1,5 et 2 roubles de perte dans l’industrie. Le phénomène n’est pas réversible et peut être compris comme une confirmation de l’extrême militarisation du cœur de l’ancienne industrie soviétique.

Les programmes de conversion de l’industrie de défense 1993 - 1995 avaient pour objectif de combiner une réduction minimum des emplois et une utilisation maximum du potentiel scientifique et technologique du complexe militaro-industriel pour des applications civiles : les priorités du programme se sont orientées vers les équipements agricoles, l’énergie, la construction navale, l’aviation, la médecine et l’industrie légère. Le schéma théorique ne s’est pas traduit en moyens et en politique. Seul le souhait de substituer progressivement une production nationale aux importations avec comme appui les technologies duales a été défini avec un niveau plus fin de détails : outils de précision pour la taille des diamants, écrans à cristaux liquides, fibres optiques, équipements médicaux… De même une action timide pour la certification internationale de certains produits a été engagée. Cependant de façon globale la période souffre d’une chute de la production drastique et de créations d’activités nouvelles liées au secteur de la défense peu nombreuses.

Le programme 1995-1997 a été pensé dans le droit fil du précédent avec une affirmation plus nette d’une nécessité de développer les capacités civiles en matière de transport et de communication. La nouveauté cependant est la prise de conscience de la nécessité de préserver le noyau technologique de la défense russe (ne serait - ce d’abord que pour la maintenance). Quatre cents firmes ont été retirées du programme de privatisation et demeurent dans le cadre de la propriété fédérale. Ces entreprises doivent théoriquement constituer la base Technologique Nationale et le point d’appui de la science russe. Il n’est cependant pas sûr que l’absence prolongée de vision claire en matière de politique industrielle puisse être compensée dans l’urgence avec un point d’appui issu cette fois de secteurs éloignés et peu sensibles aux signaux marchands. Une nouvelle erreur se profile si l’idée de coopération internationale était écartée et si la genèse technologique devait se faire en dehors des repères et circuits civils.

Bien adaptée aux innovations majeures20 cette stratégie serait contre productive vis à vis :

  • du changement structurel,

  • de la modernisation globale du pays sur le plan des technologies,

  • du maintien et de l’élévation du niveau global des technologies,

  • des flux continus d’innovations mineures.

L’objectif désormais consiste en plusieurs points qui renvoient le concept de conversion des industries d’armement en Russie à la question de la transformation du système d’ensemble et des questions de politiques sociales et de l’emploi :

  • il s’agit de maintenir un niveau de sécurité élevé du point de vue de la maintenance des matériels ;

  • la préservation et la modernisation d’une technologie de haut niveau est nécessaire ;

  • le rééquipement de l’industrie est une priorité (voir supra les pourcentages de l’investissement sur la période) ;

  • le développement des industries de biens de consommation et de l’industrie légère tournées vers le marché intérieur avec une protection sélective et temporaire à étudier ;

  • la formation des scientifiques et des gestionnaires qui continuent de sous-estimer la complexité des ressorts marchands et la nécessité de penser le développement des institutions et du cadre légal ;

  • le contrôle gouvernemental pour coordonner et stimuler le développement technologique.

L’ensemble de ces points doit être tendu dans le cadre d’une politique industrielle différenciée et pragmatique soucieuse des conditions de base (au sens de E. Mason, voir E. Brunat, I. Samson, 1998), de la préservation et du développement technologique, tournée vers les débouchés civils et la volonté d’obtenir la certification et la reconnaissance qualitative des productions. L’action des autorités régionales apparaîtalors comme essentielle pour réactiver le principe du système de certification localisé ( » Abaroncertifika « ). Le Centre doit édicter rapidement un programme d’état d’urgence scientifique et technique pour stopper l’hémorragie intellectuelle et éviter que les comportements des régions (au sens rupture avec le Centre) ne mettent en péril la cohésion voire la survie de la Fédération avec des tentations de créations monétaires et de politiques industrielles éloignées de l’intérêt général.

Conclusions

Un processus de conversion active initié par les entreprises (D. Bernstein, 1997) et impulsé par une politique monétariste, est irréaliste dans la très grande majorité des cas, avec à la clef l’effritement du niveau scientifique et technique et l’effondrement des capacités :

  • défaut de capital,

  • défaut de demande,

  • manque d’information et coût de l’information,

  • incapacité de produire des biens compétitifs21.

Une conversion plus passive du point de vue de l’action propre des entreprises et évolutive suppose une approche pragmatique en termes de spécificités des actifs et des territoires, intégrée dans une logique de production industrielle nationale. Le territoire acteur doit être identifié comme un élargissement de la rationalité à côté du marché et de la hiérarchie (E. Brunat, 1995) afin de créer les conditions d’une diminution de l’emploi programmée et aménagée, avec une stimulation à création d’activités (spin-offs, start-ups, investissements étrangers et entreprises conjointes - JV)

Ainsi, si les cas de conversion stricte de l’industrie de défense vers une production civile sont plutôt rares, le profil de l’industrie a été affaibli en volume, mutilé, et en ce sens seulement, transformé. En revanche, la conversion est un concept insuffisant ou dépassé, au même titre qu’un avenir économique fait de production d’armes. Il convient en revanche de réfléchir :

  • 1) à la (re)constitution d’une base scientifique en coopération internationale,

  • 2) à la transformation structurelle de l’industrie et à la création d’activités. Dès lors les questions sociales et de l’emploi deviennent centrales.

Dans ce cadre, l’appartenance territoriale (localisation comme actif spécifique) est importante. Elle laisse ouverte la perspective de constitution de districts économiques ou technologiques régionaux (dont les prémisses sont déjà observables autour de grandes firmes ou bureaux d’études), dans le cadre d’un territoire-acteur, intégrant la spécificité des relations économiques et sociales de proximité, ceci est essentiel pour tous les processus de conversion.

La mise en correspondance de la dynamique sociale territorialisée et de la dynamique industrielle de conversion et de production s’opère progressivement (y compris suivant des relations non strictement monétaires). Ce processus semble montrer en Russie que la dynamique sociale est déterminante pour engendrer la dynamique de production après une première phase d’accumulation primaire, essentiellement induite par le commerce voire certaines activités de services.

La Russie est caractérisée par le principe de l’appartenance territoriale (malgré les mouvements forcés de populations) étroitement lié aux valeurs communautaires comme constantes de la société. Les perpectives du cadre d’analyse de l’économie régionale sont immenses et originales, elles renvoient aux travaux engagés sur les districts économiques et technologiques qui supposent une articulation entre les petites entreprises et les grandes unités mères issues du système économique de priorités. Le rôle des autorités fédérales, et surtout régionales, est déterminant, avec la mise en place souhaitable d’agences de développement et d’interfaces. On a donc un schéma de développement industriel pas toujours spontané et non systématiquement marchand qui requiert une action volontariste des autorités régionales.

En économies post-soviétiques, les rapports de force ne sont pas à l’avantage des grandes unités décapitalisées, celles-ci ne sont donc pas, pour l’instant, en position d’imposer des rapports hiérarchiques (d’autorité) de sous-traitance. On est donc d’emblée dans une situation où le partenariat (résultat d’une longue évolution organisationnelle et des mentalités, en économies de marché) devrait trouver une place logique de développement. Toutes ces évolutions, qui reposent sur une construction analytique, supposent un autre élargissement de la réflexion, qui est la mise en phase de la dynamique sociale territorialisée, communautaire en Russie, avec une nouvelle dynamique de production et d’industrialisation et donc de conversion des hommes en sureffectif après l’effondrement des capacités militaires.

Notes

Résumé : L’accélération du « progrès » scientifique et technique, la révolution des technologies de l’information et la globalisation de l’économie contraignent la transformation du système économique et social de la Russie après avoir rendu inévitable la rupture systémique au début des années 90. La transformation structurelle de l’industrie, dont l’industrie d’armement, et la création d’activités se font dans un contexte de coûts de transaction élevés et de spécificités d’actifs qui impliquent la définition de politiques publiques industrielles d’accompagnement. L’imperfection des marchés et le recul des échanges monétaires (développement de chaînes de compensation) aboutissent à un effondrement des volumes de productions plus qu’à un processus de conversion. Dès lors se pose la question de la (re)constitution d’une base scientifique et technique dans le cadre d’une coopération internationale.