Fiche d’analyse Dossier : Du désarmement à la sécurité collective

Robert Magnaval, Grenoble, France, décembre 1996

La recherche militaire en Europe et l’ajustement au changement

Mots clefs : Reconvertir les armements

Les changements intervenus en Europe centrale et orientale ont modifié profondément la perception, qu’avaient jusqu’alors les occidentaux d’une menace globale et immédiate. On associe souvent ce bouleversement à la chute du mur de Berlin. C’est en fait le sommet sovieto-américain de Reykjavik en 1985 qui amorce le processus. Les pays occidentaux en ont profité pour réduire leurs budgets militaires à un moment où les finances publiques commençaient à connaître de sérieux déficits.

Les années 90 auront vu s’amplifier le mouvement de baisse dans les budgets des Etats membres de l’Union Européenne. Une réduction stabilisée autour de 3 à 4 % devrait se poursuivre dans les trois prochaines années. Aux Etats-Unis, le budget de la défense devrait être réduit de 50 % entre 1990 et l’an 2000 (OTA 1993) et selon les estimations du GRIP1, le ratio des dépenses militaires/PIB dans l’ensemble de la Communauté passerait de 3 % en 1986 à 1,8 % en 1996.

Depuis la disparition de l’antagonisme entre deux blocs, les tensions ne se sont pas pour autant dissipées. Les exemples de conflits ne manquent pas, qu’ils soient dûs aux poussées de l’intégrisme, aux fièvres nationalistes, aux tensions économiques, mais l’intervention militaire ne constitue plus, à elle seule, un traitement capable de résorber ces crises (SRI, 1994).

1. Réductions budgétaires et évolution de l’emploi

L’emploi direct dans l’industrie d’armement était évalué à 661.000 postes de travail dans la Communauté en 1992. Le rythme de la réduction des emplois est, depuis 1984, deux fois plus rapide que la réduction du chiffre d’affaire de l’industrie de défense. A partir de ces données deux scénarios ont été élaborés et présentés lors d’un colloque organisé par l’office d’évaluation des options scientifiques et technologiques au Parlement européen (STOA), en 1993:

  • l’un fait l’hypothèse, que les budgets de défense des Etats membres passeront de 117 milliards d’ECU en 1992 à 103 MECU en 1996

(baisse de 3,2 % par an), avec une stabilisation des exportations, le chiffre d’affaire des entreprises d’armement passerait de 49 à 43 milliards d’ECU et entraînerait une perte de 145.000 emplois en 1996 ;

  • l’autre envisage une diminution deux fois plus forte de ces budgets accompagnée d’une réduction des exportations de 5 % par an, taux moyen observé depuis 1984. Les emplois industriels perdus s’élèvent alors à 220.000 en 1996.

Il faut ajouter à cela, les diminutions d’effectifs civils et militaires dans des activités connexes de sous-traitance ainsi que des diminutions des personnels des ministères de la défense. On estime à plus de 100.000, le nombre d’emplois qui devrait être supprimé chaque année pendant les deux prochaines années.

Deux autres facteurs concourent à rendre cette diversification inéluctable :

  • L’ouverture des marchés de défense avec la mise en concurrence de plusieurs fournisseurs oblige les entreprises à adapter leurs pratiques à celles du domaine civil.

  • Concernant la réduction des exportations liée à celle de l’effort de défense dans les Pays en développement et ses conséquences sur les activités de l’industrie, on notera simplement qu’entre 1984 et 1991, les exportations de l’Union Européenne ont diminué de 40 % en volume et que l’industrie européenne est plus dépendante des exportations que ne l’est l’industrie américaine.

2. Reconversion et diversification de l’industrie

Le processus de reconversion, dû à la diminution des crédits publics, évoqué précédemment, s’accompagne d’une restructuration des armées en Europe qui vise à accroître leur mobilité, leur rapidité d’intervention, leur spécialisation et leur caractère multinational. Les axes privilégiés de cette orientation concernent, en particulier, le renseignement aérien ou spatial, les réseaux de communication, la logistique, l’inter-opérabilité.

Les obstacles rencontrés pour mobiliser des ressources nécessaires à cette redéfinition des besoins sont nombreux. L’un d’entre eux réside dans l’inertie naturelle de la société militaire dont le mode de fonctionnement et les missions traditionnelles se prêtent mal à la coopération et à l’échange. D’autres difficultés résultent de résistances économiques et sociales conséquentes à la compression des dépenses publiques qu’il s’agisse de la suppression d’emplois ou de la diminution des achats d’équipement.

Pourtant, l’Europe n’est pas sans expérience en matière de restructuration industrielle. On peut citer le cas de la sidérurgie dont les effectifs ont diminué de 52 % entre 1975 et 1990, un taux comparable à celui prévu dans les industries de défense pour la décennie 1986-1996. L’industrie de défense a plusieurs atouts pour faire face à cette brutale mutation.

L’implantation géographique de ces entreprises est plus harmonieusement repartie que celle de l’industrie sidérurgique. Elle est en partie localisée dans des régions ayant des capacités d’adaptation importantes. La qualification diversifiée des personnels offre des possibilités de transfert de main d’œuvre du militaire vers le civil dont ne bénéficient pas des secteurs plus traditionnels.

Face à cette conjoncture, les entreprises ont eu à faire des choix. Elles ont souvent accru le champ de leurs productions multiples. Elles ont marié une stratégie de spécialisation dans le secteur militaire (créneau porteur, effort à l’exportation, coopération entre firmes) avec une stratégie de retrait qu’il soit passif, par réduction de la production, ou actif, par une politique d’acquisition dans les activités civiles proches du militaire (aérospatial, électronique automobile, chantiers navals). Là encore, on peut faire des analogies et rappeler que le processus de transformation de l’économie de guerre au lendemain du second conflit mondial s’est opéré avec succès en quelques années.

Cependant beaucoup d’entreprises impliquées dans ce processus avaient à l’époque une expérience du domaine civil, ce qui est moins le cas des entreprises à reconvertir actuellement. On note d’ailleurs que la prudence prévaut : la reconversion au sens strict est rarement applicable, c’est la diversification qui est le plus fréquemment rencontrée. Quelle que soit la stratégie retenue, elle se heurte de toute façon à un climat général économiquement défavorable.

L’intervention des pouvoirs publics s’impose pour accompagner ces ajustements nécessaires. Sa mise en oeuvre s’est inspirée en Europe des dispositions prises dans le cadre de la restructuration d’autres secteurs, la sidérurgie est comme nous l’avons évoqué plus haut un bon exemple. Fin 1990, la Communauté a lancé l’action PERIFRA dotée de 90 millions d’Ecu dont 58 % des fonds ont soutenu des projets liés à la réduction des dépenses militaires. En 1993, le programme KONVER de 130 MECU fournis par le Fonds Européen de développement régional (100 millions) et le Fonds social européen (30 millions). Dans le futur, la fourchette d’intervention pour KONVER pourrait se situer entre 300 et 600 millions pour la période 1994-1999. Il faut relever à ce sujet, la faiblesse des données statistiques, permettant d’évaluer les conséquences locales des réductions d’activités dans les bassins d’emploi, ce qui rend difficile le ciblage des interventions et la concentration de l’action communautaire.

3. La recherche et le développement technologique

La relation entre la science, le pouvoir politique et la recherche militaire s’est affirmée pendant la seconde guerre mondiale et dans les années qui ont suivi. Pendant longtemps, on a admis que la technologie militaire, bénéficiant d’un financement sans faille et de marchés protégés, était en avance par rapport à la recherche civile. Nombre de contre-exemples sont venu nuancer cette affirmation dans les années 80 et l’effritement des budgets de la défense ne font qu’accentuer ce doute aujourd’hui. Rares sont toutefois les statistiques recensant les retombées économiques de la recherche militaire. Le conseil britannique ACOST (1989) a estimé à 20 % la part du budget de R&D militaire qui pourrait entraîner des applications civiles. Désormais, la demande de technologies de pointe répondant aux besoins d’une économie civile solvable ont pris le pas sur la demande militaire. Le processus s’inverse alors, si bien que les applications militaires peuvent dépendre d’innovations technologiques d’origine civile ou de développements à usage civil ou militaire (technologies duales).

Le comité consultatif de la Commission : Industrial R&D Advisory Committee (IRDAC) a souligné l’importance de cet effort d’adaptation dans l’avis qu’il a fourni sur le quatrième Programme-cadre (1994-1998) de la Communauté pour les actions de recherche et de développement technologique.

Les Etats membres ont financé 11,3 milliards d’ECU dans la recherche et le développement en 1990. L’investissement en R&D propre aux entreprises est par contre mal connu, il est estimé entre 2 et 3 milliards d’ECU et provient pour l’essentiel d’entreprises françaises et britanniques (Vestel, 1995).

La diminution des budgets de défense n’a pas de répercussion aussi sensible sur les crédits de recherche. La capacité de recherche serait ainsi préservée pour multiplier les axes de recherche et les développements à double usage ; le soutien public à la recherche permettant d’aboutir à la phase pilote (conception de prototypes), sans pour autant financer, dans un souci d’économie, les étapes ultérieures de production. Les Etats majors resteraient ainsi en état de veille technologique “amont”.

Il faut de toute façon rester prudent dans l’interprétation de chiffres qui, pour la défense, ne correspondent pas nécessairement à des activités de recherche, telles qu’elles sont définies par les instances internationales pour les activités civiles. Rappelons aussi que la programmation de la recherche militaire s’étale généralement sur plusieurs années et qu’il peut exister des écarts entre les budgets prévus et les dépenses effectives.

La France et la Grande-Bretagne, qui se rapprochent en cela du modèle américain, ont une part importante de la dépense intérieure de R&D (DIRD), qui se soustrait aux mécanismes d’orientation et d’évaluation tels qu’ils sont utilisés pour débattre et définir la politique de recherche civile. Les marchés auxquels sont destinés les résultats de cette recherche, sont souvent déterminés et ont longtemps été protégés.

L’analyse comparée des systèmes nationaux d’innovation montre que le poids de la recherche militaire, là où elle est forte, a influencé les orientations de la politique nationale de recherche. On y a privilégié les politiques de mission avec ses programmes “ciblés” ou “mobilisateurs”, plutôt que des actions plus horizontales (Serfati, 1995).

4. Coordination des efforts de recherche et de développement

La coopération en matière de recherche militaire est une réponse, certes partielle, aux contraintes budgétaires qui se profilent. Elle s’impose pourtant en Europe pour au moins deux raisons. L’une est liée à la volonté d’éviter les duplications inutiles, l’autre à l’interdépendance des activités de R&D civile et militaire. Elle fait toujours l’objet de négociations délicates.

Sur le premier point, le programme EUCLID : ”European Cooperative Long Term Initiative in Defence” a été lancé. Cette coopération est désormais confiée au Groupe armement de l’Europe Occidentale, rattaché à l’UEO en 1993. Le programme EUCLID, dont l’envelop pe financière globale prévue s’élève à 120 millions d’ECU. Malgré cela, la coopération est encore difficile à mettre en place, seulement 30 millions d’ECU de contrats ont été conclus en 1993.

Sur le second aspect, celui des synergies avec le civil, on a déjà relevé que les performances technologiques dans le domaine civil rivalisent en qualité avec celles du secteur de la défense. La frontière entre recherche militaire et recherche civile tend d’ailleurs à s’estomper d’autant plus que les marchés eux-mêmes s’ouvrent et s’interpénètrent. Mais la concertation dans la définition des orientations de recherche, reste insuffisante. Comme le note le Livre Blanc de la Commission Européenne “Croissance, Compétitivité, Emploi” (1993), “cette faiblesse s’observe dans chaque Etat membre entre la recherche militaire et la recherche civile qui sont menées dans des cadres institutionnels assez étanches”. On peut ajouter que l’organisation des départements de recherche des entreprises ayant des productions “duales” reflète aussi cette dichotomie. L’interdépendance entre recherche civile et militaire, pose le problème de la coordination des politiques qui les sous-tendent.

Il n’est donc pas surprenant que l’intervention publique soit amenée à soutenir la constitution de réseaux scientifiques et techniques associant, dans des projets de recherche coopérative, l’ensemble des intervenants.

5. La recherche coopérative : instrument de diversification et de concertation

L’Europe est bien placée pour utiliser toutes les ressources offertes par la recherche coopérative pour réorienter et diversifier l’allocation des fonds publics en liaison avec les besoins de l’industrie. Elle s’appuie pour cela sur de nombreuses expériences nationales (Fraunhofer Gesellschaft, programme LINK), communautaires (ESPRIT, RACE, BRITE-EURAM ), ou européenne (Agence Spatiale Européenne).

L’Europe avait, d’ailleurs, perçu tout le parti qu’elle pouvait tirer de ce mécanisme. Rappelons que le programme civil EUREKA a été lancé en Europe en réponse à l’Initiative de Défense Stratégique américaine de 1985.

Dix ans d’expérience en matière de recherche coopérative montrent la richesse de l’interaction entre la recherche universitaire et l’industrie. Cette coopération multiplie par deux les effets économiques escomptés par l’industrie prise isolément (EC,1994). Dans la phase actuelle de rapprochement entre recherche militaire et civile, la mise en réseau, mécanisme interactif par nature, permet d’éviter les duplications inutiles, en favorisant la flexibilité et la concertation si nécessaires dans un contexte budgétaire difficile.

Les acquis de l’association entre le Pentagone et les industries américaines de micro-électronique dans le consortium SEMATECH ont incité les responsables à promouvoir des politiques plus interventionnistes. Ainsi, l’agence ARPA, coordonne le développement des technologies à double usage dans le cadre du “Technology Reinvestment Project”. L’administration américaine s’est désormais attachée à désenclaver les laboratoires fédéraux dépendant des ministères de l’énergie (DOE) et de la défense (DOD). Cela implique l’aménagement de la législation américaine : Federal Technology Transfer Act de 1986 et National Competitiveness Technology Transfer Act de 1989 (NSF, 1993).

Les Etats-Unis ont utilisé les mécanismes offerts par la recherche coopérative pour faciliter le transfert des résultats de la recherche, ainsi que celui du savoir-faire des chercheurs. L’un des instruments utilisés par l’ensemble des agences fédérales américaines est constitué par les “Cooperative Research and Development Agreements” (CRADAs) dont le nombre est passé de 33 en 1987, à 1175 en 1992, toutes agences fédérales confondues. L’extension des accords CRADAs aux laboratoires nationaux dépendant du programme de défense du DOE a demandé de longues négociations, entre 9 et 24 mois, avant qu’ils puissent être lancés. On relevait 15 accords seulement en 1991 et 382 début 1993 (OTA, 1993) mais l’enveloppe financière reste encore modeste : moins de 300 millions d’ECUS. Les questions de confidentialité, de propriété intellectuelle, de préférence nationale, et de responsabilité juridique liées à l’exploitation commerciale ont été, non sans mal, codifiées. Quarante ans de relations étroites entre les grandes entreprises d’armement et le DOD ne sont pas si faciles à réorienter. Bien des observateurs restent réservés sur l’issue de cette politique (B. Berkowitz, 1994).

Au plan de la recherche communautaire qui, comme on l’a dit précédemment, est en grande partie de type coopératif, la Délégation Générale à l’Armement (Eurodual, 1994) analyse le contenu scientifique et technique du quatrième programme-cadre (1994-1998) et estime que 30 % des activités proposées (correspondant à un montant de 3,6 milliards d’Ecu pour cette période) peuvent permettre de faciliter cette diversification de l’effort des recherches.

Conclusion

Les restrictions budgétaires que nous venons de décrire ont des conséquences directes sur l’emploi et les marchés liés à la défense. Même si en Europe, l’impact est moins immédiat sur les activités de recherche, tout pousse à la diversification et à la coopération. L’adaptation des modalités d’intervention des politiques publiques doit permettre de passer de la coexistence à une plus grande cohérence. De ce point de vue, l’expérience européenne de recherche coopérative associant partenaires publics et industriels, offre des perspectives favorables de diversification et de reconversion.

Notes

Robert Magnaval travaille à la Commission Européenne, Direction Générale XII, science, recherche et développement. Cette Fiche n’engage que son auteur et en aucun cas la Commission européenne.