Analysis file Dossier : Du désarmement à la sécurité collective

Paul Yves de Saint-Germain, Grenoble, June 1996

Evolution des industries d’armement dans le nouveau contexte géopolitique.

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Lors de la chute du mur de Berlin, en 1989, nombreux sont ceux qui, tout au moins en Occident, ont caressé l’espoir que l’on pourrait dorénavant toucher les "dividendes de la paix". Les dépenses militaires allaient pouvoir diminuer - ce qu’elles ont effectivement fait, partout dans le monde sauf en Asie - , et les économies ainsi réalisées pourraient se reporter sur des dépenses plus "utiles" - ce qui, là, reste aujourd’hui à démontrer. Quant aux industries d’armement, l’idée est qu’il fallait en faire la "conversion", c’est-à-dire en orienter l’activité vers des productions civiles.

En réalité, et comme il fallait s’y attendre, les choses se sont passées un peu différemment. L’année 1991 a vu le début de la guerre du Golfe, qui a rappelé que la paix n’était malheureusement jamais définitivement assurée. Surtout ont éclaté un peu partout de nombreux conflits dits de "basse intensité" auxquels ont été mêlés des soldats français et étrangers, en Somalie (1992), au Rwanda (1994), enfin sur le territoire européen lui-même, en ex Yougoslavie et en Bosnie (depuis 1992). On a pris progressivement conscience que si l’ancienne menace de l’Est a pour longtemps disparu, de nombreux risques demeurent, peut-être moins graves que ceux que faisait peser l’ex URSS, mais en revanche plus probables, plus nombreux et plus diversifiés.

Les moyens diplomatiques et politiques, si nécessaires soient-ils, n’excluent pas qu’il faille aussi, face à ces risques, disposer de moyens militaires : moyens de renseignement, systèmes de transmissions, forces projetables (et donc moyens de transport), moyens de dissuasion (ne serait-ce que pour nous permettre d’agir sans jamais risquer de nous laisser intimider, comme nous le fûmes lors des opérations du canal de Suez). Ces moyens ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux que l’on prévoyait autrefois dans l’hypothèse d’un conflit de "haute intensité" avec les Soviétiques : il faut sans doute moins de matériels lourds (chars, artillerie...), et ces matériels peuvent être moins sophistiqués ; en revanche, tout ce qui contribue au renseignement (moyens spatiaux, transmissions, systèmes de commandement) prend davantage d’importance. La conversion des industries d’armement porte d’abord sur ce changement dans la nature des matériels à concevoir et à produire : certaines spécialités vont décroître, d’autres croître.

Non seulement la nature des productions change, mais l’argent qui y est globalement consacré diminue : à cause des "dividendes de la paix", peut-être, mais surtout par suite de la crise économique qui oblige toutes les nations occidentales à tenter de réduire les dépenses publiques. Cela se traduit par une réduction du volume des industries d’armement, qui a d’ailleurs commencé bien avant la chute du mur de Berlin. Entre 1984 et 1994, le chiffre d’affaires "armement" en France a décru de 30 % en francs constants et les effectifs ont baissé de 300 000 à 200 000 personnes (soit également moins 30 %, à comparer à une baisse de seulement 20 % pour la même période dans l’ensemble de l’industrie). Cette décrue va se poursuivre, ramenant probablement, en l’an 2000, les effectifs à 150 000 personnes. Aux Etats-Unis, les réductions sont encore plus rapides : de 1987 à 1994, les effectifs sont passés de 3 500 000 à 2 400 000 personnes (moins 30 % en 7 ans) ; mais surtout il y a eu un effort très significatif, d’ailleurs appuyé financièrement par le Pentagone, de regroupements et de restructurations (et non de conversion à des activités civiles), rendant l’industrie américaine fortement compétitive sur les marchés internationaux, où sa présence est de plus en plus pesante au détriment de l’industrie du vieux continent.

On peut illustrer la compétitivité américaine par les quelques chiffres suivants : les Etats-Unis produisent 3 modèles de chars d’assaut avec un seul maître d’œuvre industriel, alors que les pays de l’Union européenne produisent 13 modèles chez 4 maîtres d’œuvre ; pour les avions de combat, 3 modèles et 3 maîtres d’œuvre aux Etats-Unis, contre 18 modèles et 4 maîtres d’œuvre en Europe. Même si ces chiffres mériteraient quelques commentaires, ils illustrent le phénomène de balkanisation de l’industrie d’armement européenne comparée à l’américaine. Un autre aspect de la conversion des industries d’armement - à laquelle on assiste dans les principaux pays européens - va donc consister à réduire cette balkanisation et à rationaliser le secteur de manière à permettre de produire les matériels militaires qui resteront nécessaires à un coût compatible avec des budgets en diminution.

Cette rationalisation ne peut plus se faire, dorénavant, au sein de chaque pays. Pour des raisons d’échelle, c’est nécessairement au niveau européen qu’il faut l’envisager, ce qui signifie que, à côté de certaines compétences qu’un pays comme la France souhaitera conserver en propre - comme les compétences balistique et nucléaire - , dans beaucoup d’autres cas elles seront mises en commun. C’est ce qui se passe par exemple pour les hélicoptères, avec la société franco-germanique Eurocopter, ou dans le cas des activités spatiales avec Matra Marconi Space, franco-britannique. Dans d’autres cas encore, on s’en remettra entièrement aux pays voisins pour fournir des matériels qu’on aurait renoncé à produire chez soi. Mais le but sera toujours le même : élargir le marché offert à chaque constructeur, et donc rendre moins coûteuses les productions. La contrepartie est, évidemment, de renoncer à la vieille idée française d’indépendance en matière de défense, au profit d’une autonomie au niveau européen. A défaut de savoir ainsi s’organiser, les pays européens seraient tôt ou tard contraints d’aller s’approvisionner outre Atlantique.

On le voit, le mot conversion n’a pas forcément la signification un peut irénique que d’aucuns peuvent imaginer. Il s’agit avant tout de s’adapter à un nouveau contexte géopolitique, de tenir compte de la contrainte économique, et de rationaliser l’organisation. Une des conséquences sera - on l’a déjà souligné - que les effectifs diminueront encore. Est-ce à dire que l’idée d’utiliser les personnels en surnombre à des fabrications civiles soit erronée ? A cette question, il faut apporter une double réponse, l’une négative, l’autre plutôt positive. Chercher à faire fabriquer des produits de grande consommation par des entreprises d’armement a très généralement conduit à une impasse. Autrefois Sud Aviation (ultérieurement fusionnée avec Nord Aviation pour devenir Aérospatiale) avait tenté, sans succès, de diversifier son activité en fabriquant des réfrigérateurs et des caravanes (pour le tourisme) ; l’échec est venu de prix de revient trop élevés (les modes de production pour la grande série n’ont que peu à voir avec ceux de l’aéronautique, les métiers et les compétences sont différents...) et de circuits commerciaux inadaptés (on ne vend pas des réfrigérateurs de la même manière que des avions). Seuls les Russes arrivent, semble-t-il, à mélanger ainsi les genres, mais la notion de prix de revient n’existe pas réellement chez eux, et de toute façon les produits sont difficilement commercialisés.

Les entreprises d’armement sont en revanche mieux armées pour concevoir et vendre des matériels civils complexes et de haute technologie à des clients tels que les Etats ou les administrations. C’est ainsi que Dassault s’est lancé avec succès dans les avions d’affaires (civils), que Matra, Aérospatiale et d’autres réussissent bien dans les activités spatiales (militaires mais aussi civiles), que SAGEM s’est taillé une forte réputation sur les photocopieurs (un produit qui est presque devenu grand public, mais qui, au départ, était professionnel). Le savoir faire acquis par ces entreprises dans le domaine militaire peut en effet trouver à se diversifier dans de tels produits parce qu’il ont des caractéristiques un peu similaires, tant du point de vue technologique que commercial. C’est d’ailleurs bien le mot de diversification qu’il faut dans ce cas utiliser, plutôt que celui de conversion qui évoquerait plutôt l’idée d’un changement complet de métier.

Telles sont les données concrètes de la conversion des industries d’armement : adaptation aux risques et aux menaces d’aujourd’hui, rationalisation des structures, diversification vers certains produits de haute technologie, le tout sans pouvoir cependant éviter de significatives réductions d’effectifs. En revanche, convertir des industries d’armement (sous entendu des industries belligènes) dans le but premier de contribuer à la paix serait une idée généreuse mais peu conforme à la réalité. La paix se bâtit dans le cœur des hommes et des peuples, et c’est par suite et comme conséquence des progrès de cette paix - et non comme une cause de celle-ci - que, progressivement les industries d’armement s’adaptent, d’ailleurs parfois non sans douleur.