Fiche d’analyse

Matthieu Damian, , Grenoble, France, mars 2006

L’Hexagone de civilisation de Dieter Senghaas

Le processus de civilisation et la paix durable

Traumatisée par la Seconde Guerre mondiale, la société ouest-allemande s’est beaucoup intéressée aux travaux sur la paix. En effet, il y a beaucoup de publications et de chercheurs sur cette thématique, outre-Rhin. Cependant, comme l’a déploré récemment Harald Müller, ceux-ci ne sont pas ou peu connus aux Etats-Unis, ce qui minore de beaucoup la portée de leurs écrits. On pourrait faire la même remarque au sujet de la France. Un passage sur un moteur de recherche internet connu (google pour ne pas le nommer) montre le peu de pages francophones consacrées aux travaux des meilleurs universitaires sur la paix que sont : Erst-Otto Czempiel, Dieter Senghaas, Lothar Brock pour ne citer que les plus connus.

Nous allons revenir en particulier ici sur le second cité. Dieter Senghaas est né en 1940. Au cours de ses études, il est très influencé par Karl Deutsch (connu pour ses travaux sur la théorie de la communication) et Johan Galtung (un des plus grands penseurs de la paix dans le monde). En 1967, il est un des co-fondateurs du Hessischen Stiftung für Friedens-und Konfliktforschung (HSFK) de Francfort. Il reste pendant onze ans dans cette ville avant d’être nommé en 1978 à l’université de Brême où il reste jusqu’à sa retraite, en 2004.

Il se fait très vite connaître par des livres où il théorise le développement et critique la définition « négative » de la paix (ce mot étant considéré comme l’absence de guerre). A celle-ci et à la suite de Johan Galtung, il ajoute un caractère positif (justice sociale) et évoque également de façon complémentaire, la violence structurelle qui se produit dans des sociétés pourtant dites en paix. Au cours des années 1970, il travaille donc beaucoup sur les rapports de dépendance entre les pays puissants et ceux qui sont à leur périphérie. La décennie suivante, il lance des recherches avec Ulrich Menzel à la suite des travaux d’Immanuel Wallerstein, un autre théoricien de la dépendance.

Dieter Senghaas effectue durant les années 1980 des études sur les pays de l’OCDE. Il constate que ces sociétés sont pluralistes, donc qu’elles comportent un certain nombre d’intérêts divergents et d’identités différentes. Elles ont donc un potentiel de conflictualité assez élevé.

Or, comme l’explique Wolfgang Hein, pour joindre ses travaux économiques évoqués dernièrement et ses recherches sur la paix, Dieter Senghaas, reprend la thèse développée par Norbert Elias : le processus de civilisation (die Zivilisierung). Il expose cette idée en 1988 dans l’ouvrage Konfliktformationen im internationalen System.

C’est le processus de civilisation qui permet aux sociétés, sur le temps long, de vivre de façon pacifique. C’est la compréhension des peuples que sans coexistence des intérêts et des identités, on arrive à la guerre, qui les pousse à accepter des relations pacifiées entre eux.

Pour Senghaas, le processus de civilisation constitue la condition préalable à la paix. Cependant, cette découverte ne nous apporte pas beaucoup sur les conditions de la paix.

Six ans plus tard, Dieter Senghaas propose une réponse dans son ouvrage Wohin driftet die Welt ? (Où dérive le monde ? ). Il y expose notamment son concept-clé qui sera beaucoup discuté en Allemagne : « l’Hexagone de civilisation » .

L’objet de cet article est de présenter un bref aperçu de cet Hexagone. Il s’agira dans un second temps d’analyser les réactions déclenchées par ce modèle.

 

 

I L’Hexagone de civilisation

Dieter Senghaas a identifié six éléments complémentaires et obligatoires qui caractérisent une paix durable par le biais de l’Hexagone de civilisation :

  • Monopoly of agression

  • Constitutional state system

  • Interdependency and control of emotions

  • Democratic participation

  • Social justice

  • Culture of conflict

Source : www.dadalos.org/frieden_int/grundkurs_2/hexagon.htm

La première condition de réalisation de l’Hexagone de civilisation réside dans le fait que l’Etat possède le monopole de la force. Cela implique donc un désarmement des citoyens. Sans cette condition, il existe toujours la possibilité d’une guerre civile. Cette idée n’est pas nouvelle et Max Weber en a été un des plus éminents théoriciens.

Cet élément pourrait être utilisé à tort, impunément et régulièrement par le pouvoir. Cependant, cette limite est prise en compte par l’auteur qui ajoute immédiatement la nécessité de l’Etat de droit. Celui-ci contrôle nécessairement l’utilisation du monopole de la force et consolide les bases constitutionnelles. Le rôle et l’indépendance de la justice sont ici cruciaux. Celle-ci protège le citoyen de l’Etat.

Mais le désarmement des citoyens ainsi que la confiance qu’ils fondent dans leurs institutions ne peut se concrétiser sans l’interdépendance et le contrôle des émotions. Comme l’indique Bozidar Gajo Sekulic(1), « La nécessité pour la société de sublimer les émotions, c’est-à-dire de les contrôler, n’est possible que sur la base de l’autocontrôle, l’automaîtrise et l’autodiscipline » . Cette notion est assez exigeante puisqu’elle exige non seulement une interdiction de la violence privée mais également une culture de la tolérance et du compromis. L’homme étant lié à la société dans laquelle il vit, c’est beaucoup plus son interdépendance avec les autres qui rend possible ce contrôle des émotions. Ce processus est à la fois conscient et inconscient.

Le quatrième élément pourrait à nouveau être considéré comme une conséquence ou comme un facteur interdépendant des trois premiers cités : la participation démocratique. Un véritable Etat de droit n’existe pas sans cette condition. Le contrôle des émotions est plus aisé lorsque les individus sont des citoyens. La participation démocratique remplit, selon Senghaas, trois fonctions : elle est en soi importante car elle permet que tous les intérêts puissent être exprimés et consolide les chances de paix intérieure ; pour le contrôle du pouvoir qu’elle implique ; pour la légitimité des dirigeants. En effet, comme l’a montré Rousseau dans Le Contrat social, la force ne devient légitime sur le long terme que si elle se soumet aux lois.

La justice sociale, en évitant des inégalités trop fortes, tient compte d’une règle de la vie politique pluraliste : tendre à proposer l’égalité des chances. Cette nécessité est d’autant plus forte que le capitalisme suppose l’inégalité de traitement. John Rawls, un des plus grands philosophes américains, avait bien, dans les années 1970, mis en avant la nécessité de la justice seulement inégale quand elle est faveur des défavorisés dans sa Theory of Justice. Dieter Senghaas fait de même en appelant à une politique active de justice sociale de la part des gouvernants.

Enfin, le sixième et dernier élément réside dans une culture politique positive lors du règlement des conflits. Dans une société où les intérêts et les identités sont nombreux, la potentialité du conflit est importante. Il faut donc que s’ancre de manière durable une pratique de résolution des conflits par la médiation, l’arbitrage en bref une culture où les conflits ne débouchent pas sur d’autres violences mais tendent à trouver une issue pacifique et positive.

Ces six facteurs, et Dieter Senghaas n’a cessé de l’écrire, doivent être considérés comme un tout et non pas être pris isolément. En outre, il a rappelé régulièrement que la paix n’est pas un état mais un processus et que les régressions étaient toujours possibles.

Comme l’indique Christoph Rohloff, un des mérites de Senghaas consiste à centrer le débat non pas sur la démocratisation d’une société mais beaucoup plus sur sa volonté de réformes en vue d’une paix durable à l’intérieur de ses frontières.

Pour le théoricien allemand, le premier objectif de l’hexagone ne concerne que la politique intérieure. Pour Senghaas, c’est lorsqu’un pays est pacifié durablement qu’il peut ensuite s’intéresser aux moyens d’exporter les conditions de la paix. Cet aspect constitue un des points qui prête le flanc à la critique, seconde partie de notre exposé.

II Les réactions face au modèle

A) Les critiques

Pour certains auteurs, Senghaas ne prend que trop peu en compte l’hétérogénéité des civilisations. En effet, dans les espaces où cet hexagone se met en place, on peut penser que les relations entre les Etats seront bonnes. Cependant, que penser de ce modèle lorsqu’il rencontre un modèle agressif ? Harald Müller rappelle la théorie de Samuel Huntington exposée dans son ouvrage Le choc des civilisations : la rencontre entre les mondes sino-confucéen, musulman et oriental devrait constituer une source de conflits au cours des décennies à venir.

Pour Berndt Hagen et Andréas Speck, rappellent qu’une des bases pour une relative pacification des sociétés occidentales résident dans l’exploitation éhontée et ce, depuis des siècles, d’autres pays du monde (par le biais de la colonisation et maintenant de l’inégalité des échanges économiques). Certes, ils relèvent bien la présence d’un volet « justice sociale » mais celle-ci peut être comprise comme étant uniquement intérieure.

Comme l’indique encore le directeur du Hessische Stiftung Friedens- und Konfliktforschung, Harald Müller, les auteurs qui soulignent les défauts de l’approche du monopole de la légitime violence ou encore du contrôle des émotions, n’ont rien à ajouter de plus pertinent ou à substituer à ce qui a été proposé.

Les critiques qui portent sur la difficulté de transposer ce modèle du niveau national à l’international ne peuvent rien reprocher à l’auteur puisque telle n’était pas son ambition. Il est tout à fait normal que les postulats qu’il propose, transposés à la société monde paraissent insuffisants. En effet, l’Etat de droit ne peut pas être imposé actuellement au niveau mondial puisqu’il faudrait pour cela une constitution dont nous sommes loin.

De même, les critiques qui portent sur le caractère pro-occidental du modèle n’ont pas bien lu Senghaas. Bozidar Gajo Sekulic rappelle ce passage du livre : « L’hexagone de la civilisation systématise des expériences dont l’origine, cela est évident, n’est ni européenne, ni extra-européenne » .

B) Le décagone de civilisation d’Harald Müller

Harald Muller est un bon connaisseur du modèle de Dieter Senghaas qu’il défend d’ailleurs vigoureusement sur de nombreux points. Cependant, aux six éléments fournis par l’hexagone, il en ajoute quatre :

  • Il faudrait différencier les interdépendances croissantes des sociétés modernes et le contrôle des émotions au lieu de n’en faire qu’un seul facteur.

  • La société civile doit être distinguée en tant que telle et non pas laissée dans la trop restrictive catégorie de la participation individuelle et collective.

  • L’élément de confiance, à la fois entre les citoyens et entre ces derniers et leurs institutions, devrait constituer un côté supplémentaire.

  • Les structures économiques devraient être beaucoup plus prises en compte.

D’autre part, Harald Müller propose de mieux prendre en compte « le changement dans la dignité » . En effet, les civilisations autres qu’occidentales doivent accomplir un fort mouvement d’assimilation de données culturelles importées de celle-ci.

Pour éviter cette « agression culturelle » , l’auteur propose de promouvoir le dialogue interculturel par trois procédés. Le premier est le simple échange d’informations afin de dépasser les ignorances qui entraînent les préjugés. Le second réside dans l’identification de valeurs partagées. Harald Müller cite en ce sens les efforts de Hans Küng et son projet pour une éthique planétaire (on pourra également recommander l’introduction de sa somme Le Judaïsme). Enfin, il s’agit de prendre en compte les différences « non négociables » afin de détendre les relations interculturelles.

 

III Conclusion

En conclusion, on pourra inciter le lecteur à aller parcourir les derniers écrits de Dieter Senghaas où celui-ci part à la fois en bataille contre la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington mais également contre toute tendance à une trop grand relativisme culturel. Proche de Hans Küng, il propose plutôt une reconnaissance des caractéristiques générales des différentes cultures. Cette volonté de savoir dans une perspective multidisciplinaire se convertit, de façon heureuse, en ébauche d’une science de la paix.

Notes

(1) Bozidar Gajo Sekulic, « Guerre et paix en Bosnie-Herzégovine : d’une paix négative à une paix positive » , in La Bosnie-Herzégovine. Enjeux de la transition. Sous la direction de Christophe Solioz et Svebor André Dizdarevic, l’Harmattan, Paris, 2002, p22

Pour aller plus loin :

BERNDT Hagen et SPECK Andreas, « Zivile Konfliktbearbeitung als Juniorpartner der Globalisierung ? Von der Kreation neuer Wahrnehmungs- und Handlungsmuster bei der Transformation von Konflikten“,

GAJO SEKULIC Bozidar, « Guerre et paix en Bosnie-Herzégovine : d’une paix négative à une paix positive » , in La Bosnie-Herzégovine. Enjeux de la transition. Sous la direction de Christophe Solioz et Svebor André Dizdarevic, l’Harmattan, Paris, 2002, p22

HEIN Wolfgang, « Von Europa lernen : Autozentrierte Entwicklung und Zivilisierung“, Entwicklung und Zusammenarbeit, Nr 6, Juin 1999, p172-175

KLEIN Rouven, Die Europäische Sicherheits- und Verteidigungspolitik – Finalität europäischer Integration und Projekt dauerhaften Friedens – Eine Konzeption auf der Grundlage der Zivilisierungstheorie von Dieter Senghaas, www.buerger-europas.de/see_EU/esvp.pdf

KÜNG Hans, Le judaïsme, Traduit de l’allemand par Joseph Feisthauer, Editions du Seuil, Paris, 1995

MÜLLER Harald, « Theories of Peace » , Letters from Byblos, No.1, International Centre for Human Sciences, 2003

NUSCHELER Franz, « Wie ist qualitatives Wachstum möglich ? “, www.gcn.de/Kempfenhausen/Zyklus1/downloads/nuschele.pdf

RAWLS John, Theory of Justice, Cambridge, Massachusetts, Belknap Press of Harvard University Press, 1971

ROHLOFF Christoph, „Dimensionen friedlichen Systemwandels. Ansätze zur Friedensursachenforschung“ www.ub.uni-duisburg.de/ETD-db/theses/available/duett-03062004-160017/unrestricted/Rohloff_diss.pdf

ROUSSEAU Jean-Jacques, Le contrat social, un2sg4.unige.ch/athena/rousseau/jjr_cont.rtf

SENGHAAS Dieter, Wohin driftet die Welt?, Suhrkamp, Frankfurt, 1994

SENGHAAS Dieter, The civilisation of Conflict: Constructive Pacifism as a Guiding Notion for Conflict Transformation, www.berghof-handbook.net/articles/senghaas_handbook.pdf