Matthieu Damian, Grenoble, France, March 2006
Les études sur la paix
I Naissance et développement des « peace studies »
1) Les prémisses
Ce que les Anglo-Saxons appellent les peace studies ne trouvent leur origine qu’après la fin de la Guerre de Sécession (1861-1865) aux Etats-Unis selon Ian Harris, Larry Fisk et Carol Rank(1) et à la fin du 19ème siècle en Europe selon Bengt Thelin(2) . D’autres voient cette éclosion plus tardive. David Dunn(3) souligne le commencement de ce champ disciplinaire avec la fin de la Première Guerre mondiale et l’idéalisme du président américain Woodrow Wilson (1913-1921) lors du Traité de Versailles (28 juin 1919) qui suit.
Nous nous rallierons plutôt à cette dernière proposition. En effet, l’autorité morale mais également militaire de Woodrow Wilson donne beaucoup plus de poids à une école de pensée qui naît à ce moment-là et qui est très proche de la philosophie qui inspire le président américain : le courant idéaliste. Celui-ci se situe dans la lignée d’une tradition remontant au philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) et son projet de Paix perpétuelle. Cependant, comme l’a souligné Arnaud Blin dans Géopolitique de la paix démocratique, cette œuvre tombe dans l’oubli très rapidement du fait de son trop grand décalage avec l’esprit du temps. Ce n’est donc qu’à partir de 1918, et sous le parrainage du président américain Wilson que les idéalistes reprennent cet héritage à leur compte. Ils constituent rapidement une école majeure du champ des relations internationales.
En réaction à cette façon morale de penser la politique, l’école dite réaliste se fonde. Si ces deux écoles s’opposent, elles ont toutes les deux le primat de l’Etat comme règle fondamentale. Cependant, si pour les idéalistes, celui-ci peut être modifié, il n’en va pas de même pour les réalistes qui voient dans cette structure un outil dont il faut seulement assurer la puissance pour qu’il soit fort et puisse répondre contre d’éventuelles agressions internes ou externes. Ces derniers mettent également l’accent sur la notion d’intérêt (reprenant ainsi l’héritage de Machiavel (1469-1527) au cœur de leur analyse.
Ces deux écoles vont dominer ce que les historiens appellent le court vingtième siècle (1914-1989) ou encore le « siècle des extrêmes » selon l’expression célèbre d’Eric Hobsbawn.
2) Le développement plus net des études sur la paix après 1945
Cependant, ce n’est qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale que le champ des études sur la paix va véritablement éclore et se libérer de sa discipline de départ, celle des relations internationales. En 1948, un premier cursus universitaire de peace studies voit le jour au Manchester College du North Manchester situé dans l’Etat d’Indiana aux Etats-Unis. Le célèbre Peace Research Institute d’Oslo (PRIO) est fondé quant à lui en 1959.
Quelques jeunes diplômés allemands, nés au cours du régime hitlérien, fondent le Hessischen Stiftung für Friedens-und Konfliktforschung (HSFK) de Francfort, en 1967. Parmi eux, Dieter Senghaas, un des meilleurs théoriciens de la paix d’Allemagne.
En réaction à la guerre du Viêt-nam, d’autres cursus sur la paix voient le jour aux Etats-Unis. En Angleterre, la première formation sur ce thème (en 1973) demeure encore la plus prestigieuse de ce pays, celle que dispense l’université de Bradford.
Quels sont alors les développements majeurs des études sur la paix ? Au cours des années 1970, c’est la résolution des conflits internationaux qui se trouve au cœur des études. Cela est grandement dû à la guerre du Vietnam qui se déroule au même moment. Puis, la course aux armements, le contexte du déploiement des euromissiles et une de ses conséquences remarquables, le pacifisme qu’il génère, aboutissent logiquement à ce que les cursus de peace studies se développent de plus en plus autour de l’étude de la pax atomica(4). Les étudiants anglo-saxons sont très demandeurs de ces formations qui entretiennent la croissance des formations sur la paix.
3) La déroute scientifique de 1989
Jean-Jacques Roche fait remarquer avec pertinence, dans Théorie des relations internationales, que les spécialistes de la politique internationale revoient leur objectif à la baisse. Leurs efforts pour rendre leur champ d’étude plus scientifique se sont vu peu récompensés. En effet, le 9 novembre 1989, la Chute du Mur de Berlin surprend tous les spécialistes. Or, le but d’une science n’est-il pas de prévoir ?
Cet événement majeur de la vie politique internationale fait croire à un formidable espoir de paix. S’il ne dure pas (de 1989 à 1992 voire 1993), il est suffisant pour permettre aux dirigeants de la planète de diversifier considérablement l’ingénierie de la paix des différentes missions qu’ils envoient pour apaiser les conflits.
4) De 1989 à nos jours : les « peace studies » se concentrent plus sur les conflits intra-étatiques et interpersonnels
A la fin de Guerre Froide, en 1989, les spécialistes des études sur la paix, se tournent plutôt vers l’étude des violences intra-étatiques. En effet, contrairement à l’ère de la paix que beaucoup avançait suite à la Chute de l’empire soviétique, la conflictualité bascule d’un champ inter-étatique vers une multiplication des guerres civiles. Dans le même temps, la notion de sécurité n’est plus considérée seulement par le prisme national : on parle désormais de sécurité commune, environnementale voire même de sécurité totale qui prend beaucoup plus en compte les facteurs structurels de la paix et de la violence.
Une forte demande de prise en compte des violences intra-personnelles se développe en corollaire de la crise qui intervient avec le double choc pétrolier et des programmes libéraux qui sont alors appliqués aux Etats-Unis et en Angleterre pour y faire face. Au cursus originairement de science politique, les formateurs tendent à venir de plus en plus des écoles du bien-être social et du monde de l’éducation comme le soulignent Ian Harris, Larry Fisk et Carol Rank(5) .
II Les courants actuels des relations internationales et la paix
Les réalistes(6)
Pour les réalistes, le problème de la paix est considéré avec circonspection. Cependant, cette école de pensée à identifié deux cadres qui peuvent réduire les dangers de guerres. Le premier est l’équilibre des pouvoirs (même si il existe un désaccord pour savoir si les structures bilatérales ou multilatérales sont les mieux à même de prévenir les conflits). Le second est constitué par des acteurs hégémoniques dans lequel la puissance la plus forte peut agir pour empêcher, par la menace ou, s’il le faut, par une intervention directe, que des conflits ne deviennent manifestes.
La théorie « offensive-défensive » de Jervis (1978) souhaite démontrer que la paix est certaine et la coopération probable si le technologie militaire défensive est plus forte que l’offensive parce que cela réduit de manière significative le dilemme de sécurité. En effet, même dans les cas d’attaques surprises, la partie attaquée a toujours des espoirs assez importants de se défendre de façon victorieuse. Cependant, cette argumentation a des faiblesses parmi lesquelles nous ne citerons que la suivante : la rationalité de l’acteur est critiquable s’il s’agit de mouvements terroristes ou de guérillas.
Une autre approche réaliste de la paix consiste à souligner le climat géopolitique dans lequel se trouve un pays. Si tous ses voisins ont des intentions pacifiques, il n’aura pas de problème particulier à établir des relations coopératives avec eux. En revanche, il faudra qu’il révise à la hausse sa sécurité si le contexte régional comporte des puissances prédatrices.
Enfin, la dernière théorie postule que les acteurs, conscients qu’ils seront tous perdants à engager une guerre, s’engagent par conséquent à tisser de nombreux liens pour rendre un conflit encore moins profitables à tous.
L’institutionnalisme
Les partisans de cette approche ont su développer leur fameuse théorie des régimes en l’acclimatant aux problèmes concernant la paix. En cela, les travaux de l’Ecole de Tübingen et de Volker Rittberger ont été pionniers. Ces derniers ont montré que les régimes qui promeuvent la distribution de biens de façon interne en étant le plus juste possible, ils posent néanmoins des problèmes dont il faut tenir compte dans leur rapport à l’extérieur.
Le constructivisme
Alexander Wendt a décrit, en 1999, trois types idéals de « cultures interaction » . Dans la première, celle de Hobbes, la dilemme de sécurité est virulent : la paix dans son sens positif est impossible. Dans le second, relatif à la pensée de Locke, il en va de l’intérêt mutuel des Etats de coopérer. Les relations non-violentes sont la règle, mais ne sont pas, en dernière instance garanties, parce que dans de rares cas, un acteur peut opportunément adopter un comportement violent bien qu’avec beaucoup moins de chances de succès que dans le premier cas. Enfin, le dernier modèle est celui que Kant a légué. La communauté internationale est solidaire et les valeurs communes empêchent l’utilisation de la violence entre chacun des membres de cette communauté.
Les structures d’interaction ont été étudiées sous la forme de « communautés de sécurité » . Ce concept, développé au départ par Karl Deutsch. Comme dans les alliances, les membres de cette communauté de sécurité traitent les intérêts de leurs partenaires comme s’il s’agissait des leurs. Cependant, contrairement aux alliances, les liens sont si forts et stables dans le temps qu’une éventuelle déception peut être surpassée beaucoup plus aisément que dans le cas des alliances.
III La culture de la paix au sein des universités et de la recherche françaises
Au début du vingt-et-unième siècle, plus de deux cents cursus universitaires sur la paix sont proposés dans le monde, principalement occidental. Cependant, la disparité entre les pays demeure considérable. Il suffit de taper « peace studies » puis « études sur la paix » sur le moteur de recherche « google » , pour se rendre compte que l’ascendant anglo-saxon sur la France est considérable. Il semble que cela soit lié à la différence de culture entre le protestantisme et le catholicisme puisque l’Espagne et l’Italie se mettent également, mais lentement et avec beaucoup de retard, à développer de tels cursus. Il paraîtrait aussi que cela tienne à une « certaine idée de la France » , « exception culturelle » dans son aspect positif, « arrogance » , « incapacité à maîtriser d’autres langues étrangères » dans son versant négatif qui consiste, en France, à ne pas prendre en compte rapidement les acquis de la recherche anglo-saxonne dans les sciences sociales (ce qui n’est pas le cas des sciences dures où l’anglais constitue vraiment la lingua franca décrite par Samuel Huntington dans Le choc des civilisations).
L’état actuel des recherches sur la paix dans les universités en France n’est pas brillant. Il faut dire que celles-ci se situent hors de la réalité en refusant, de façon démagogique, de mettre des quotas à l’entrée pour préserver la paix sociale. La liberté de devenir chômeur après un diplôme de sociologie ou de psychologie doit être conservée au nom de l’illusion de l’égalité. Ce point est important dans le sens où il faut en finir d’accueillir dans des facultés un nombre disproportionné d’étudiants par rapport aux possibilités offertes par le marché de l’emploi. En ce sens, des formations sur la paix pourraient offrir des possibilités d’emploi. La formation d’un Peace Corps ou un soutien aux structures déjà existantes telle que la section française des Peace Brigades International serait à promouvoir. L’envoi pendant un ou deux ans de diplômés à l’étranger dans des situations conflictuelles pourrait valoriser de telles études.
Très rares sont les étudiants français à connaître la Décennie internationale pour la Paix promue par l’Unesco(7). Les chaires Unesco qui sont censés développer une telle culture sont peu développés au sein des universités françaises. On peut relever celui de la Réunion développé par Sudel Fuma, et bien entendu celui que dirige Patrick Lecomte, professeur des universités à l’IEP Lyon et directeur du Réseau UNESCO « Gouvernance et Paix » à l’Ecole de la Paix.
Les grands centres français de réflexion sur les relations internationales, l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales), l’IRIS (Institut des Relations Internationales Stratégiques), la FNSP (Fondation Nationales de Sciences Politiques), le CEAN (Centre d’Etudes sur l’Afrique Noire) ne prennent pas en compte la paix en tant que telle, à l’exception du CERI (Centre d’Etudes sur les Relations Internationales) et des deux approches développées en son sein par Jacques Sémelin « Faire la paix après des crimes de masse » et de Béatrice Pouligny consacré au Peace Building. Il n’existait pas, comme en Belgique, un centre de recherches sur la paix spécifique jusqu’à ces dernières années (l’Institut catholique de Paris a lancé depuis 1998 le Centre de Recherches sur la Paix).
C’est le mérite de l’Ecole de la Paix que de tenter également une aventure en ce sens depuis quelques temps. Outre les outils pédagogiques qu’elle réalise depuis la fin des années 1990, elle a également développé une équipe de recherche de quatre personnes. Cependant, l’Ecole de la Paix connaît des difficultés financières à rentabiliser ce pôle de compétence du fait d’un manque de communication lié, entre autres, au fait que les chercheurs passent beaucoup de temps à candidater à des appels à projet ou à « vendre » des projets pour assurer leur financement.
Notes
(1)HARRIS Ian M., FISK Larry J., RANK Carol, “A Portrait of University Peace Studies in North America and Western Europe at the End of the Millennium” The International Journal of Peace Studies, January 1998, Volume 3, Number 1, www.gmu.edu/academic/ijps/vol3_1/Harris.htm
(2)Cité par Ibid
(3)DUNN David J., « John Burton and the Study of International Relations: An Assessment”, The International Journal of Peace Studies, Spring 2001, Volume 6, Number 1, www.gmu.edu/academic/ijps/vol6_1/Dunn.htm
(4)On peut d’ailleurs citer ce qu’Hannah Arendt notait dans Du mensonge à la violence paru en 1970, par rapport à son interprétation du mimétisme des événements estudiantins dans le monde occidental en 1968 :
« (…) et si nous nous demandons ce qui a pu conduire à ces développements surprenants et tout à fait inattendus dans toutes les universités du monde, il paraît absurde de vouloir ignorer le facteur le plus évident et sans doute le plus décisif, qui ne comporte d’ailleurs aucun précédent et aucune analogie, le simple fait que, dans différentes directions, le progrès technique nous conduit directement au désastre, que les sciences enseignées à cette génération et par elle non seulement sont incapables de pallier les conséquences désastreuses de leurs applications techniques, mais qu’elles ont atteint un stade de développement où la « moindre de nos damnées inventions peut se transformer en arme de guerre » .
(5)Pour cet historique, nous sommes grandement redevables aux trois auteurs dont nous avons déjà cité l’étude.
(6)Pour ce paragraphe ainsi que les deux suivants, nous avons grandement repris MÜLLER Harald, « Theories of Peace » , Letters from Byblos, No.1, International Centre for Human Sciences, 2003
[a[portal.unesco.org/education/fr/ev.php-
(7)URL_ID=4281&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html][]]