Ali Babar Kenjah, Claske DIJKEMA, Morgane COHEN
Propositions de Glissant pour re-penser le monde 2/2
Echange avec Kenjah Ali Babar
Kenjah s’inscrit dans la lignée de Aimé Césaire, de Frantz Fanon et d’Edouard Glissant, qu’il appelle par ailleurs ses maitres penseurs. Lui-même est né à Paris, de parents Martiniquais, et a grandi dans cette société insulaire si particulière au sein des Caraïbes, qui nous invite à repenser l’unité et la centralité à partir de la diversité de l’archipel. La géopolitique particulière des îles, éclatées dans l’océan, est un bon antidote contre la «pensée unique» de l’Etat-nation. Par ailleurs, Kenjah est motivé par l’enjeu d’inventer, de faire émerger (dans le sens où il existe déjà mais qu’il est couvert, peu connu et peu utilisé) le langage nouveau d’une réalité décoloniale qui s’impose sous nos yeux, convergence critique et radicale des «damnés de la terre»… Par ailleurs, il a été un des animateurs de l’Université populaire de la Villeneuve sur la question « Que reste-t-il du passé colonial ? Kenjah : Merci à vous de vous être déplacés. Merci déjà parce que c’est un moment auquel je me suis dédié. C’est un de ces moments où je vais parler d’une personne qui m’est très chère, qui m’est très proche. Et donc je ne le conçois pas du tout ni comme une épreuve, ni comme une conférence, c’est vraiment un moment d’intimité. Je vais vous parler de quelqu’un que j’aime beaucoup personnellement. Et qui a beaucoup compté pour nos pays, nos petits pays, les îles, les archipels. Et aussi pour ceux qui vivent des conditions d’exclusion, de migration, d’exil, d’errance, etc. Ce sont des conditions qu’Edouard Glissant a exploré. Je propose de l’explorer, lui, Edouard Glissant, avec moi ce soir. Je vais vous parler de Glissant à la manière dont je pense qu’il aimerait qu’on parle de lui. C’est-à-dire en tremblant. C’est quelqu’un qui aborde la question du savoir avec ce concept du tremblement, que je vais expliciter un peu plus. Je vais essayer une poétique, c’est-à-dire non pas une technique de discours, ni une expertise, ni quoi que se soit de cet ordre. Je vais essayer d’être vivant, d’être vrai… Et d’aborder des choses par des intuitions et des remontées de souvenir, de mots clefs, de situations clefs.
INVENTER LE LANGAGE DE L’ÈRE DÉCOLONIALE…
Je vais un peu passer comme ça du coq à l’âne sur les concepts qui me semblent importants pour essayer de repenser les catégories de l’universel. Il s’agit de sortes de propositions. Le travail des Césaire-Fanon-Glissant peut être compris comme une branche antillaise de cette remise en cause de l’universel hérité des Lumières. Il y a d’autres endroits dans le monde qui ont produit des pensées fortes à ce niveau. Il y a par exemple une pensée décoloniale indienne très forte (subaltern studies), qui date des années 60-70. Il y a bien sûr le courant latino-américain et caribéen de la colonialité autour de A. Quijano et R. Grosfoguel. En ce moment en Afrique, il y a des personnalités comme Achille Mbembe et Felwine Sarr, qui sont les porteurs d’une pensée néo radicale qui enrichit les apports de F. Fanon. Glissant quant à lui, développe ce compagnonnage avec Gilles Deleuze et Félix Guattari autour de la déconstruction de l’imaginaire dominant et pour repenser, sur les ruines fumantes du marxisme et de la dictature du prolétariat, le cadre de pensée d’une alternative à l’échelle de la planète.
La poétique, posture glissantienne contre la pensée fermée du système
Les essais de Glissant tournent autour d’une poétique, c’est-à-dire, non pas d’une philosophie, non pas d’une politique portée par une idéologie, mais de quelque chose qui a trait, à la fois, à la pensée, à l’utopie, au sensible et au vivant. Et pour moi, quand j’essaie d’expliquer pourquoi il choisit ce terrain du poétique, de la poétique comme une forme, je pense beaucoup à son dialogue avec Edgard Morin, et notamment sur la question des systèmes ouverts ou fermés… L’ennemi c’est le système de pensée qui s’énonce dans la pensée de système… Glissant part du principe, qui est en filigrane partout dans ses textes, que les systèmes fermés sont soumis à la loi d’entropie. Cela veut dire que tout système fermé et, a priori, tout système est pensé en tant que système fermé, est soumis au fait que les énergies qui circulent à l’intérieur, vont s’épuiser et que finalement le système va s’effondrer, s’il ne se ressource pas. Et donc la proposition d’Edgard Morin (à la suite des travaux de l’école de Palo Alto) est qu’il faut réussir à penser la notion de système, dispositif originellement fermé sur lui-même, avec la nécessité d’une ouverture, qui est une capacité de régénération (feed back informatif) qui nous rend possible non pas des mutations prévisibles, mais des métamorphoses imprévisibles… On peut penser à ce phénomène de la chrysalide et du vers qui se transforme en papillon.
Pour Glissant la réponse au système fermé c’est la poétique : une acceptation du tragique du monde… l’acceptation d’une part d’imprédictible, une part de sensible et de vivant au cœur de nos décisions… non pas un renoncement à la pensée mais la reconnaissance qu’aucune domination n’est durable et que nous créons dans un monde chaotique mais vivant. Le chaos est une approche de la complexité sociale qui se mesure désormais à l’aide d’outils développés à partir de la physique quantique, d’une science et d’une pensée du chaos. Glissant entretient un dialogue passionné avec ces scientifiques qui travaillent sur la pensée du chaos.
…Contre la pensée de l’Un
Chaque fois qu’on va essayer d’uniformiser la pensée, on va aller vers cette tyrannie de l’Un, comme il dit. Alors, vraiment, l’ennemi de Glissant c’est l’Un. La pensée de l’Un, la pensée unique, c’est-à-dire la pensée qui fabrique à la fois l’universel racisé, qui va produire la Tragédie (histoire d’une genèse mythique)… la Genèse, c’est un texte sacralisé qui va vous expliquer que tel groupe est sur cette terre depuis que l’homme est l’homme, depuis que l’homme est Adam. Qui va légitimer l’appropriation du sol par un groupe. A partir du moment où cette terre appartient prétendument à tel groupe de population ça va autoriser la mutation du rapport à la terre en une pensée du territoire. La pensée du territoire va mener à une sacralité de la Loi et de la langue qui ont posé le texte de la Genèse ; sacralité circulaire qui va produire un outil : le type de raison qui, à son tour, produit la nation… C’est-à-dire, en fait, une pensée du Même, une espèce de logique du mimétisme qui va nier les présences vivantes de l’autre, de l’altérité ; et donc «la pensée de l’Un», de l’unité nationale ou raciale, va toujours produire ce retour à une racine unique, à une homogénéisation du monde, à une suppression ou réduction de sa diversité, produisant peur et angoisse envers cette diversité pragmatique du monde…
Des formes culturelles de résistance
Glissant, par opposition à cette production de la race et de la nation, va explorer les alternatives à la pensée de l’Un à partir d’une réflexion esthétique sur le baroque. Le baroque étant, pour lui, comme une antithèse succédant à chaque cycle de domination de l’Un : comme une alternance entre des périodes culturelles marquées par le classicisme, par une culture classique dominante (triomphe de l’Un), alternées par une remise en cause baroque. Nous pouvons penser, par exemple, au baroque flamand en opposition à la renaissance italienne post-moyen-âge, ou au moment où ce baroque, en Amérique latine, va venir contester (par le métissage, notamment) les lois de la colonialité de la conquête espagnole…. Ce baroque va, plus ou moins, lancer des formes qui font exploser le cadre établi. Ce sont des formes où la matière prolifère dans l’exubérance et le foisonnement, où on va assister à un métissage des représentations, où les représentations amérindiennes vont entrer en créolisation avec des représentations européennes, qui vont donner des formes culturelles à la fois de résistance et d’affiliation.
Ça donne une créativité plastique latino-américaine extraordinaire, peu connue en Europe… Ça peut aller jusqu’à Jean-Michel Basquiat, en passant par Wifredo Lam ou Roberto Matta, le peintre chilien… Mais ça va aussi donner le jazz, la salsa et le reggae. Là aussi l’image de l’archipel est essentielle contre la pensée de l’Un. Si on prend la Caraïbe il y a une unité de populations malgré les morcellements géographique, institutionnel et colonial, ce sont exactement les mêmes populations, sur des îles distantes de 20 à 30 km, qui se voient les unes les autres. Pourtant, sur une île ça donne le reggae, sur une autre la salsa, là le soca et là le zouk… Avec les mêmes matériaux, les mêmes populations, le même fond, on a une diversité de formes, qui relève d’une unité culturelle et d’une diversité dans l’unité. Ce jeu aléatoire des mêmes éléments constitutifs donne des choses imprévisibles, des chatoiements et des ramifications interminables. C’est ce processus là qu’Edouard Glissant appelle créolisation. C’est-à-dire, s’ouvrir aux logiques infinies du chaos. L’identité rhizome
Glissant, Deleuze et Guattari s’enrichissent mutuellement et notamment autour d’une pensée de l’identité et de cette pensée du rhizome. En quelques mots, la pensée du rhizome découle d’une critique de la pensée de l’Un. L’identité ayant été pensée comme une chose uniforme posée à partir de l’expérience occidentale du monde. Donc ils vont se mettre à réflechir à la question du dépassement de cette pensée de l’Un, etc. Ils vont poser le postulat suivant : il n’y a pas qu’une forme d’identité. Ils distinguent deux formes d’identités : 1) Les civilisations fortes, qui ont une longue durée, et qui ont pu poser une genèse et un texte sacré, qui s’approprient le sol en termes de territoire et qui vont sacraliser une langue. On peut penser à toutes ces civilisations fortes, aussi bien européennes que les anciennes civilisations africaines, ou asiatiques. Très souvent elles vont avoir pour symbole un grand arbre majestueux, qui s’enracine très profondément dans la verticalité. A ce propos, il y a un proverbe en Afrique, qui dit que rien ne pousse à l’ombre du baobab… Le grand arbre est majestueux, certes, mais il tue son environnement, il est seul. Il règne seul sur son écosystème, de manière totalitaire. A côté de ce type d’identité, qu’ils appellent identité atavique, qui est l’identité des peuples majestueux forts, qui ont une longue histoire (en tout cas une histoire écrite), Glissant, Deleuze et Guattari proposent l’identité rhizome.
L’identité rhizome serait une identité qui ne s’approfondit pas en verticalité, qui s’étend en horizontalité, qui s’adapte aux accidents du sol et qui concilie les différentes espèces. Ce n’est ni exclusif, ni invasif. Le rhizome est apaisé avec son environnement et il ressurgit de manière imprédictible. Il fait des troncs et des noeuds -on ne peut pas prévoir où, ça va ressortir de manière inopinée. C’est la confrontation de ces deux types d’identité qui va leur permettre d’essayer d’imaginer une autre forme d’être au monde. Et notamment, ces auteurs résonnent beaucoup pour ces populations, qu’Hannah Arendt appelait les « sans Etat », ces gens poussés pour multiples raisons sur les chemins du monde, ces exilés ou ces migrants, ces gens qui portent leur patrie en eux, qui n’ont plus d’Etat pour les défendre, qui ont été rejetés par ces Etats, qui se retrouvent dans des situations non définies, indéfinissables.
Créolisation
On va retrouver cette idée du rhizome au niveau de l’opposition entre mondialisation et mondialité. Mais d’abord, la créolisation : nous l’avons vu, la créolisation c’est ce processus où, contrairement au métissage, qui produit un résultat prévisible, les individus, les cultures vont se rencontrer et produire des choses de manière imprédictible. Des retombées dont, à l’avance, on ne peut pas prévoir les résultats. C’est ce qui spécifie la forme de la créolisation par rapport au métissage. La créolisation est un processus et non pas une essence. Glissant dit donc que la créolité antillaise et la plantation antillaise sont une forme de créolisation qui n’a aucune légitimité spécifique à s’imposer aux autres types de créolisation. Toute forme de créolisation a son contenu et ses logiques propres. Notamment celles qui s’accélèrent actuellement du fait de la mondialisation…
Le droit à l’opacité
Une autre chose m’avait frappé dans mes premières discussions avec Glissant. Il s’agit d’une anecdote qu’il aimait beaucoup raconter. Une fois il était invité à l’université de Mexico pour faire une conférence avec Octavio Paz. Ils avaient décidé de parler du droit à l’opacité, et il me dit:
« On se sentait bien, on était convaincant ». Il racontait que c’était un grand amphi avec plein de monde et que tout en haut il sent qu’il y a une espèce d’AG qui est en train de se monter. Il voit des groupes d’étudiants, et il imaginait qu’il y a des gars qui sont tellement contre ce qu’il avance qu’ils sont en train de préparer une espèce de manifestation pour venir protester à la tribune. Il les voit s’avancer, et ils prennent le micro et ils annoncent : « Suite à votre conférence nous avons décidé de proposer une motion pour que soit inscrite dans la constituions du Mexique le droit à l’opacité ». Il aimait absolument raconter ça !
Cette histoire de droit à l’opacité est un peu liée à ce dont on traite ici en ce moment [pendant les rencontres pour une géopolitique critique du savoir]. Il dit : « l’académie occidentale s’est présentée à nous en ayant cette volonté de transparence absolue, la science sait tout, voit tout et va tout dire, va tout montrer et elle va percer l’être humain dans tous ses recoins, dans tous ses secrets ». La science occidentale a ce projet de la transparence absolue. Et il dit : « Non seulement c’est impossible, mais je me refuse aussi à ce qu’on transperce le monde comme ça du regard. Je tiens à préserver des maquis en moi. De toute façon, cette prétention ne pourra jamais se réaliser ». La preuve est la physique quantique aujourd’hui. Il dit donc : « Cette volonté de comprendre est malsaine… le mot « comprendre » ça veut dire « prendre avec soi ». Et lorsqu’on veut me comprendre, c’est en fait qu’on me prend, qu’on m’intègre et qu’on me bouffe ». Il rejette cette volonté perverse de « comprendre », et qu’il associe à la connaissance produite par les « experts » occidentaux sur les pays dominés qui serait, « j’ai lu les statistiques, j’ai lu les dossiers, je suis venu, j’ai vu, j’ai tout compris ». Glissant dit : « Combien de gens débarquent dans nos pays et au bout de deux semaines ils disent qu’ils ont tout compris… Déjà c’est impossible, d’envisager de comprendre des réalités exotiques comme ça… Et il faut toujours anticiper un reste à connaître, un reste à savoir et un maquis encore à découvrir ». Il dit alors que le droit à l’opacité est la reconnaissance que l’autre ne sera jamais totalement transparent. Qu’il ne sera jamais totalement connaissable, maîtrisable ni à maîtriser et que l’autre aura toujours une part de mystère qui va faire qu’on aura toujours intérêt à continuer le cheminement ensemble. Il en résulte qu’on ne pourra jamais enfermer l’autre dans un système de pensée, ni dans une équation, ni dans une solution point final. Ce sera toujours une solution «relation». Ce qui nous amène à deux autres concepts, celui de Relation et celui du Tout-Monde.
La Relation
Le concept de Relation est la considération que notre identité n’est pas définie en soi mais définie par opposition, relativement, en système et en dialogue. Je dirais, définie en ramification infinie, jamais fermé en soi, toujours avec justement l’irruption de cette mise en réseau du monde. Ce dernier fait que des choses incroyables, des gens improbables, des peuples et des langues qu’on avait même plus pensés, qu’on avait oublié ou qui nous sont inconnus, arrivent à nous et nous touchent et nous contactent et nous contaminent… Donc, aujourd’hui, on ne peut plus raisonner, on ne peut même plus écrire dans une tour d’ivoire.
Mondialisation vs mondialité
Glissant dit : « j’écris en présence de toutes les langues du monde ». C’est-à-dire que la condition humaine aujourd’hui nous est donnée à travers cette mise en relation du monde. On en parle à travers la catégorie de la mondialisation. Pour lui, la mondialisation est le négatif infernal d’une réalité dont l’endroit positif serait -ce qu’il appelle- la mondialité. La mondialité c’est ce qui se passe lorsqu’on met frénétiquement en contact différentes parties du monde et de manière accidentelle, imprévisible et incalculable. Des gens se rencontrent, des histoires se nouent, des langues se créent, des imaginaires se métissent, des choses se passent… On en vient de toute part du monde à une intuition, l’intuition qu’on pourrait mettre nos utopies en relation…
La volonté de l’utopie est forte chez lui, parce qu’il se rend bien compte que pendant longtemps on s’est déterminé en fonction du passé, c‘est toujours notre passé - notre passé esclavagiste, de dominé - qui nous détermine dans notre action d’aujourd’hui ; or le basculement sur l’utopie nous projette dans le futur. Par contre, au sujet de l’utopie il est vraiment très prudent. Ce n’est pas une utopie à réaliser qui se réalisera. C’est une utopie qui avancera devant nous, sans cesse, parce qu’elle aura toujours à intégrer les utopies des autres. Ce ne sera jamais une utopie d’une partie du monde, ni d’un moi, d’un Je. Ce serait toujours une utopie vouée à rencontrer d’autres utopies et cherchant comment on peut produire quelque chose qui soit un universel pour tous, sans exclusive.
Le tout-monde / le chaos-monde
On revient à ce constat du début. On est parti de l’universel des Lumières qui était un universel pour le club blanc et qui n’a pas fonctionné pour les peuples colonisés, pour les peuples que l’universel, précisément, excluait comme acteurs libres… Comment, aujourd’hui, peut-on essayer de concevoir une forme d’approche de la relation de Tous sur la terre ? Ce qui est marrant avec lui - c’est peut-être la première question que je lui ai posée - « Pourquoi vous ne dîtes jamais l’humanité ? Vous dites les humanités ? Est-ce parce que l’humanité est encore en projet ? ». Il dit qu’il faut que les humanités se veuillent, se désirent, pour se rencontrer et que, de cette rencontre, naisse l’imaginaire partagé de ces humanités reliées. Il n’y a pas de vision qu’on ait déjà atteint l’humanité… Non, il y a encore des mondes sur cette Terre, on n’est pas encore dans un moment où on pourrait dire LE monde.
Il n’envisage pas une uniformité, une continuité physique qui rétrécirait le monde… Mais plutôt la posture qui postule une relativité de chacun, un interdit de se sentir supérieur ou plus indispensable… Personne ne peut ne pas anticiper l’Autre…
La mondialité c’est un chaos monde parce qu’à travers les mailles du Système, elle est faite de rencontres éparses improbables, incroyables, de réseaux discontinus, de gens venus de parties du monde qui ne se connaissaient même pas et vont fonder ensemble des actions. C’est un chaos-monde parce que les grandes structures qui maintiennent l’apparence d’une continuité stable, sont impuissantes à contrôler la masse des flux et les niveaux infra de la société. Le chaos tient
à la taille des failles, des angles morts internes au Système. Dans les zones d’ombre qui entoure la ville-lumière, il y a d’infinies possibilités alternatives. Il n’y a pas une pensée unifiée, linéaire, organisée. Il y a des discontinuités, il y a des réseaux, des passerelles, des archipels. La proposition du Tout-Monde me semble combler le vide laissé par la récusation de l’Universalisme des Lumières (la pensée eurocentrée de l’Un rationnel). Le statut épistémologique du Tout-Monde mêle les approches économiques et socio-anthropologiques d’une dimension matérielle à des modes de connaissance, de praxis ou de ressenti de la réalité de l’ordre du sensible (la poésie, le tragique, le symbolisme, l’ésotérique, le vitalisme etc…) En fait il s’agit de penser la manière nouvelle dont coexistent, désormais, les imaginaires, les cultures et les individus sur la planète Terre, réorganisée par la mondialisation, et sous les tremblements infinis de la mondialité…
Le Tout-Monde que Glissant formalise mêle à la fois la réalité des rapports sociaux, des échanges culturels, et les représentations (utopies) que nous nous en faisons. Ce nouvel universalisme ne se ferme sur aucune pensée de système mais insiste sur le fait que nulle entité vivante –connue ou inconnue – ne pourra, par principe, en être exclue. Le Tout-Monde introduit à la pensée d’une totalité « innumérable » [réalité finie mais qu’on ne peut concrètement déconstruire ou énumérer, comme un banc de poisson] qui englobe l’humanité en toutes ses parts réelles et rêvées…
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Ali Babar Kenjah, Claske DIJKEMA, Morgane COHEN, Grenoble