Ficha de análisis

, France, febrero 2014

L’Etat Islamique en Irak et au Levant : une menace pour la paix et la sécurité globale ?

La prise des villes irakiennes de Fallujah et de Ramadi par le groupe djihadiste sunnite EIIL et son importance grandissante dans le conflit syrien amènent à s’interroger sur la menace que représente le groupe pour la paix et la sécurité globale.

Keywords: Trabajar la comprensión de conflictos | Resistencia a los grupos terroristas | Geopolítica y paz | La responsabilidad de las autoridades políticas con respecto a la paz | Seguridad y paz | Irak | Syria | Líbano | Turquía

Pour le Ministre de la justice australien George Brandis, l’Etat Islamique en Irak et au Levant est l’une des organisations terroristes les plus attractives et les plus mortelles au monde au vu notamment des attentats qu’elle fomente, ciblés par exemple sur des manifestations publiques dans le but de maximiser le nombre de victimes (1). Ainsi, en décembre 2013, Abou Bakr al Baghdadi, chef de l’organisation, est qualifié de « terroriste le plus puissant du monde » par le magazine américain Time (2). 10 millions de dollars sont ainsi offerts par les Etats-Unis pour qui permettrait sa capture. Il faut dire que le groupe a connu une expansion inquiétante en 2013 et au début de l’année 2014 en multipliant les faits d’armes : au nord de la Syrie, il devient le groupe rebelle le plus puissant en contrôlant notamment la ville de Raqqa tandis qu’en Irak, il prend le contrôle des plus grandes villes de la province d’Anbar, Ramadi et Fallujah. Il fait même une incursion au Liban où il revendique un attentat le 2 janvier contre l’un des fiefs du Hezbollah chiite. Mais qui est donc l’Etat Islamique en Irak et au Levant et représente-t-il une menace globale pour la paix et la sécurité, au-delà de ses activités et ambitions régionales ?

D’Al-Qaïda en Irak à l’Etat Islamique en Irak et au Levant

Le groupe est connu sous différentes appellations : l’Etat Islamique en Irak et en Syrie, l’Etat Islamique en Irak et al-Sham (al-Sham se référant au Croissant Fertile, comprenant l’Irak moderne, la Syrie, Israël, les territoires palestiniens et le Liban) ou encore l’Etat Islamique en Irak et au Levant, le Levant étant un terme occidental se référant au Moyen Orient. Surnommé « Daaech » en arabe (acronyme de al-Dawlat al-eslamiyya fil Irak wal Cham, l’État islamique en Irak et au Levant), il se bat pour l’imposition de la charia, la loi islamique, dans le cadre d’un califat, c’est-à-dire un Etat religieux sunnite transnational qui comprendrait tous les pays du Croissant Fertile, comme le laisse supposer son nom. Ce califat serait la base de lancement d’une guerre sainte globale selon Raffaello Pantucci, chercheur au Royal United Services Institute (3). Les combats du groupe en Irak et en Syrie seraient donc la première étape d’un processus à finalité globale.

Ainsi, l’EIIL est une évolution d’Al Qaïda en Irak, groupe djihadiste sunnite fondé par le jordanien Abu Musab Al Zarqawi, ancien combattant en Afghanistan où il a rencontré Oussama Ben Laden. Ayant rejoint l’Irak en 2001 et anticipant l’invasion américaine de 2003, il s’est forgé un réseau de contacts, a recruté des combattants, initialement en Afghanistan et au Pakistan, et est devenu de fait le chef des terroristes islamistes en Irak. Son groupe a ensuite ciblé les forces internationales, le gouvernement irakien et les travailleurs humanitaires. C’est ainsi qu’en 2004 il déclare son allégeance à Ben Laden et nomme son groupe Al Qaïda en Irak. A sa mort en 2006, le groupe est renommé l’Etat Islamique en Irak, se positionnant ainsi sur des bases et un commandement irakien. Il s’agit d’une fusion d’Al Qaïda en Irak, autrement appelé Al Qaïda en Mésopotamie, avec d’autres groupes jihadistes irakiens. L’Etat Islamique se bat alors contre ce qu’il perçoit comme la domination des chiites et de l’Occident dans la région. Particulièrement actif contre les américains, l’activisme du groupe atteint un pic en 2008/2009 durant la guerre civile irakienne. Il se rend alors responsable de la mort de milliers de civils irakiens, d’acteurs gouvernementaux et de leurs alliés internationaux. Ainsi, il prend pied sur tout le territoire irakien, jusqu’à la capitale, Baghdad, avant d’être repoussé par l’armée irakienne soutenue par les américains et les milices sunnites antidjihadistes (Sahwa). En 2010, l’Irakien Abou Bakr Al Baghdadi prend la tête du groupe. Ayant rejoint Al Qaïda en 2003 à l’occasion de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, il se dit descendant du prophète Mahomet.

En déclin suite aux opérations conjointes des Etats-Unis et de l’Irak, le groupe se retranche alors dans des zones rurales et désertiques comme la province d’Anbar. Bien qu’affaibli, « il disposait encore d’une capacité opérationnelle importante, qui lui a permis de mener des vagues d’attaques ponctuelles » selon Dominique Thomas, spécialiste des mouvements jihadistes à l’EHESS (4). Le groupe fomente donc toujours des attentats contre des cibles chiites et contre les forces de sécurité en Irak afin de faire perdurer le conflit entre la minorité sunnite et le gouvernement chiite du Premier Ministre Nouri Al Maliki. Suite au retrait des forces militaires américaines d’Irak en 2011, l’Etat Islamique en Irak augmente la fréquence de ses attaques et étend ses actions à la Syrie voisine, à la faveur de la guerre civile qui y fait rage. Le conflit syrien lui redonne alors une dynamique. Fort de sa présence en Syrie, le groupe recrute alors parmi les rebelles opposés au président Bachar Al Assad, y compris parmi le Front al Nosra, groupe jihadiste syrien. Selon Aaron Y. Zelin, chercheur au sein du Washington Institute, Al Baghdadi a cherché en 2011 à fusionner les deux organisations, le Front Al Nosra étant alors un des groupes de combattants les plus puissants de l’opposition syrienne (5). Le leader du Front Al Nosra Abu Muhammad Al Jawlani n’a pas accepté la proposition. Toutefois, de nombreux combattants de son organisation avaient déjà rejoint l’organisation d’Al Baghdadi. Ainsi, le groupe a attiré beaucoup de combattants syriens et étrangers (saoudiens, combattants venus du Maghreb) y compris des occidentaux.

Ainsi, les estimations les plus basses du nombre de combattants engagés au sein de l’EIIL sont de 5000 selon Jane’s Defense Weekly. Pour la compagnie d’intelligence globale Stratfor, il comporterait au maximum 15000 combattants, en majorité des non-syriens. Ses sources de financement proviennent de soutiens régionaux, jordaniens, syriens, saoudiens mais également d’activités illégales menées sur le marché noir irakien allant du trafic d’armes, des kidnappings et extorsions de fonds jusqu’au trafic de drogue. Ainsi, selon Romain Caillet, spécialiste des questions islamistes à l’Institut Français du Proche-Orient, « le groupe a démontré sa capacité à s’autofinancer et peut compter sur une partie de la communauté sunnite irakienne qui le finance volontairement, sur des bailleurs de fonds originaires du Golfe, et ce en plus des extorsions de fonds qu’il pratique » (6). Selon, le Council of Foreign Relations, le groupe gagne plus de 8 millions de dollars par mois en extorquant des taxes aux entreprises locales de Mossoul, l’un de ses fiefs irakiens (7). De plus, son extension à travers les provinces du nord et de l’est de la Syrie aux frontières de l’Irak et de la Turquie lui a permis de prendre le contrôle des gisements de pétrole de la région selon The Economist.

En avril 2013, Al Baghdadi lance un message audio dans lequel il annonce la fusion de son groupe avec le Front al Nosra, créant ainsi l’Etat Islamique en Irak et au Levant, fusion aussitôt démentie par le leader du Front. Al Jawlani prête alors allégeance à Ayman Al Zawahiri, numéro un d’Al Qaïda, qui en fait son représentant officiel en Syrie et dans le même temps demande à Al Baghdadi de limiter ses actions à l’Irak, ce qu’il va refuser. Ainsi, en juin 2013, Al Baghdadi fait le serment « d’effacer la frontière avec la Syrie imposée par l’Occident » et appelle ses partisans à casser les gouvernements des deux pays et leurs sponsors régionaux. En 2013, le groupe étend donc son influence de manière significative, en participant activement à la guerre syrienne et en prenant le contrôle de de Ramadi et Fallujah en Irak, à la faveur du contexte politique.

L’EIIL à l’origine d’un tournant dans la guerre en Syrie

L’Etat Islamique en Irak et au Levant a monté des centaines d’attaques en Syrie depuis 2011. Il s’est rapidement imposé comme un acteur clé dans le jihad contre le régime syrien en gagnant du terrain au sein des zones contrôlées par les rebelles, notamment grâce à la porosité des frontières entre l’Irak et la Syrie. En novembre 2013, l’Observatoire Syrien pour les Droits de l’Homme qualifie ainsi l’EIIL, de « groupe le plus puissant dans le nord de la Syrie » (8). Cette ascension s’expliquerait par l’expérience de ses combattants mais aussi par son autonomie en matière de financement et d’armement. Ainsi, en août 2013, l’EIIL prend le contrôle de la base aérienne de Menagh à Alep. Il se rend d’abord populaire au sein de la population en fournissant gratuitement des services médicaux, de la nourriture ou encore du carburant. Il se forge également des allégeances dans l’est de la Syrie, notamment à Raqqa, une ville dont le groupe a pris le contrôle au Front al-Nosra en mai 2013, après avoir exécuté trois individus de confession alaouite sur une place publique, en représailles aux exactions du régime. Il impose alors sa vision stricte de la loi islamique aux habitants. Il s’agit là d’un travail de terrain qui lui permet de poser les bases d’un Etat islamique en socialisant graduellement les Syriens à ce concept. A Raqqa, certaines tribus, convaincues que Assad ne reviendrait pas, se sont ainsi tournées vers l’EIIL, parfois sans aucune considération idéologique, comme celle des Afadila, anciennement affiliée au régime. Le groupe se forge donc un ancrage dans certaines tribus, préférant l’ordre et la sécurité que fait régner l’EIIL plutôt que l’anarchie qui prévalait avant son arrivée. Le groupe prend également le contrôle d’Atmeh, al Bab, Azaz et Jarablus, quatre villes frontalières stratégiques au nord de la Syrie grâce auxquelles ses combattants peuvent exercer une surveillance sur les biens et personnes entrant et sortant de la Syrie. Il contrôle également des points d’entrée de la ville d’Alep. L’EIIL s’étend donc le long de la frontière turque : « L’ancrage syrien offre à l’EIIL un accès à la frontière turque, important pour les ravitaillements, et lui permet de mettre la main sur les ressources énergétiques de cette région pétrolière » révèle Dominique Thomas.

Il est important de noter que lorsque des groupes rebelles islamistes ont commencé à prendre part à la guerre en 2012, la plupart étaient syriens et avaient des ancrages locaux. Au contraire, l’EIIL est composé en majorité de non-syriens et prône une vision beaucoup plus rigoriste de la loi islamique. Ainsi, l’origine étrangère des combattants et leur comportement envers la population contribuent rapidement à ternir sa réputation. En janvier, l’EIIL interdit aux habitants de Raqqa de fumer et d’écouter de la musique. Les femmes doivent quant à elles sortir uniquement en niqab et être accompagnées par un homme. Des manifestations s’en suivent. La peur que le groupe inspire lui permet néanmoins d’asseoir son pouvoir. Ainsi, selon Amnesty International, des actes de torture et des exécutions sommaires ont lieu dans des prisons secrètes de l’EIIL en Syrie. L’organisation a en effet identifié sept centres de détention utilisés par l’EIIL dans les gouvernorats de Raqqa et d’Alep (9). Suspectés de crimes de droit commun comme des vols, de crimes contre l’islam comme d’avoir fumé ou d’avoir eu des relations sexuelles hors mariage ou bien simplement d’être des groupes rivaux ou des journalistes étrangers, ils font face à des tribunaux islamiques expéditifs rendant des jugements arbitraires. Les prisonniers, incluant des enfants et adultes, sont détenus dans des conditions inhumaines.

Sa réputation se ternit également vis-à-vis des groupes islamistes plus modérés qui les voient également comme des occupants étrangers. Cette perception est renforcée par le fait que le groupe a mené ses opérations de manière indépendante par rapport aux autres groupes rebelles. Se concentrant plutôt sur son avancée en territoire rebelle plutôt que sur le combat contre le régime d’Assad, le groupe devient de plus en plus impopulaire au sein de l’opposition et de la population syrienne. On l’accuse de faire le jeu de Damas et de vouloir diviser la rébellion. Certains l’accusent même d’être une création de Damas ou de son allié l’Iran afin de fragmenter la rébellion. « Simplement, nous le voyons comme une extension du régime », explique Khaled Kamal, cheikh de Lattakia, maintenant basé à Antakya (10). Bien qu’il n’y ait aucune preuve quant à ces accusations, il est sûr que le régime a encouragé les groupes islamistes afin de diviser l’opposition, en libérant notamment des prisonniers islamistes de la prison de Saidnaya au début du conflit. La Turquie n’est pas non plus exempte de toute responsabilité étant donné qu’elle a laissé passé nombre de combattants étrangers par sa frontière pour entrer en Syrie, la plupart utilisant en effet cette route. La Turquie a néanmoins fermé sa frontière cet automne après que l’EIIL ait pris le contrôle de zones frontalières mais elle ne semble pas réellement lutter contre lui étant donné qu’il sert également ses intérêts dans les zones où il s’est battu contre le PYD kurde, dont la force grandissante est une menace pour la Turquie.

Ainsi, l’EIIL a commencé à s’en prendre à ceux qui ne partagent pas son point de vue, qu’ils appartiennent au régime comme aux rebelles. En septembre, il organise par exemple un attentat suicide afin de se débarrasser de l’islamiste modéré Ahfad al Rasoul de Raqqa. En juillet, un commandant de l’armée syrienne libre est tué par des combattants du groupe dans la province de Lattakia. Le groupe a été également accusé d’avoir tué un membre important du groupe islamiste Ahrar al Sham. Ces exactions lui ont valu d’être accusé par les autres groupes rebelles islamistes d’être « pire que le régime d’Assad ». L’opposition réalise alors que l’EIIL devient un handicap pour son image et détourne les syriens d’elle. De plus, l’EIIL a également kidnappé des centaines de personnes, activistes, politiciens, prêtres chrétiens et journalistes étrangers. Ils s’approprient également les biens gouvernementaux. Suite à six mois de ce que l’on pourrait qualifier de « guerre froide » avec les autres groupes rebelles, les combats s’intensifient à partir du 3 janvier.

L’agressivité de l’EIIL a ainsi créé un consensus et plusieurs alliances d’insurgés se sont formées dès septembre afin de reprendre les territoires contrôlés par l’EIIL et le repousser hors de la Syrie. Le Front des Révolutionnaires Syriens, nouvellement créé, dont le leader est Jamal Maarouf, soutenu par l’Arabie Saoudite, et l’armée des Mujahideen, formée de factions islamistes d’Alep et de ses environs ont donc pris la tête de l’offensive contre l’EIIL en attaquant ses bastions à Alep et Idlib à partir du 3 janvier. Ainsi s’est ouvert un nouveau front dans la guerre en Syrie. Selon Sarah Birke, journaliste au New York Review of Books, l’apparition du groupe en Syrie a changé le déroulement de la guerre, d’abord en forçant l’opposition syrienne à se battre sur deux fronts puis en faisant obstacle à l’aide arrivant en Syrie. C’est donc un coup porté à l’opposition au régime syrien. Son contrôle des villes frontalières de la Turquie représente également une menace pour l’Armée Syrienne Libre qui a longtemps dépendu de ces routes d’accès de la Turquie au Nord de la Syrie. L’EIIL a également forcé les gouvernements occidentaux à revoir leur stratégie, l’administration Obama souhaitant nouer un dialogue avec le Front Islamique, nouvelle coalition de groupes rebelles radicaux, qui pourrait constituer un rempart contre le plus extrémiste EIIL (11). Elle l’aurait ainsi déjà rencontré et souhaiterait renouveler l’expérience, ce que refuse le Front. Ainsi, les pays occidentaux, qui ont longtemps repoussé leur aide aux groupes de l’opposition de peur que les armes tombent entre les mains de groupes islamistes commencent à entrevoir les limites de leur stratégie, l’EIIL s’étant empressé de remplir le vide ainsi laissé.

Les combats entre rebelles ont également changé la vision de la guerre qu’ont les syriens : « Si le choix est entre EIIL et Assad, je prendrai Assad » a pu dire l’un deux. Certaines agences d’intelligence ont même renoué des liens avec le gouvernement syrien comme celle de l’Allemagne. A tel point qu’il est possible selon Sarah Birke d’envisager une réhabilitation plus profonde du régime d’Assad si la menace d’Al Qaïda continue à augmenter. Certains analystes suggèrent que l’Occident devrait privilégier une stratégie identique à celle menée en Irak par les américains avec les Sunni Awakening militias, en payant des milices sunnites tribales pour repousser les forces liées à Al Qaïda. Plus de 2300 insurgés auraient ainsi péri dans les affrontements entre groupes rebelles en un mois. De nombreux combattants de l’EIIL auraient été capturés, comme l’un de ses dirigeants Abou Ser Al-Iraki (12), forcés à fuir ou encore auraient passé la main au Front Al Nosra. Début février, l’offensive apparaît toutefois comme un échec, l’EIIL gardant la main mise sur la plupart de ses territoires. Selon Stratfor, malgré ses pertes importantes, il serait donc peu vraisemblable que le groupe batte en retraite en Syrie. L’EIIL contrôle ainsi toujours la ville de Raqqa, des parties rurales d’Alep et la plupart des ressources de la région, y compris les puits de pétrole, ce qui lui permet d’opérer indépendamment de l’aide d’Al Qaïda. A la mi-février, le groupe se retire néanmoins de la province de Deir Ezzor suite aux combats. Selon Romain Caillet, c’est le Front Al Nosra qui mène actuellement l’offensive contre l’EIIL, ce dernier ayant pris le contrôle de l’exploitation de gaz et de pétrole de la région qui était le poumon économique du Front al-Nosra (13). Dans le même temps et profitant de son renforcement et de la force acquise sur le front syrien, le groupe est également très actif dans son pays d’origine, l’Irak.

Irak : la récupération de la frustration sunnite par l’EIIL

En 2013, la violence grandissante a fait près de 8000 victimes civiles en Irak, il s’agit de l’année la plus meurtrière depuis 2008. Dans ce contexte, en juillet 2013, l’EIIL revendique l’évasion de plus de 500 prisonniers de la prison d’Abou Ghraib, une évasion qualifiée de « menace majeure à la sécurité globale » par Interpol (14). L’évasion permet ainsi au groupe d’augmenter ses effectifs. En août 2013, il revendique une série d’attentats à Baghdad et dans d’autres régions irakiennes. Sa participation à la guerre en Syrie lui a aussi permis de faire passer des armes en Irak. « A cause de ce qui se passe en Syrie et avec les nouvelles munitions et missiles qu’ils reçoivent de l’Arabie Saoudite en Syrie, ils ont introduit clandestinement une vaste quantité d’équipement pour se battre contre le peuple irakien. » selon Saad al Mutalabi, conseiller du Premier Ministre irakien (15). La rébellion armée en Syrie est ainsi vue par Al Maliki comme aggravant les troubles politiques en Irak en enhardissant les sunnites irakiens dans leurs activités armées contre le gouvernement irakien. L’EIIL serait alors capable de réaliser 40 attaques de grande ampleur par mois. Il disposerait même de camps d’entraînement à la frontière syrienne.

Les racines de cette situation chaotique viendraient de la politique du Premier Ministre Nouri Al-Maliki depuis le retrait militaire américain, qui s’est aliéné la population sunnite, une situation que l’EIIL s’est empressé d’exploiter. Sa réticence à intégrer les awakening militias ou milices Sahwa (Réveil en arabe), milices sunnites financées par les Etats-Unis ayant contribué à contrer l’influence d’Al-Qaïda, au sein des forces de sécurité en sont un exemple. Les sunnites, se sentant marginalisés par le gouvernement, ont donc commencé à manifester de manière pacifique pour des réformes en décembre 2012, dans la province d’Anbar. Ils protestaient non seulement contre des purges ayant ciblé des leaders sunnites élus mais aussi pour la libération de prisonniers, surtout des femmes, la grande majorité des prisonniers en Irak étant sunnites selon Human Rights Watch. Ils demandaient également le retrait de l’article 4 des lois antiterroristes suivant lequel de nombreux sunnites sont actuellement incarcérés, la réforme ou la fin des lois de débaassification qui ont été utilisées contre les sunnites et de meilleurs services de la part du gouvernement (16).

En avril 2013, les forces de sécurité attaquent un camp de manifestants à Al Hawijah, provoquant une escalade du militantisme sunnite. Les manifestants et chefs tribaux sunnites appellent alors à prendre les armes. Les attaques à la voiture piégée et autres attaques suicide de l’EIIL se sont alors multipliées, ciblant les marchés, cafés et mosquées chiites. Malgré certaines réformes adoptées par le gouvernement Al-Maliki en juillet 2013 concernant notamment les lois de débaassification et l’engagement de leaders sunnites qu’il avait essayé de marginaliser, les tensions continuent. En décembre, Al-Maliki veut faire arrêter un parlementaire sunnite, Ahmad Al Alwani, sous prétexte d’incitation à des activités antigouvernementales. L’arrestation provoque une confrontation armée avec les forces de sécurité. Fin 2013, ces dernières cherchent à éliminer par la force un camp de manifestants dans la ville de Ramadi. Cela provoque un soulèvement qui oblige les forces de sécurité à évacuer la ville ainsi que Fallujah. L’EIIL s’engouffre alors dans la brèche. Selon Karim Sader, politologue spécialiste des pays du Golfe et de l’Irak : « quand le rapport est rompu entre les sunnites et le pouvoir central, cela sert toujours les intérêts des djihadistes qui peuvent ainsi regonfler leurs rangs » (17). Al-Maliki qualifie même le mouvement protestataire de terroriste, le liant à Al Qaïda, ce qui provoque alors le rapprochement des tribus sunnites vis-à-vis de l’EIIL. Ainsi, quand il y a une situation de crise politique et de vide sécuritaire, Al Qaïda vient s’incruster, notamment par le biais d’allégeances tribales, explique Pierre-Jean Luizard, historien spécialiste de l’Irak (18). L’EIIL, avec l’aide de manifestants sunnites, de transfuges des forces de sécurité irakiennes et autres combattants tribaux, prend alors le contrôle de la majeure partie de Ramadi et Fallujah, libérant des prisonniers, incendiant des stations de police et prenant le contrôle de véhicules, y compris des tanks, des forces de sécurité. En février, l’EIIL prend également le contrôle de plusieurs quartiers de la ville de Sulaiman Pek. C’est la plus grande portion du territoire irakien reprise par des insurgés depuis le retrait des forces militaires américaines. L’EIIL profite ainsi de la faiblesse des forces de sécurité irakiennes en l’absence d’un engagement direct des forces militaires américaines. Le contrôle de la province frontalière d’Al Anbar est stratégique pour l’EIIL et lui permettrait de planifier plus d’attaques. Toutefois, « les combattants de l’EIIL et les tribus locales ne partagent la même vision de l’Etat ou de la société. Il y a entre elles une adhésion par pure solidarité contre un même ennemi. Ce sont des allégeances volatiles » explique Dominique Thomas (19). Ils ont besoin d’un véritable ancrage local pour tenir ces deux villes.

Afin de repousser les djihadistes de l’EIIL, Al Maliki appelle alors à l’aide les chefs de tribus sunnites. Il finance et arme ceux qui acceptent. En effet, il comprend que l’intervention de l’armée serait fatale, mieux vaut donc acheter la loyauté des tribus locales, les combattants de l’EIIL étant en effectif très minoritaire par rapport aux tribus. Toutefois, selon Luizard, la volatilité de leurs allégeances ne fera que pérenniser le contexte de crise. Si les tribus lui permettent de reprendre contrôle, il lui faudra alors céder un certain pouvoir aux sunnites et si Anbar est géré par les groupes tribaux, ce pourrait être un pas vers la partition de l’Irak. L’Iran s’est dit également prêt à offrir son aide à l’Irak, sous la forme d’équipements militaires et de conseils dans sa lutte contre le groupe. Quant à eux, les Etats Unis ont annoncé une aide en termes d’équipements mais également des opportunités d’entraînement bilatéral et régional en matière de contre-terrorisme. Ainsi, le secrétaire d’Etat américain John Kerry a été en contact avec Al-Maliki, des groupes sunnites et Kurdes afin d’encourager le dialogue. Dans un geste pour la minorité sunnite, le gouvernement a annoncé fin janvier un plan pour créer trois nouvelles provinces, dont une centrée autour de Fallujah, ce qui leur permettrait d’obtenir et de contrôler des ressources financières plus rapidement que les localités.

Ainsi, le gouvernement a rapidement regagné le contrôle de la ville de Ramadi mais début février, il n’avait pas encore regagné Fallujah. Al-Maliki a également annoncé le 15 février à Ramadi 83 millions de dollars d’aides à la construction et des formations pour les combattants des tribus pro-gouvernementales. La reprise en main n’est pas rapide, les forces de sécurité essayant d’isoler Fallujah et d’attendre que les insurgés n’aient plus de munitions (20). Près de 300 000 personnes ont fui les combats de la province d’Al-Anbar depuis le début des violences, le déplacement le plus important depuis les violences confessionnelles, il y a sept ans.

L’EIIL : une menace globale en puissance

L’Etat Islamique en Irak et au Levant est également capable de s’inviter dans le jeu libanais, même si son implantation dans le pays reste floue. Il a ainsi revendiqué un attentat suicide dans la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, le 2 janvier. Le groupe a laissé entendre qu’il viserait à nouveau le pays. Al Baghdadi a en effet appelé ses combattants à viser les troupes du régime syrien mais aussi ses supporters de l’Iran, du Liban et d’Irak. Selon un rapport du Congressional Research Service, le groupe a aussi déjà été responsable d’attentats en Jordanie. En octobre 2012, les autorités jordaniennes ont déjoué un plan d’attentats multiples à Amman, incluant certainement l’Ambassade des Etats-Unis (21).

On l’a compris, l’EIIL constitue une menace régionale importante, mais qu’en est-il de la menace que l’EIIL pourrait faire peser sur le reste du monde, notamment sur l’Occident ? Le groupe se place dans le contexte actuel d’une résurgence d’Al Qaïda et des groupes extrémistes durant ces dernières années, exploitant le chaos consécutif aux révolutions arabes. Plus la guerre en Syrie continue, plus il bénéficie donc d’une marge de manœuvre importante pour opérer. Pour le journaliste britannique Owen Bennett, le nord de la Syrie pourrait jouer le même rôle que l’Afghanistan par le passé et constituer une zone d’entraînement pour les djihadistes avant d’être déployés dans leurs pays d’origine (22). Toutefois, la peur que le groupe monte une opération terroriste de grande ampleur comme Al-Qaïda sous la direction d’Oussama Ben Laden semble prématurée selon Amin Saikal du Centre d’Etudes Arabes et Islamiques de l’Université Nationale d’Australie, mais le groupe constitue quand même une menace : « Al Qaïda a toujours été capable de s’engager dans des activités terroristes pour toucher une cible qui peut lui apporter beaucoup de publicité. Je pense que l’EIIL sera similaire » (23). Selon Pantucci, il ne poserait pas réellement de menace globale, se centrant prioritairement sur la Syrie et l’Irak. Ainsi une attaque contre les Etats-Unis par exemple serait une perspective lointaine (24). Toutefois pour James Comey, le directeur du FBI, les Américains qui participent à la guerre et apprennent les techniques terroristes en Syrie représenteraient une réelle menace une fois rentrés au pays. Des français combattent également au sein de l’EIIL, l’un d’eux, Abou Chaak, 24 ans, avoue à un journaliste de France Culture : « Moi, si je veux je rentre en France et je fais tout péter » (25). Le groupe se serait ménagé assez d’influence pour commencer à mettre en place les dispositifs qui lui permettraient de conduire des attaques en dehors de la Syrie (26). John Kerry a ainsi déclaré que les Etats-Unis étaient « très très préoccupés » par la montée en puissance d’EIIL dans la région. « Ce sont les acteurs les plus dangereux de la région » (27). D’un autre côté, le Front al Nosra est actif sur tout le territoire syrien et serait plus souvent cité par l’administration américaine comme étant une menace pour les intérêts américains. Le mouvement djihadiste est toutefois difficile à cerner et à comprendre étant donné que le printemps arabe a provoqué la multiplication des groupes dans la région. Il est pourtant sûr que la Syrie devient un problème sécuritaire pour l’Occident et non plus une simple guerre civile interne contre le président Al Assad. On l’a vu, l’administration américaine se trouve donc dans l’obligation de revoir sa stratégie en Syrie. En Irak, elle a choisi d’augmenter le soutien de la CIA au gouvernement Al-Maliki, y compris l’assistance aux unités d’élite de contre terrorisme qui dépendent directement du Premier Ministre, et en fournissant des missiles et des drones de surveillance. La menace est donc prise au sérieux par les Américains.

De plus, si le groupe réussissait à établir un Etat Islamique en Syrie et en Irak, il pourrait constituer un défi à l’occupation des territoires palestiniens par exemple. Il pourrait également poser une menace à la sécurité de la bande de Gaza étant donné que des combattants arrivent de la zone et y reviennent ensuite, important ainsi les techniques de guerre et du maniement des explosifs. Toutefois, pour la compagnie d’intelligence Stratfor, l’EIIL n’a pas les effectifs suffisants ni la force pour surmonter ses ennemis et atteindre son but, c’est-à-dire l’établissement d’un califat islamique en Irak et en Syrie (28). Le fait qu’il soit engagé sur deux fronts en même temps, de manière très importante, ne prédit pas de son succès à long terme. Il a également perdu des centaines de combattants dans les combats entre rebelles. Sa position est aussi délicate en Irak. L’EIIL vient même d’être officiellement désavoué par Al-Qaïda en février, après les tentatives d’arbitrage d’Al Zawahiri entre le Front Al Nosra et l’EIIL, qu’il aurait souhaité voir se contenter du champ d’action irakien. Le Front Al Nosra devient ainsi le seul représentant officiel d’Al-Qaïda en Syrie. EIIL n’a donc plus aucune relation avec le leadership d’Al Qaïda qui a cité le comportement intransigeant et indépendant du groupe en Syrie pour justifier sa décision. Il constituerait donc un handicap pour les efforts menés par Al Qaïda en Syrie. Cela ne fera pas une grande différence pour l’EIIL qui n’a jamais été dépendant du commandement d’Al-Qaïda pour obtenir des ressources ou pour diriger ses activités. Reste que l’EIIL semble le groupe qui défend le mieux le but d’Al Qaïda d’établir un califat islamiste en mettant en place des institutions qui lui permettent d’administrer les zones qu’il contrôle, selon Aymenn al Tamimi du Middle East Forum (29). Son homogénéité idéologique constituerait sa force par rapport aux autres groupes.

Comme on l’a vu, « la politique de marginalisation de la communauté sunnite exercée par le Premier ministre Nouri al-Maliki, combinée au contexte syrien avec en toile de fond le renforcement du clivage sunnito-chiite, a indéniablement profité au retour en force de l’EIIL dans la région », selon Karim Sader (30). Un retour régional en force, qui, si les puissances occidentales ne revoient pas rapidement leur politique vis-à-vis du conflit syrien, risque de constituer une menace importante pour elles, d’abord et avant tout de par le retour des djihadistes européens dans leurs pays d’origine.

Notas