Fiche d’analyse

, Grenoble, Zimbabwe, 2013

Stratégies de légitimation et autoritarisme au Zimbabwe : comment Mugabe investit le symbolique pour légitimer le recours à la violence depuis l’année 2000

Les quatre répertoires dans lesquels le parti puise sa légitimité encore aujourd’hui sont directement issus de la lutte armée de libération : la guerre pour l’indépendance, l’importance attribuée à la terre, la menace perpétuelle des aspirations néo-impérialistes de l’Occident et une approche restrictive de l’identité nationale. En ne cessant d’évoquer cette lutte qui a conduit le Zanu-pf au pouvoir, celui-ci instaure une continuité symbolique et légitime des modalités militaires de l’exercice du pouvoir. Le leadership du parti se présente comme la protection contre un ennemi qui reste toujours présent dans les esprits.

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Introduction

Arrivé au pouvoir en 1980 à l’issue d’une lutte armée qui mit fin au gouvernement blanc de Ian Smith, le Zanu-pf (1) exerce son autoritarisme par la répression de l’opposition et une politique de redistribution des terres ayant conduit à l’expropriation des fermiers blancs (2). En 2000, le Zanu-pf a connu sa première défaite électorale au référendum constitutionnel, qui donna lieu à une crise politique qui demeure aujourd’hui. Ce rejet était le résultat direct de la mobilisation organisée par le MDC (3), le parti politique qui était né l’année précédente d’une coalition des organisations de la société civile. Le MDC est le premier parti de l’opposition à représenter une réelle menace pour le Zanu-pf depuis son accession au pouvoir. En ouvrant le débat sur le contenu des termes ‘libération’, ‘démocratie’ et ‘liberté’, l’opposition et plus généralement la jeune génération occupe une place grandissante dans l’espace public. L’opposition a de plus en plus d’écho dans les zones rurales, principalement du fait que les enfants des campagnes vont étudier dans les villes ; or ce nouveau public permet au MDC d’organiser des rassemblements dans ces régions et ainsi d’introduire des insignes et des symboles qui le rendent visible. Malgré cela, le pouvoir d’attraction de l’opposition repose essentiellement sur sa capacité à proposer un changement mais elle n’est pas considérée comme une alternative viable, surtout depuis la signature en 2009 d’un accord politique (le Global Political Agreement) par Tsvangirai et Mugabe qui organise le partage du pouvoir entre le MDC et le Zanu-pf dans un gouvernement de coalition au sein duquel le premier est perçu comme assujetti au second. L’association du parti d’opposition au pouvoir après les violences électorales de 2008 a affaibli le soutien populaire à l’opposition. La cooptation de l’opposition est une vieille stratégie de maintien au pouvoir du Zanu-pf, qu’il a utilisé avec succès dans le passé, comme avec le PF-Zapu en 1987 après une campagne de violence.

Malgré cette opposition politique, l’effondrement de l’économie depuis 2005 et la forte pression exercée par la communauté internationale notamment par l’imposition des sanctions, le Zanu-pf reste au pouvoir. Il puise sa légitimité dans deux sources : the bullet (la balle) et the ballot (le bulletin de vote). Robert Mugabe, président du mouvement de lutte de libération ZANU, prédécesseur du Zanu-pf, et commandant en chef de son bras armé ZANLA, expliquait déjà en 1976 le lien entre les deux. Il révélait une conception militariste des sources de l’autorité politique :

« …nos votes doivent aller de pair avec nos fusils ; après tout, chaque vote… devra être le résultat du fusil. Le fusil qui fournit les votes devrait rester son agent de sécurité, son garant » (4).

Mugabe insiste de nouveau sur le fait que la balle a garanti le bulletin de vote, dans un discours prononcé lors d’un rassemblement organisé à la veille du second tour des élections de 2008 – alors que le premier tour avait été remporté par le leader du parti de l’opposition (MDC), Morgan Tsvangirai :

« Nous nous sommes battus pour ce pays et beaucoup de sang a coulé. Nous n’allons pas abandonner notre pays pour une simple croix [sur un bulletin de vote]. Comment un stylo pourrait-il l’emporter sur un fusil? » (5).

Le Zanu-pf règne donc d’une main de fer. En témoignent, entre autres, le Gukurahundi (6), qui entre 1982 et 1987, avait fait des dizaines de milliers de morts, ainsi que les invasions violentes de fermes appartenant aux propriétaires blancs et aux membres de l’opposition. Ces expropriations, mises en œuvre par des vétérans de guerre, avaient eu lieu dans le cadre du programme de réforme agraire « accélérée » initié par le gouvernement zimbabwéen en 2000 ; mais aussi l’Opération Murambatsvina (« Enlever les ordures ») en 2005, lors de laquelle des centaines de millions de personnes s’étaient retrouvées sans abris suite aux démolitions des constructions « illégales » par des soldats et des policiers (7); autre illustration, la violence électorale instiguée par le Zanu-pf en préparation du deuxième tour des élections en 2008 et enfin l’Opération Hakudzokwi (« Pas de retour possible »), qui s’était attaquée fin 2008 d’une manière très violente aux creuseurs et autres travailleurs de la région diamantifère du pays (8).

En présentant ces opérations à l’encontre des civils comme des actions de nettoyage et de restauration de l’ordre, le Zanu-pf entend justifier l’usage de la violence.

Une longévité expliquée généralement par la coercition

Au Zimbabwe, la longévité au pouvoir du Zanu-pf est habituellement analysée comme étant le résultat d’un recours à des stratégies coercitives : Meredith (9), Godwin (10) ainsi que des organisations de la société civile telles que Solidarity Peace Trust (11) et Human Rights Watch (12) l’ont déjà exposé. Si David Moore reconnaît que la coercition n’est qu’une stratégie de maintien au pouvoir parmi d’autres, les autres facteurs qu’il distingue sont l’absence d’alternatives, d’idéologies et d’alliés, la violence et la fraude électorale, la baisse du soutien à l’opposition depuis 2005, le rôle des intellectuels, et, enfin, le contrôle qu’exerce le parti dominant sur les chefs coutumiers et leurs liens de solidarité avec les camarades régionaux du parti de la libération (13). Quant à Sara Dorman, elle voit bien, dans les tentatives de raviver le discours de la libération, une stratégie de légitimation mais elle admet que cette dernière n’est efficace que dans certaines circonscriptions (14). Moore propose que le soutien des paysans au Zanu-pf se ferait pour des raisons matérielles : leur reconnaissance envers le parti pour les parcelles de terre reçues ou encore, l’embrigadement au sein du parti de leurs chefs coutumiers (15). Henning Melber nie quant à lui, l’efficacité des stratégies de légitimation du parti lorsqu’il déclare que « la légitimité est un objectif infime dans les circonstances actuelles au Zimbabwe ; le régime au pouvoir a déjà perdu tout degré de légitimité il y a des années » (16).

Ces analyses constituent quatre apports pour l’étude des stratégies de légitimation au Zimbabwe :

  • Nous pensons que les stratégies de coercition et de légitimation sont complémentaires pour l’explication du maintien au pouvoir du Zanu-pf depuis plus de trente ans. Les écrits sur la nature coercitive de son pouvoir étant plus nombreux que ceux portant sur son utilisation des symboles, cet article se concentrera sur ce dernier point.

  • L’existence de stratégies de légitimation ne signifie pas pour autant qu’elles fonctionnent systématiquement, qu’elles remportent l’adhésion pleine et entière des citoyens. Par exemple, Dorman se demande dans quelle mesure les prétentions du régime à la légitimité font écho à ce que ressentent les citoyens (17).

  • La légitimité n’est pas monolithique et le cas du Zimbabwe confirme qu’il faut en faire une analyse différentielle : elle doit chaque fois être contextualisée car elle porte sur des domaines précis de l’action politique et des segments de la société circonscrits, destinataires des stratégies de légitimation.

  • Notre analyse des stratégies de légitimation n’est pas incompatible avec l’existence de tensions, voire d’un conflit, précisément parce que l’analyse est différentielle. Cela vient du fait que la mise en œuvre de telles stratégies ne garantit pas de façon systématique leur succès. Si elles ne remportent pas l’adhésion de la population, elles ne peuvent convoyer la légitimité escomptée.

Le symbolique comme source de stratégies de légitimation

Puisque la coercition par la violence ne suffit pas à elle seule pour expliquer la longévité d’un régime autoritaire, ce dernier ne peut pas négliger d’obtenir le consentement de la population. C’est pourquoi nous considérons qu’il déploie des stratégies de légitimation contribuant pour une large part à assurer son maintien dans la durée. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier l’importance du recours à la force, mais nous pensons que celui-ci ne permet pas de tout expliquer. Le Zimbabwe constitue un cas intéressant pour étudier les contours de cette hypothèse car il combine un degré élevé de violence déployé par le Zanu-pf et l’expression de sentiments relativement positifs de la population à son égard. Comment le Zanu-pf arrive-t-il donc à justifier cette utilisation de la force ? Nous avons trouvé des éléments de réponse dans le contrôle des ressources symboliques du pouvoir qui se traduit par la tentative, plus ou moins réussie, de la domination de l’espace politique et du discours politique – domination qui se traduit notamment par le déploiement d’une propagande fondée sur les représentations et les valeurs de la société.

Les stratégies de légitimation du Zanu-pf cherchent à exploiter les expériences et les sentiments collectifs de la population, puisant essentiellement dans quatre répertoires que nous analyserons plus en détail :

  • 1) L’événement fondateur de la nation reste la guerre de libération qui, en 1980, permet au pays de sortir de la domination par la minorité blanche. Instrumentalisée par le Zanu-pf, la mémoire de cette guerre est le registre principal sur lequel le parti, encore au pouvoir aujourd’hui, fonde la loyauté attendue à son égard. En 2000 le parti a mis en place un programme d’éducation populaire à travers les médias et les programmes scolaires qui sert de rappel de la dette historique que le peuple a envers lui.

  • 2) Le programme de réforme agraire, qui vise à reprendre la terre aux Blancs, est présenté comme la continuité directe du combat pour l’indépendance et un besoin constant de lutter contre l’impérialisme. Ces thématiques ravivent sans cesse la mémoire du sentiment d’humiliation issu de la colonisation.

  • 3) Le parti de Mugabe se présente comme un défenseur des Africains face aux aspirations néo-impérialistes des puissances occidentales. Le président est crédité dans d’autres pays africains pour son audace et ses discours défiant la communauté internationale. Cette réputation est également un facteur de légitimation nationale.

  • 4) Le Zanu-pf a adopté à partir de 2000 une position nationaliste radicale et restrictive afin d’exclure symboliquement de la nation ceux qui s’opposent au parti dirigeant. Les limites fixées pour l’identité nationale correspondent aux positions politiques, assimilant l’opposition aux minorités exclues, aux impérialistes et à une population urbaine et déracinée.

Pour véhiculer ces discours, le Zanu-pf a recours aux médias, aux programmes scolaires, et utilise largement les slogans, la musique, les rassemblements et les événements nationaux.

Méthodologie

Les hypothèses sont testées grâce à une méthodologie en deux volets. Il s’agit d’une part d’examiner le discours politique du Zanu-pf dans les médias sous contrôle officiel, et d’autre part, de mener des entretiens qualitatifs avec des habitants du Zimbabwe. L’étude des stratégies de légitimation peut puiser abondamment dans le discours politique. Ceci se vérifie particulièrement au Zimbabwe, où le Zanu-pf, après avoir perdu un référendum sur la réforme constitutionnelle en 2000, a décidé de consacrer une part essentielle de sa stratégie de légitimation à maîtriser le discours officiel en matière d’identité et d’appartenance.

Les résultats présentés dans l’article représentent le fruit de 24 entretiens réalisés entre octobre 2009 et octobre 2010. Une autre visite de terrain dans les zones rurales fut effectuée en juillet 2011. Les personnes interrogées ont répondu à des questions ouvertes selon un cadre analytique préétabli. La majeure partie du panel est constituée de personnes jeunes (entre 30 et 50 ans), éduquées, vivant en milieu urbain, et proches de l’opposition. Cependant, deux sont d’anciens membres actifs du Zanu-pf, l’une d’elles ayant même occupé les fonctions de ministre de l’Éducation. Si cette étude n’est pas représentative de l’ensemble des zones rurales, notons toutefois que la plupart des personnes interrogées y ont grandi et que leur famille y réside encore. Par ailleurs, la génération plus âgée qui a pris part à la lutte de libération, et qui est davantage loyale envers le Zanu-pf, est sous-représentée dans cette étude. Mais il nous a semblé pertinent de concentrer nos recherches sur les jeunes, qui représentent une menace potentielle pour le parti au pouvoir, dans la mesure où ils n’ont pas vécu les mêmes expériences que l’ancienne génération. Nous considérons que la lutte de libération comme source de légitimation a une « date d’expiration » (18) : plus le temps passe, plus le nombre de personnes ayant combattu pour la libération diminue. Et en effet, dans son discours, le Zanu-pf présente la jeunesse comme problématique. Elle est décrite comme “agitée”, “sous l’influence des médias internationaux” et possédant un “faible sens de la fierté nationale” (19). Les jeunes sont présentés comme particulièrement dangereux lorsqu’ils ont grandi dans des milieux urbains.

1 - La légitimation par le rappel de la dette historique du peuple envers le parti

Pour pallier le déficit de ralliement de la génération post-indépendance, le Zanu-pf fixe comme objectif de ré-éduquer la jeunesse sur le rôle historique que le parti a joué pendant la lutte de libération. La réforme des médias joue un rôle clef dans cette stratégie afin d’inculquer dans l’esprit de tous les Zimbabwéens qu’ils ont une « dette historique » envers le parti. En 2000 la presse écrite et la télévision sont placées sous l’égide du Département de l’Information et de la Publicité, au sein de l’administration présidentielle. La même année, Jonathan Moyo est nommé Ministre de l’Information. Sous sa direction, la chaîne nationale publique du Zimbabwe, la ZBC (Zimbabwe Broadcasting Corporation), a diffusé des programmes correspondant aux exigences de “Vision 30”, le plan gouvernemental qui établit que 75 % du contenu doit être produit dans le pays (20). Elle doit fournir des services et des programmes qui « reflètent, développent, encouragent et respectent l’identité nationale du Zimbabwe » et « les valeurs zimbabwéennes et panafricaines » (21). L’histoire est un des éléments constitutifs principaux de cette identité. La direction du Zanu-pf rappelle que les jeunes doivent renouer avec leurs racines et savoir ce que signifie être « un bon Zimbabwéen ». Les programmes télévisés tels que « Nhaka Yedu », (notre héritage en shona), « National Ethos » et « New Farmer » sont le résultat de cette politique (22). Ils donnent une interprétation de l’histoire du pays très biaisée. Le journaliste Innocent Sithole l’a bien saisi, lorsqu’il dit : « La nation est bombardée quotidiennement d’images macabres de corps noirs en décomposition et grotesquement mutilés lors de la guerre de libération (…). [Ceci est] une tentative de manipulation de la mémoire collective du pays afin de réécrire l’histoire de la lutte pour l’indépendance ». Étant au pouvoir, le Zanu-pf a un accès privilégié aux symboles et il les contrôle pour (ré)écrire l’histoire nationale (23). Malgré cela, un sondage de 2002 a révélé que ces programmes étaient très impopulaires auprès des téléspectateurs (24). Aujourd’hui encore, si les gens les regardent c’est faute d’alternatives comme le confirment les observations de terrain en 2010 et 2011.

Les stratégies dans le domaine des médias depuis 2000 coïncident avec l’émergence d’une « histoire patriotique » qui réinterprète l’histoire du Zimbabwe de façon très manichéenne, divisant la nation en deux : les révolutionnaires et les traîtres (25). Cette version de l’histoire est rendue obligatoire dans le cadre des Études Stratégiques Nationales introduites dans l’enseignement supérieur ainsi que dans le programme du Service National de la Jeunesse (26). A l’origine, le programme constituait un enseignement optionnel ayant pour objectif l’amélioration des compétences, le patriotisme et l’éducation morale. Puis progressivement, il est devenu un programme d’entraînement paramilitaire obligatoire, incitant les jeunes à entrer au parti pour défendre ses intérêts contre l’opposition assimilée à des objectifs “impérialistes” et “néo-colonialistes” (27). Après 2005, le programme d’entraînement du Service National de la jeunesse a été moins utilisé. Toutefois, des médias ont révélé début 2011 qu’il serait réintroduit en vue des prochaines élections, quelle que soit leur date (28).

Les jingles représentent une autre forme de communication clé dans la stratégie d’éducation populaire du Zanu-pf. Ces refrains publicitaires chantent les louanges du parti ou des personnalités qui le composent, dénigrant souvent les autres. Ils peuvent être perçus comme une version très concentrée du message que les partis politiques souhaitent véhiculer. Le phénomène de jingles date de la période de la lutte de libération mais ils ont été adaptés pour servir des objectifs politiques à partir de 2000. Le ministre de l’information Jonathan Moyo est le cerveau de cette politique du Département de l’Information et de la Publicité qui fait de la musique l’un des principaux vecteurs de sa stratégie de légitimation. Le Zanu-pf, ayant le contrôle sur la ZBC en tant que parti au pouvoir, exerce son monopole sur la diffusion de la chaîne. Cette situation est dénoncée par les partis d’opposition au sein du gouvernement de coalition formé en 2009, mais jusqu’à ce jour sans succès. La domination de Zanu-pf sur les chaînes devient un outil de démonstration de son pouvoir (29).

Le rôle héroïque qu’a joué le Zanu-pf pendant la lutte de libération est un des principaux thèmes des jingles. La chanson Hondo Cminda (« Guerre pour la propriété des terres »), diffusée en 2004, en est une bonne illustration. Elle est accompagnée d’images sans équivoque : pointant d’abord vers un jeune homme qui danse en vêtement traditionnel, la caméra glisse ensuite vers un soldat armé qui danse également. Les images s’enchaînent rapidement et racontent l’histoire du pays débarrassé de la domination étrangère à l’issue d’une lutte armée et le danger que continue de représenter le néo-impérialisme. Le jingle s’achève sur le rappel que « notre terre est notre prospérité » (Sendekera Mwana wevhu), écrit sous le slogan « Travaille la terre, récolte la prospérité, construis la nation ». Selon la thèse soutenue par Nyasha Mboti à l’Université du Zimbabwe en 2010, le caractère répétitif des jingles est contreproductif (30).

2 - La légitimation par la terre reconquise

En réponse à une contestation populaire grandissante, le gouvernement lance à la fin des années 1990, une réforme agraire « accélérée » destinée à la confiscation de presque 5000 fermes sur environ 9 millions d’hectares de terre (31). Cette politique de reconquête de la terre peut être analysée comme une tentative de conserver le soutien des vétérans de guerre que le parti risquait alors de perdre. Cette stratégie vise à présenter les dirigeants du Zanu-pf comme les véritables pionniers de l’indépendance. La reconquête des terres, qui sont majoritairement la propriété des Blancs depuis la période de la colonisation, est au cœur de la lutte de libération. Le rapprochement que le Zanu-pf fait dans ses discours entre le parti et la souveraineté des terres est une deuxième stratégie pour renforcer sa légitimité. Même si la plupart des agriculteurs blancs ont été expulsés des parcelles qu’ils occupaient lors des invasions de fermes, le Zanu-pf continue à mettre en garde contre la menace néo-impérialiste. Le combat pour la terre reste alors toujours pertinent dans l’esprit des Zimbabwéens. Les images de gens récoltant les fruits de la terre, telles qu’elles sont diffusées dans les jingles, sont une métaphore des combattants qui restauraient la souveraineté de la terre, et démontrent le rôle essentiel joué par la terre. De même la réforme agraire représente l’autonomisation du peuple en restituant la terre prise à “nos ancêtres”. Ce parallélisme renvoie au sentiment d’humiliation issu de la colonisation et de son racisme institutionnalisé. Par exemple, James, un jeune homme vivant en zone rurale mais qui se rend fréquemment en ville, admet que, bien qu’il vote pour le MDC, certaines déclarations du Zanu-pf lui semblent justes, surtout lorsqu’il s’agit de « donner des opportunités [à la population noire], pour être propriétaire de sa terre et de ses ressources~» (32).

Accéder à la terre permet l’autonomisation, à ceci près que la réforme agraire a eu des conséquences économiques désastreuses et provoqué la perte des moyens de subsistance pour des milliers d’ouvriers agricoles noirs employés dans des fermes tenues par des Blancs. Beaucoup des terres réquisitionnées sont laissées vierges car les nouveaux propriétaires ne les cultivent pas, par manque de capacité matérielle, de formation ou de motivation. La réforme agraire a eu pour effet de retirer les privilèges des colons blancs pour les redistribuer dans un système clientéliste, qui s’en trouvait ainsi légitimé. La propriété est ici centrale pour rendre au peuple son autonomie, sans toutefois cautionner la corruption et le clientélisme que cette redistribution a induits. Une opinion répandue prête au Zanu-pf de bonnes intentions dans cette réforme agraire, pourtant il est difficile de ne pas y voir une stratégie de domination politique et de ralliement d’éléments subversifs, par la corruption et le clientélisme.

L’importance de la souveraineté de la terre sert de motif au Zanu-pf pour perpétuer la lutte contre l’impérialisme blanc, créant un besoin constant de recourir aux interventions armées. Mugabe inscrit la confiscation des terres appartenant aux Blancs dans les luttes historiques du pays en faisant la « Troisième Chimurenga » - ‘lutte révolutionnaire’ en langue shona.” La Première et Seconde Chimurenga désignent respectivement la révolte Ndebele-Shona de 1896-1897 contre la domination britannique et la guérilla de 1966 à 1979. Les chefs de la Première Chimurenga sont perçus comme étant “ceux qui ont montré la voie spirituelle à l’âme de la nation”. Mugabe est une des figures dominantes de la Seconde Chimurenga et l’initiateur de la prétendue “Troisième Chimurenga”. Ce terme n’a pas bénéficié d’un grand soutien de la part du peuple mais il peut être analysé comme une tentative de rappeler le rôle perpétuel de Mugabe comme sauveur de la nation. En inscrivant la réforme agraire dans le cadre d’une lutte contre l’impérialisme, Mugabe justifie ainsi les moyens illégaux qu’il emploie, dans lesquels la logique militaire prévaut sur la logique civile.

La terre évoque la ruralité, empreinte de valeurs historiques, politiques et symboliques. Au-delà, le parti (à l’époque Zanu) a établi des liens solides avec la population rurale pendant la guerre de libération entre 1966 et 1979. Les combattants de la guérilla dépendaient de la population rurale civile pour trouver un abri, de la nourriture et des vêtements. Au cours de la lutte, les branches armées des mouvements nationalistes ne sont pas parvenues à pénétrer les zones urbaines. Le bastion du Zanu-pf se trouve toujours dans les zones rurales, où l’on parle le shona, malgré les résultats des élections de 2008 qui ont montré qu’il y perdait aussi du terrain.

La terre possède également une dimension spirituelle puisqu’elle offre une maison aux esprits. Lors de son discours à la nation pour le Jour des Héros en 2005, Mugabe a expliqué pourquoi la réforme agraire bénéficiait également aux héros nationaux enterrés au cimetière Heroes Acre : « Leurs esprits sont libres [maintenant], libres de parcourir la terre qu’ils ont laissée enchaînée, merci encore à la Troisième Chimurenga ». Il fait de la réforme agraire la libération des esprits des héros nationaux, et c’est pourquoi le Zanu-pf s’arroge le droit de déterminer à qui appartient la terre : l’accès et la propriété de la terre se confondent dans la loyauté au parti et dans l’intégration à l’identité nationale ; les fidèles du parti ont leur place dans le pays, c’est-à-dire sur son sol et dans son identité.

3 - Légitimation par une opposition aux puissances occidentales

Lors de l’effondrement économique de 2005, le Zanu-pf avait compris que les références à son rôle historique de libérateur et ses promesses concernant l’accès à la terre et à l’autonomisation économique ne suffiraient pas pour rallier la population. Le parti cherche un bouc émissaire sur qui faire peser la responsabilité de la souffrance de la population. Selon un sociologue zimbabwéen interrogé, la force du Zanu-pf réside dans le fait qu’elle fonctionne comme une habile mécanique à apporter des réponses. Au cours de la première décennie suivant l’indépendance, la réponse à la question « pourquoi suis-je pauvre ? » était « parce que tu n’es pas instruit ». Le gouvernement avait mis en place des programmes massifs d’éducation. Désormais les gens sont instruits mais ils n’ont toujours pas la maîtrise des choses. Pour répondre à la question « pourquoi n’ai-je pas à manger ? » le Zanu-pf répond en dénonçant premièrement l’Occident et ses aspirations néo-impérialistes (notamment en référence aux mesures de sanctions économiques infligées au pays) et deuxièmement le MDC, considéré comme un pion des puissances occidentales et dont l’objectif serait de restituer les terres aux blancs. A travers ses discours, le Zanu-pf se pose en défenseur des intérêts des Africains et des noirs en général.

Les sanctions internationales comme bouc émissaire

Les sanctions imposées par l’Occident suite à la violence politique autour des élections en 2000 et 2002, sont mises en avant comme nouvelle explication de la situation catastrophique que connaît le pays. Les sanctions renvoient à des mesures ciblées comme les interdictions de visa, le gel des fonds de certains hommes politiques, des restrictions concernant l’aide bilatérale ainsi que l’accès aux prêts et aux crédits des institutions internationales financières et enfin des embargos sur le commerce des armes. Pour convaincre la population des méfaits de ces sanctions et les faire apparaître comme étant la source de tous les maux, le Zanu-pf a lancé une campagne nationale de pétitions le 2 mars 2011, avec comme slogan « Les sanctions tuent, Signez contre elles, agissez contre elles ». Le parti affiche comme objectif la collecte d’au moins deux millions de signatures à transmettre à la Communauté de Développement d’Afrique australe (SADC) afin que cette dernière fasse pression sur l’Union Européenne et les Etats-Unis. Lors de la campagne, le parti organise des rassemblements dans le pays entier pour donner sa vision de l’impact des sanctions. En zone rurale, une mobilisation se déroule de la façon suivante: les membres d’une branche locale du Zanu-pf sont chargés de rassembler la population pour assister aux discours des leaders du parti. Des cars mis à disposition par le Zanu-pf viennent chercher les villageois le jour du rassemblement. Toute absence risque d’être sanctionnée par une réprimande, mais il arrive aussi que les membres du Zanu-pf aient recours à la violence en fonction de l’enjeu politique, de la région géographique et des personnalités. Pendant les entretiens menés en été 2011 dans les zones rurales, nous avons pu constater que ce message des sanctions comme étant à l’origine de la crise économique avait été largement diffusé et intégré par les populations. Le témoignage suivant démontre comment une villageoise a repris le refrain du Zanu-pf et l’a adapté à son contexte : « Je souffre des sanctions, premièrement parce qu’il n’y a pas d’argent dans le pays, nous utilisons les devises des autres pays (des Etats-Unis et de l’Afrique du Sud) ; deuxièmement parce que les sanctions font que les gens ne s’entendent pas et troisièmement parce qu’elles sont la cause de la faim. Les sanctions sont néfastes parce que [désormais] il n’y a pas de développement. » Elle poursuit en disant « Même Dieu nous a infligé des sanctions, c’est la raison pour laquelle nous manquons de pluie. » Mugabe est parvenu à retourner les mesures prises par l’Occident en sa faveur. Des mesures qui renforcent le sentiment répandu que le Zimbabwe et plus généralement l’Afrique restent victimes des ambitions néo-impérialistes de l’Occident.

Le MDC complice de l’Occident

Dans son manuel révolutionnaire intitulé « Inside the Third Chimurenga » (au cœur du Troisième Chimurenga), Mugabe décrit avec mépris le parti d’opposition comme ayant « les apparences d’un syndicat noir, d’un étudiant juvénile, avec ses jeunes professionnels noirs salariés de banlieue et ses éléments hautement désœuvrés, grossiers et violents à qui l’on ne devrait jamais faire confiance » parce que derrière ces « apparences humaines », le MDC est « attaché au passé colonial et adopte (…) l’idéologie repoussante d’un retour à la domination par les colons blancs » (33). Le Zanu-pf se positionne ainsi comme le parti ayant résisté à la suprématie blanche alors que l’autre parti (le MDC) est décrit comme « couchant avec l’Occident ». Le Zanu-pf a répandu l’idée que le MDC est financé par les donateurs occidentaux et qu’en retour de cette générosité, l’Occident en général et la Grande-Bretagne en particulier comptent sur une restitution des terres qui ont été enlevées aux agriculteurs blancs une fois que le parti de l’opposition sera au pouvoir. Celui-ci est évoqué dans le jingle « Hondo Cminda », cité auparavant. Il fait référence de la façon suivante aux relations qu’entretient le MDC avec l’Occident : les images de la signature de l’accord de paix en 1979 et de la chute du drapeau britannique sont suivies par un gros plan sur un carnet de chèques puis sur des fermiers blancs en compagnie d’un Tsvangirai applaudissant. Le lien entre le soutien financier des fermiers blancs et le MDC est clairement établi pour stigmatiser le parti d’opposition comme étant non seulement un allié des Occidentaux mais également un traître qui veut restituer les terres à l’ancien ennemi, la Grande Bretagne. De cette manière, il mise sur l’expérience collective d’asservissement à la minorité blanche et sur sa détermination à ce que cela ne se reproduise jamais. Un jeune homme, membre actif du MDC explique :

« Vous ne pouvez pas dire que Mugabe parle d’un temps révolu. Pour la majorité du peuple africain, pour la plupart des dirigeants africains, ce sont des faits encore d’actualité. (…) La lutte contre le colonialisme n’est pas terminée. Il est peu probable qu’elle s’achève, pas même avec notre génération. C’est quelque chose qui se transmettra de génération en génération.» (34)

Mugabe, le dirigeant africain anti-impérialiste

L’image d’un Mugabe qui défend les intérêts africains et qui n’a pas peur de l’Occident séduit au-delà du Zimbabwe. Par exemple, lorsque les invasions des fermes ont commencé en 2000, les dirigeants de la région ont soutenu Mugabe, accusant ses détracteurs d’ignorer l’histoire. Joachim Chissano, alors président du Mozambique, a défendu Mugabe, et a évoqué une tendance à « mettre un voile » sur l’histoire des luttes pour l’indépendance en Afrique. Il a condamné ceux qui dépeignaient les « anciens héros de la lutte pour la liberté » comme « des dictateurs anti-démocratiques » (35). Le soutien et l’admiration envers Mugabe, tels qu’exprimés au niveau international par certains dirigeants et intellectuels africains par exemple, contribuent à asseoir sa légitimité au niveau national.

4 - La légitimation par la stigmatisation : les exclus de la communauté politique

Le fait de dépeindre le MDC comme ‘marionnette de l’Occident’ et donc comme des étrangers sans revendication légitime sur la terre, a été amplement démontré. En revanche, ce qui est moins analysé, c’est la stratégie du Zanu-pf qui consiste à assimiler le MDC aux Zimbabwéens d’origine étrangère ne pouvant ainsi prétendre ni à la terre ni à la participation politique. Dans un premier temps, nous étudierons ceux qui sont inclus dans la définition des bons Zimbabwéens par le Zanu-pf, « les enfants de la terre », puis nous nous pencherons sur ceux qui symbolisent l’exclusion, les « sans totem de Mbare ». En conclusion de cette partie nous analyserons la façon dont les jeunes perçoivent ces discours. En 2000, Mugabe, dans un discours donné à l’occasion d’un rassemblement à Bindura, a exprimé tout son mépris pour les habitants de Mbare, une banlieue pauvre de Harare qui avaient voté massivement pour le MDC, en les stigmatisant du même terme habituellement utilisé pour qualifier les Zimbabwéens originaires du Malawi, du Mozambique et de la Zambie, considérés par certains comme des « minorités assujetties » : the totemless elements from alien origin, les « sans totem » d’origine étrangère (36). Ce discours marque un tournant et s’inscrit dans une stratégie du Zanu-pf consistant à décrire par la négative ce qui définit le bon Zimbabwéen. La déclaration d’un ministre en 2005 rappelle cette stratégie : « 90 % des élus de l’autre côté [MDC] ne sont pas des autochtones et leur électorat n’ont ni identité ni reconnaissance » (37).

Les « enfants de la terre »

A partir de 2000, l’Etat se révèle être de plus en plus l’expression politique d’un groupe ethnique et racial, seul ou dominant et relativement homogène : « les Africains natifs » ou vana vevhu (‘les enfants de la terre’ en shona) puisqu’ils sont présentés non seulement comme les habitants « d’origine » et véritables du Zimbabwe mais également comme ayant des droits supérieurs sur la terre et sur les autres ressources du pays (38). L’utilisation de l’expression vana vevhu est intrinsèquement politique car elle inclut dans sa conception ceux qui ont conscience du danger de l’impérialisme, qui comprennent leur souveraineté nationale et le véritable sens de l’indépendance, selon la définition mise en avant par le Zanu-pf et par Mugabe. Les exclus de cette définition sont ceux dans l’opposition, notamment les sympathisants du MDC, qui se voient ainsi refuser symboliquement leur droit à la terre. Avec le temps, la signification de vana vevhu a changé. Elle est devenue une expression du langage courant pour simplement indiquer qu’une personne est zimbabwéenne. Les partisans du MDC ont repris cette expression pour se revendiquer zimbabwéen et exprimer leur fierté de l’être. Le fait que les mots employés par le Zanu-pf pour dénigrer les autres soient repris par l’opposition peut être analysé comme une victoire symbolique du Zanu-pf – qui a réussi à imposer aux acteurs politiques ses références et ses termes dans le débat politique – mais révèle également les limites du pouvoir du Zanu-pf. La capacité de l’opposition à changer le sens des mots montre que le Zanu-pf n’est plus le seul à nommer et à déterminer les relations sociales.

Les « sans-totem » de Mbare

Un bon « enfant de la terre » possède un musha, c’est-à-dire « une maison au village » en shona, et ce citadin trentenaire, sociologue et défenseur de droits de l’homme, nous explique l’importance de posséder une maison en milieu rural :

« Nous étions ruraux depuis les temps pré-coloniaux. Depuis 1819, l’urbanisation se développe, mais les travailleurs migrants ont leur résidence fixe dans les zones rurales. Avoir deux maisons est le signe de notre double origine. Ne pas avoir de maison ‘au village’ est difficile à faire accepter.» (39)

Surtout pour le peuple shona, « la ville représentait l’endroit où quelqu’un allait s’enrichir pour pouvoir bâtir sa propre maison en milieu rural. C’est pour cette raison que, plutôt que d’avoir leur propre lieu de résidence en ville, beaucoup ont opté pour des pensions tandis qu’ils entretiennent leur famille en zone rurale – dans la vraie maison » (40). Résider de manière permanente en ville est une marque d’infériorité et est assimilé aux étrangers des pays voisins. D’une façon générale, les sentiments dépréciatifs et les expressions auxquelles ils peuvent donner lieu mettent systématiquement en œuvre l’origine géographique. Être considéré comme un sans-domicile, c’est-à-dire sans racine, a une profonde implication et revient à être reconnu « sans totem » (41). Un totem est hérité à la naissance et représente donc le lieu d’où l’on vient ; il renvoie aux animaux ou à des symboles et donnent un nom à un clan. Les noms de famille que l’on trouve couramment au Zimbabwe sont par exemple Moyo (‘cœur’ en shona), Shumba (‘lion’ en shona) et Ncube (‘babouin’ en ndbele).

Un jeune citadin nous explique ce que « sans totem » signifie pour lui :

« Le terme ‘sans totem’ se rapporte aux personnes qui n’ont pas d’histoire. L’identité est basée sur l’histoire, donc le MDC n’est pas [considéré] comme faisant partie de l’identité nationale. [Le totem] a une signification bien plus profonde que le nom. Dans ces régions, cela concerne les faiseurs de pluie […] et ils sont les propriétaires traditionnels de cette région ».

Il poursuit sur l’importance du totem comme marqueur d’identité, en précisant qu’il a évolué, notamment en milieu urbain. Comme le montre, dans un autre cas, une mère qui raconte que son fils vivant au Royaume-Uni lui a envoyé un SMS pour lui demander quel était son totem. Cette question vise en réalité à savoir s’il a un totem ou pas, quel que soit celui-ci. L’enjeu n’est donc pas tant d’opposer les totems entre eux, que de pouvoir se revendiquer de l’un d’eux. Son utilisation est ainsi devenue politique.

Un jeune citadin du Zimbabwe explique le discours de Mugabe à Bindura :

« Quand Mugabe évoque les ‘sans-totem’ de Mbare, son discours signifie plusieurs choses. Premièrement que par l’abandon du Zanu-pf, les habitants de Mbare ont oublié ‘d’où ils viennent’. Pour lui, ils renient leur héritage en se comportant comme des non-Zimbabwéens qui ne se soucient guère de leur pays » (42).

Efficacité de la stratégie d’exclusion identitaire

Le Zanu-pf en tant que parti au pouvoir, a pu définir au fil des ans qu’un bon Zimbabwéen est un individu qui connaît ses racines (43). Comment ces discours sont-ils reçus par les jeunes en milieu urbain? A de multiples reprises, les personnes interrogées ont insisté sur l’importance de « savoir d’où l’on vient ». Du fait de l’histoire du Zimbabwe marquée par le combat nationaliste, le cadre identitaire fourni par l’État représente une source importante d’identification pour la population. Le déficit de fierté nationale chez les jeunes, tel qu’il est perçu par le Zanu-pf, est doublé du problème que pose leur identité urbaine, perçue comme dangereuse par le parti lorsqu’ils sont nés et ont grandi en ville, où la coutume du respect des anciens est moins présente. Les anciens doivent ici être entendus au-delà des relations familiales, dans le contexte de la nation. Les ancêtres héroïques décédés pendant la guerre deviennent les ancêtres de toute la nation et à qui le peuple doit la loyauté et le respect selon le culte des ancêtres, dont est imprégnée la culture zimbabwéenne. Dans le prolongement de la métaphore de la famille, les jeunes sont présentés comme les fils et les filles de la lutte, ce qui n’est pas sans créer une certaine confusion parmi les jeunes qui jonglent avec les normes sociales ambiantes et leurs propres valeurs. Un jingle récent fait appel à ces sentiments ambigus. On entend un jeune chanter : « Même si tu luttes [pour la survie au quotidien] un ancien reste un ancien (44). Donc jamais nous ne quitterons Mugabe ». Brian Raftopoulos évoque une « négociation interne », qui est particulièrement répandue parmi les opposants du Zanu-pf. Il affirme que l’opposition à Mugabe au Zimbabwe ne s’exprime pas seulement dans la polarisation politique au sein du pays, mais souvent dans des formes plus complexes dans lesquelles « les messages nationalistes sont interpolés dans ‘notre moi’, étant donné la résonance historique des messages et le caractère coercitif et dérangeant qui qualifient leur diffusion » (45).

Un jeune activiste du MDC basé en Afrique du Sud illustre cette ambiguïté en expliquant que :

« Je ne peux pas… défier Mugabe. Il me répondrait simplement : « tu ne sais même pas d’où tu viens, tu dois rentrer et relire ton histoire et savoir qui tu es. Tu as un problème identitaire ». (…) [Les leaders de la lutte anti-coloniale, comme Mugabe, Mandela et Nkrumah] étaient des intellectuels [d’une extrême intelligence] dans des conditions extrêmement difficiles. Aujourd’hui nous sommes censés combattre les politiciens en place qui se sont battus lors de la plus difficile des luttes pour la libération, alors que nous n’avons aucune idée de ce que sont les bases de la politique ou les bases de l’intellectualisme » (46).

Notre interlocuteur met ici l’accent sur cette tension générationnelle ainsi que sur ses doutes concernant la capacité de sa génération à contester l’ancienne qui après tout, a su mettre fin « au pire de tous les ennemis, les régimes racistes blancs » (47). Nous l’interprétons comme si la jeune génération s’interdisait de croire en sa capacité de dépasser l’ancienne génération.

Encore selon les mots du jeune activiste :

« Le MDC est jeune, immature, inexpérimenté et par conséquent incapable d’affronter les problèmes très complexes et particulièrement sensibles dans le contexte africain (…). Les luttes contre le colonialisme furent menées par des intellectuels africains bien en place. Je ne pense pas que la jeunesse africaine puisse inventer quoi que ce soit de spectaculairement différent des fondements qui ont été établis » (48).

L’attribution de l’héroïsme aux chefs nationalistes est très largement partagée. Et puisqu’ils sont perçus comme ceux qui ont vaincu les pires ennemis jamais connus, les jeunes, même lorsqu’ils sont très actifs dans l’opposition, ne s’autorisent pas à se considérer aussi capables que la génération précédente, car cela signifierait indirectement que le régime de Mugabe est comparable en matière d’oppression à celui de la minorité blanche. Qu’est ce qu’implique de grandir avec une ancienne génération qu’on n’est jamais autorisée à dépasser ?

Il est ironique de constater que tous les anciens à la tête de Zanu-pf ont été, dans leurs jeunes années, les moteurs de la transformation sociale. Leur mobilisation a remis en cause les structures du pouvoir à l’époque. Ils ont pris dans la société un rôle qui était impensable auparavant. Ils sont donc conscients du potentiel des jeunes, ils craignent leur capacité à forger leur propre opinion et redoutent plus particulièrement ceux qui ont décidé de s’éloigner du chemin tracé pour eux par le Zanu-pf.

Conclusion

Les personnes interrogées éprouvent des sentiments ambigus à l’égard du parti en général et envers Mugabe en particulier. Bien que les critiques à l’égard du « vieil homme » soient omniprésentes dans la capitale, y compris au sein de l’ancienne génération, il demeure le symbole de la lutte pour la libération nationale. Les sentiments à l’égard de Mugabe oscillent entre la reconnaissance d’une identité partagée (« il est des nôtres »), le respect pour le héros avec lequel les Zimbabwéens interrogés ont grandi et l’aveu des erreurs qu’il a commises. Ils lui pardonnent parce qu’ils ont connu pire (les régimes de domination coloniale par la minorité blanche) et ils souhaitent qu’il quitte le pouvoir sans perdre la face. Le fait qu’ils désapprouvent le caractère autoritaire du Zanu-pf n’entre pas en contradiction avec un sentiment de respect, d’admiration qui frôle la crainte de son leader et dans certains cas, d’attrait envers ses messages. Beaucoup trouvent un schéma cohérent dans le discours du Zanu-pf leur permettant de comprendre qui ils sont et pourquoi ils n’ont pas « de quoi manger ».

Les stratégies de légitimation sont-elles les clefs pour comprendre la longévité du Zanu-pf au pouvoir ? Nous devons répondre négativement à cette question si elle est posée d’une manière directe. Les quatre principaux répertoires dans lesquels puise le Zanu-pf - l’histoire, la terre, l’identité et l’anti-impérialisme - ne suffisent pas pour que la population adhère au parti. Les résultats du premier tour des élections présidentielles et parlementaires de 2008, duquel Tsvangirai est sorti vainqueur, montrent bien que le parti n’est pas considéré comme légitime par plus de la moitié de la population. La réponse à la question de savoir si le parti aurait pu rester aussi longtemps au pouvoir sans recourir au discours et au symbolique, est également négative. Suite à la création du MDC, le Zanu-pf a concentré son énergie sur sa stratégie de communication. L’entrée en fonction de Jonathan Moyo, le « spin doctor » du parti, a marqué le début de la nouvelle façon de communiquer du Zanu-pf et le contenu de ses message avec les jingles, les programmes télévisés qui insistent auprès du public sur « notre héritage », qui définissent « l’éthos national » et qui font l’éloge des « new farmers ». Plus tard il a organisé les « music galas » et « pungwes » - terme emprunté à la guerre de libération et utilisé pour des événements politico-musicaux qui durent toute la nuit. La personnalité de Moyo et sa position politique restent ambiguës. Ancien enseignant-chercheur en sciences politiques et critique à l’égard du parti avant de rentrer en fonction en 2000, il devient le porte-parole pendant la période de la réforme agraire et du resserrement de la définition de l’identité nationale. Suite à un différend politique, il est expulsé du parti en 2005. Puis, il est réintégré fin 2010 car malgré une forte réticence au sein du parti quant à sa personnalité et à sa supposée capacité de nuire, il jouit d’une grande reconnaissance de son professionnalisme en termes de communication. Certains y voient une décision de Mugabe qui aurait compris l’importance de Moyo pour la survie du parti. Récemment il a mis en place un nouveau type de jingles qui vise directement les jeunes. On y voit le président Mugabe appeler des jeunes sur leur portable: « Bonjour, comment ça va ? ». Les paroles des chanteurs qui accompagnent cette conversation sont : « Mon téléphone sonne. Je veux parler à mon père [Mugabe]. Mugabe est un des nôtres, nous ne le quitterons jamais. Parlons avec lui. ». Le Zanu-pf aurait-il compris qu’un nouveau message était nécessaire pour rallier la jeunesse ? Le message d’un pouvoir plus proche du peuple, plus accessible, ouvert au dialogue et à l’échange ? Nous pouvons y voir en tout cas le signe d’un changement de discours.

Notes

  • (1) : Union nationale africaine du Zimbabwe - Front patriotique.

  • (2) : Le Zanu-pf est arrivé au pouvoir par les urnes, suite à l’accord de paix (Lancaster House Agreement) qui mit fin à la lutte d’indépendance au Zimbabwe en 1979.

  • (3) : Mouvement pour un changement démocratique.

  • (4) : MUGABE R., Our war of Liberation: Speeches, Articles, Interviews, Gweru, Mambo Press, 1981, p.84, cité dans MASUNUNGURE E., « Militarized Election The 27 June Presidential Run-off », in MASUNUNGURE E.(ed.) Defying the Winds of Change- Zimbabwe’s 2008 Elections, Harare, Weaver Press, 2009.

  • (5) : The Times, « Robert Mugabe warns Zimbabwe’s voters: ‘How can a pen fight a gun?’», 17 juin 2008.

  • (6) : Terme shona, la deuxième langue au Zimbabwe après l’anglais, qui indique les premières pluies qui emportent l’ivraie. Ce terme fait référence au symbole du nettoyage et l’élimination des éléments inutiles et nuisibles. Il s’agit des campagnes de violence contre les membres du bras armé de l’autre parti politique, PF-ZAPU, bénéficiant du soutien de la population majoritairement dans le Sud du pays. Cette violence prend fin avec la signature en 1987 d’un accord d’« Unité » entre Mugabe et le leader du ZAPU Joshua Nkomo. Le résultat est la dissolution du seul parti d’opposition, PF-ZAPU, et son intégration au sein du parti de Mugabe qui est alors rebaptisé Zanu-pf. Un parallèle avec la signature du Global Political Agreement par Tsvangirai et Mugabe après la violence électorale en 2008 est inévitable. Le dernier accord mène à un gouvernement d’union, constitué du MDC et Zanu-pf.

  • (7) : Cette opération a été lancée après les élections de 2005 et peut être analysée comme une forme de représailles contre les citadins, qui avaient massivement soutenu le MDC.

  • (8) : Selon le rapport du Partnership Africa Canada Diamonds and Clubs, The Militarized Control of Diamonds and Power in Zimbabwe, publié en juin 2010, cette opération militaire et policière doit être comprise comme une punition contre les électeurs dans la région de Chiadzwa, où les résultats des élections législatives ont été décevants pour le Zanu-pf.

  • (9) : MEREDITH M., Mugabe: Power, Plunder, and the Struggle for Zimbabwe, New York, Public Affairs, 2007.

  • (10) : GODWIN P., The Fear, the last days of Robert Mugabe, Picador, 2010.

  • (11) : Solidarity Peace Trust, quelques exemples de rapports: A Fractured Nation: Operation Murambatsvina – five years on, Punishing Dissent, Silencing Citizens: The Zimbabwe Elections 2008, A Criminal State: A Statement and a Brief Chronicle of Events in Zimbabwe, 18 February – 22 March, Policing the State: An evaluation of 1,981 political arrests in Zimbabwe – 2000-2005. Disponibles sur: www.solidaritypeacetrust.org/reports/

  • (12) : Rapports récents de Human Rights Watch reports: Perpetual Fear Impunity and Cycles of Violence in Zimbabwe, March 8, 2011, World Report 2011: Zimbabwe, Sleight of Hand: Repression of the Media and the Illusion of Reform in Zimbabwe, April 20, 2010.

  • (13) : MOORE D., « When I’m a century old, why Mugabe won’t go » in SOUTHALL J. and MELBER H. (eds), Legacies of power, Leadership change and former presidents in African politics, Cape Town, Blue Weaver, 2006, p.132.

  • (14) : DORMAN S., « Post-liberation Politics in Africa: examining the political legacy of the struggle », Third World Quarterly, Vol 22, No. 6, 2006, p.20.

  • (15) : MOORE D., op.cit., p.133.

  • (16) : MELBER H., « Botswana, Namibia, Zimbabwe – Anything in common? Introductory remarks » in MELBER H. (ed.) Governance and State Delivery in Southern Africa, Examples from Botswana, Namibia and Zimbabwe, Nordiska Afrikainstitutet, Uppsala 2007, p.7

  • (17) : DORMAN S., op.cit., p.19.

  • (18) : DORMAN S., op. cit. p.15.

  • (19) : Solidality Peace Trust, National Youth Training, «Shaping Youths in a Truly Zimbabwean Manner”, Johannesburg, 5 septembre 2003, p.14.

  • (20) : SARAY C., « Redefining the National Agenda: Media and Identity – Challenges of Building a New Zimbabwe » in MELBER H., (ed.), « Media, public discourse and political contestation in Zimbabwe », Current African Issues N°27, Uppsala, Nordic Africa Institute, 2004, p.30.

  • (21) : Ibid.

  • (22) : Le programme « Nhaka Yedu » est diffusé en langue shona, « National Ethos » et « New Farmer » sont en anglais.

  • (23) : Financial Gazette, 14–20 février 2001, cité dans RANGER T., Historiography, Patriotic History and the History of the Nation: the Struggle with the Past in Zimbabwe, 2003, p.8.

  • (24) : Daily News, « Zimbabwe: Nhaka Yedu, National Ethos Unpopular With Viewers – Survey », 21 octobre 2002.

  • (25) : RANGER T., op. cit. et KAARSHOLM P. in CHUNG F., Reliving the 2nd Chimurenga: : memories from Zimbabwe’s liberation struggle, Uppsala, Nordiska Afrikainstitutet, 2006.

  • (26) : Solidality Peace Trust, National Youth Training, rapport 2003, op. cit.

  • (27) : Ibid. p.10.

  • (28) : Metro Zimbabwe, « Zanu-pf to reintroduce the controversial National Youth Service training programme », 16 janvier 2011.

  • (29) : The Zimbabwe Metro, « Mugabe cannot stop jingles – Makumbe », 26 July 2010.

  • (30) : The Standard, « Zimbabwe: Propaganda Jingles Alienates Zanu PF », 6 November 2010.

  • (31) : Human Rights Watch, Fast Track Land Reform in Zimbabwe, Vol. 14, No. 1, mars 2002.

  • (32) : Ces rassemblements sont organisés par un parti politique pour encourager l’adhésion et la loyauté au parti, en mobilisant des chants révolutionnaires et des slogans. Dans les zones rurales il est très mal vu de ne pas se rendre aux rassemblements, sous peine d’être vu comme traîtres.

  • (33) : MUGABE R., Inside the Third Chimurenga, 2001, p.88.

  • (34) : Entretien, Johannesburg, 12 septembre 2009.

  • (35) : The Guardian, 13 April, 2008.

  • (36) : The Zimbabwe Independent, « Mugabe scorns Mbare again », 27 mars 2008.

  • (37) : Déclaration du Ministre adjoint de l’Industrie et du Commerce International du 23 juin 2005, dans Solidarity Peace Trust, « Discarding the Filth, operation Murambatsvina, Interim report on the Zimbabwean government’s « urban cleansing » and forced eviction campaign », mai/juin 2005.

  • (38) : L’exclusion des droits repose sur une politique de discrimination qui, dans la plupart des cas, n’est pas inscrit dans les lois. Voir MUZONDIDYA J., « ‘Zimbabwe for Zimbabweans’: Invisible subject minorities and the quest for justice and reconciliation in post-colonial Zimbabwe » in RAFTOPOULOS B. et SAVAGE T. (dir.), Zimbabwe, Injustice and political reconciliation, Institute for Justice and Reconciliation, Harare, Weaver Press, 2004, p.225.

  • (39) : Entretien, Harare, septembre 2010.

  • (40) : CHIKOWERO J., « I too sing Zimbabwe: The conflict of ethnicity in popular Zimbabwe music », The Journal of New Poetry No. 5, IRCALC, 2008, p.117-136, p.134.

  • (41) : SARAY C., op cit., p.32.

  • (42) : Entretien, Harare, septembre 2010.

  • (43) : Depuis 2009, le Zanu-pf doit partager le pouvoir avec le parti d’opposition, le MDC et n’est donc plus le seul parti au gouvernement. Nous avons cependant gardé ce terme puisque le Zanu-pf occupe les postes les plus importants au sein du gouvernement d’Unité nationale, prend ses décisions de manière unilatérale et est par conséquent le parti dominant dans cet arrangement de partage de pouvoir.

  • (44) : Sous-entendant qu’il faut le respecter.

  • (45) : RAFTOPOULOS, B., « Nation, Race and History in Zimbabwean Politics », in RAFTOPOULOS B. et SAVAGE T. (dir.), op.cit., p.161.

  • (46) : Entretien, Johannesburg, 13 septembre 2009.

  • (47) : Entretien, Johannesburg, 13 septembre 2009.

  • (48) : Entretien, Johannesburg, 14 septembre 2009.

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