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, Grenoble, November 2013

La notion de Zones d’Education Prioritaires (ZEP) au Cameroun : entre impensé, bricolage et informalité.

Malgré une volonté affichée de l’Etat d’y remédier, de nombreuses inégalités persistent en matière d’accès à l’éducation au Cameroun. Force est de constater que l’apparition de la notion de ZEP dans le lexique institutionnel camerounais n’a pas été accompagnée de réformes concrètes dans ce domaine.

Keywords: | | Cameroon

Introduction

Assurer l’éducation pour tous en 2015, second Objectif du Millénaire pour le Développement, adopté en 2000, par les Nations Unies, est devenu un enjeu central dans les politiques de développement des Etats en Afrique (1). Enjeu traduit par une volonté affichée de changement de « policy » pour faire de l’éducation pour tous une réalité à l’horizon 2015. L’un de ces Etats d’Afrique, le Cameroun en l’occurrence, nous donnera l’occasion d’apprécier ce changement. Son classement au 150ème rang des pays en termes d’indice de développement humain en 2012 (2), le situe néanmoins légèrement au dessus de la moyenne des pays de l’Afrique sub-saharienne. Avec un taux de scolarisation net en enseignement primaire de 92, contre 4% (3) en 2010, les indicateurs semblent conforter l’idée d’un pays qui serait en passe d’offrir à ses enfants, la terre promise de l’éducation pour tous. Ces données pourraient également conforter l’idée d’une adhésion satisfaisante du Cameroun à ses engagements internationaux à travers les Objectifs du Millénaire pour le Développement adoptés en 2000. Tout autant qu’elles conforteraient l’image d’un pays qui s’emploie à bon escient à assurer l’exécution du contrat social auquel réfère sa Constitution en matière d’éducation. Contrat fondé sur une conception égalitaire rendue dans le préambule de la Constitution par un ensemble de dispositions : a) l’Etat assure à l’enfant le droit à l’instruction, b) l’enseignement primaire est obligatoire et c) l’organisation et le contrôle de l’enseignement à tous les niveaux est une responsabilité de l’Etat.

La réalité, comme nous le verrons, est pourtant bien plus nuancée. De nombreuses inégalités, parfois criardes, persistent en matière d’accès à l’éducation et de possibilités de progression dans le système éducatif. Ces inégalités scolaires recoupent bien évidemment d’autres formes d’inégalités dont l’objectivation et la résorption sont censées constituer le socle axiologique et praxéologique des politiques publiques. En clair, il devrait s’agir pour l’Etat, à travers son action, de comprendre par exemple pourquoi les inégalités scolaires ou de scolarisation persistent, et ayant ainsi défini le problème, d’y apporter les solutions les plus efficaces possibles. On peut sur le principe, donner crédit d’une telle démarche à l’Etat du Cameroun. Sans nous livrer comme d’autres, à ce qui pourrait s’apparenter à des prolégomènes de philistin consistant à se demander au préalable, s’il est recevable de parler de politiques publiques en contexte non occidental, avec tous les sous-entendus et controverses qu’un tel questionnement peut charrier (4).

Dans le cadre de ce papier, nous avons choisi de limiter notre intérêt à la dimension lexicale de l’action de l’Etat dans le champ de l’éducation au Cameroun. En nous intéressant notamment à l’un des mots par lequel, il proclame sa volonté de résorber les inégalités scolaires. Ce mot se formule et se résume en une notion : celle de Zone d’Education Prioritaire. Nous avons voulu comprendre ce qui peut justifier la référence à cette notion dans les politiques publiques au Cameroun en partant d’un certain nombre d’interrogations : quand et comment cette notion est-elle apparue dans le discours et la littérature institutionnelle au Cameroun ? Quel sens lui confère-t-on dans le contexte camerounais ? De quel changement serait-elle annonciatrice ? Quelles idées, stratégies et quels enjeux, intérêts et objectifs pourrait dissimuler l’usage institutionnel de cette notion ? Et quels usages en fait-on justement ou comment s’en est-on approprié à travers les différents espaces de production de l’action publique dans le secteur de l’éducation au Cameroun ? Guidé par ces interrogations et inspiré par notre connaissance empirique de l’action publique en contexte camerounais, nous avons abordé notre terrain en étant préoccupé de tester l’hypothèse suivante : la notion de Zone d’Education Prioritaire demeure un impensé dans les politiques sectorielles de l’éducation au Cameroun et participe davantage - faute de vision cohérente, concertée et concrète - d’une gouvernance où les logiques d’affichage et de routine prennent le dessus sur celles d’une transformation concrète de la réalité.

D’emblée, nous pouvons noter que l’Etat du Cameroun a catégorisé quatre Régions administratives (5) sur les dix qu’il compte comme Zone d’Education Prioritaire. Ceci « en raison de la faiblesse des taux de scolarisation et des niveaux de fréquentation scolaires observé dans ces zones, mais aussi à cause des disparités constatées entre les départements, les catégories sociales et les milieux de résidence » (6). Ayant opté pour une approche ethnographique de recherche, nous avons ciblé une des quatre Régions comme terrain d’étude : la Région de l’Extrême nord notamment, en raison des considérations suivantes (7):

  • Elle comporte en son sein le département du Logone et Chari, dont le taux de scolarisation est statistiquement le plus faible à l’échelle nationale.

  • Elle comporte une façade frontalière de sorte que la question de la scolarisation s’y pose aussi en fonction des dynamiques humaines, culturelles, religieuses émanant de pays voisins que sont le Tchad et le Nigeria.

  • Elle est, par exemple, directement concernée par les risques d’extension de la propagande anti-école développée par « Boko-Haram » (8) à partir du Nord Nigeria.

  • Les organisations humanitaires, confessionnelles et internationales y jouent un rôle prépondérant dans le secteur de l’éducation. Parfois en lieu et place de l’Etat. L’action publique y revêt donc une dimension forte de décharge.

  • Sa position en périphérie pourrait donner l’occasion d’observer ou d’interroger les liens entre l’échelle locale et l’échelle nationale en matière de mise en œuvre de l’action publique dans un contexte de décentralisation.

L’action publique y révèle donc un caractère fragmentaire. De sorte que pour mener nos analyses, le recours aux outils de la sociologie de l’action publique (9) a été incontournable. D’abord en adoptant un point de vue qui rompt avec une approche stato-centrée des politiques publiques. Dans le cas des actions mises en place dans la région de l’Extrême nord, la diversité des acteurs et structures impliqués obligent bel et bien, pour une meilleure compréhension, à rompre avec le « mythe d’un ETAT en majesté, homogène et impartial dans l’action [et] … au fétichisme d’une décision rationnelle » (10). Ensuite, sur la base de l’approche ethnographique, nous avons donc privilégié les rencontres avec les acteurs de terrain. Plusieurs catégories d’acteurs ont ainsi été ciblées au cours de notre étude. Les acteurs de l’administration centrale (ministère de l’éducation de base) et périphérique (délégation régionale et départementale de l’éducation de base), les enseignants, les parents d’élèves, les élites et les élus locaux. La collecte de leur parole a été déterminante pour la compréhension des préoccupations qui étaient nôtres sur les questions liées à l’éducation. Nous avons également privilégié l’observation participante dans certaines écoles avec les enseignants et les responsables. Concomitamment à ces entretiens, la recherche documentaire a également été importante. Il s’est agi, pour l’essentiel, d’un recensement non exhaustif de la littérature sur la région, des documents officiels (lois, rapports et discours) et des rapports des organisations non-étatiques portant sur l’éducation de façon générale, avec un accent sur l’éducation de base.

Dans les développements qui suivent, le premier chapitre est consacré à la question des fondements de cette politique publique dans le contexte camerounais. L’absence d’un cadre institutionnel conséquent et la manière dont les acteurs publics conçoivent cette situation et s’y ajustent constituent les lignes de force de cette première étape des descriptions et des analyses tirées de nos observations de terrain. Dans le second chapitre, nous abordons la question de la mise en œuvre de la politique éducative en contexte de Zone d’Education Prioritaire. Nous nous intéresserons à décrire et à analyser les contradictions observées entre l’offre publique et les réalités locales.

I. Zones d’éducation prioritaires, pour quoi faire ?

« Mon frère tu veux que je te dise quoi ? Est-ce que je suis à Yaoundé ? J’ai appris un jour que cette notion [Zone d’Education Prioritaire] avait été débattue lors des états généraux de l’éducation en 1996, […] mais curieusement elle n’a pas été inscrite dans le rapport final » (11).

Ces propos que nous avons recueillis à la faveur d’échanges informels auprès d’un fonctionnaire de l’éducation de base, pourtant statutairement bien inséré dans le dispositif décisionnel régional, restituent bien l’un des aspects de la problématique dont traite ce papier. Comment la notion de Zone d’Education Prioritaire est-elle apparue dans le lexique institutionnel camerounais ? Pour répondre à cette question, il nous a semblé qu’une manière rationnelle et pragmatique de procéder pourrait consister à tenter une généalogie de cette notion dans le contexte camerounais, à travers les divers instruments qui encadrent l’action publique dans ce secteur depuis les vingt dernières années (A). Le moment où elle apparaît et la manière dont elle apparaît, comme nous le verrons, informent sur l’influence de l’espace de la coopération dans l’émergence et la cristallisation de cette notion en contexte camerounais. Influence qui, au-delà de produire des effets de circulation lexicale, rend compte de divers rapports entre l’action publique dans le secteur de l’éducation au Cameroun et les logiques ambigües d’extraversion (B).

A. Une politique publique institutionnellement non identifiée (absence des textes, flou au niveau des objectifs etc.)

Au regard des recherches que nous avons pu réaliser à travers la revue des textes officiels de l’éducation sur la période que nous avons circonscrite et à travers les entretiens que nous avons pu réaliser, nous avons abouti au constat suivant : la notion de ZEP apparaît seulement à partir de 2005, dans un document officiel. En effet, le Document de Stratégie Sectorielle de l’Education du Cameroun, en son Chapitre IV, programme d’intervention prioritaire, stipule que : « Pour réussir le pari de parvenir à un développement harmonieux du secteur de l’Education […] L’objectif du gouvernement est d’accroître l’accès à l’éducation de tous les enfants d’âge scolaire et de les maintenir dans le système jusqu’à la fin du cycle. Un accent particulier sera mis sur le renforcement de la scolarisation des filles et des garçons vivant dans les zones d’éducation prioritaires (les provinces de l’Extrême- Nord, du Nord, de l’Adamaoua, du Sud-Ouest et du Nord-Ouest, les poches de sous-scolarisation des grandes agglomérations et des zones frontalières), ainsi que les enfants issus des groupes pauvres ou vulnérables, de même que des groupes marginaux tels que les pygmées, Bororos etc. » (12).

Nous n’avons pas eu connaissance d’un texte d’importance antérieur à celui-ci où il ait été fait expressément usage de cette notion. Cela ne devrait, pour autant, pas laisser présumer de l’absence d’usages « clandestins », informels ou officieux, de cette notion à l’intérieur des réseaux d’échanges bureaucratiques. Nous supposons même que cette formalisation n’est intervenue que comme une cristallisation d’une notion déjà plus ou moins acclimatée au sein des communautés épistémiques présentes au sein de l’appareil institutionnel et ayant influencé la formulation de ce document. Un de nos interlocuteurs nous a ainsi rapporté que : « En effet, un fonctionnaire de l’ancien ministère de l’éducation nationale lors d’un de ses voyages en France au début des années 90, avait assisté aux débats sur l’évaluation de la politique ZEP. Sa faible connaissance de cette notion, a été l’élément fondamental qui aura fait que cette notion ne soit pas inscrite dans le rapport final. » (13). En tout état de cause, il aurait été à ce titre intéressant, pour confirmer ou infirmer cette hypothèse, d’échanger avec des auteurs de ce document et d’étendre nos recherches aux discours prononcés à l’occasion de rencontres officielles au sein de cette administration.

Au titre de textes d’importance où les traces de cette notion n’apparaissent pas encore, citons : premièrement, la Déclaration de Politique Générale d’Education de Base Pour Tous au Cameroun, adoptée en 1991, à la suite de la Conférence de Jomtien. Document qui fait de l’Education Pour Tous la priorité majeure de l’Etat. Deuxièmement, les actes issus des « Etats généraux de l’Education », tenus en 1995. L’objectif de ces états généraux était de faire un diagnostic global des difficultés du système éducatif et de proposer des solutions spécifiques adaptées. Troisièmement, la loi d’Orientation de l’Education au Cameroun de 1998. Cette loi fait de l’Education une grande priorité nationale. Priorité assurée par l’Etat et les partenaires privés. On peut aussi faire référence à la Constitution adoptée en 1996, dont les dispositions du préambule affirment les principes généraux devant guider le service public de l’Education. Ces documents, qui ont en commun d’être de portée générale et d’avoir une fonction d’orientation de politique publique, n’auraient pu, en tout état de cause, faire l’économie d’une notion d’une portée aussi synthétique et désormais référentielle que celle de Zone d’Education Prioritaire, si tant est qu’elle était déjà en circulation dans le réseau d’échange des acteurs dominants de ce secteur d’action de l’Etat. Loin de nous aussi, l’idée de dire que de l’absence de cette notion, il faut conclure à l’absence dans ces textes, des préoccupations égalitaires dont elle est aujourd’hui porteuse.

En effet, déjà dans la Déclaration de Politique Générale d’Education de Base Pour Tous au Cameroun, adoptée en 1991, il est précisé, entre autres objectifs, que « Tout Camerounais, enfant, adolescent ou adulte, doit pouvoir bénéficier d’une formation conçue pour répondre à ses besoins éducatifs fondamentaux [que] L’Education de Base Pour Tous doit être pour chaque Camerounais l’assise d’une formation et d’un développement de l’être humain sur laquelle peuvent s’édifier de manière systématique d’autres niveaux, d’autres types d’éducation et de formation, notamment dans la recherche d’une compétence toujours plus accrue, le renforcement de l’unité nationale, la redynamisation de la vie communautaire et associative, l’ouverture au monde. » Un plan d’action décennal (1991-2000) a été adossé à cette Politique Générale. Une des articulations centrales de ce plan reposait sur la lutte contre les déperditions scolaires par la sensibilisation des parents, l’aménagement du temps scolaire, le frein aux mariages précoces et le renforcement des moyens logistiques.

Préoccupations qui portent en filigrane le schéma d’action qui sera consacré dans le cadre de la formalisation et de la mise en place ultérieure des ZEP. Les Etats Généraux de l’Education accoucheront, quant à eux, en 1995, d’un Plan d’Action ayant pour fins de lutter contre l’exclusion scolaire, réduire les inégalités d’origine géographique, enrayer les obstacles à l’éducation des filles et œuvrer pour la professionnalisation de l’éducation. La loi d’Orientation de l’éducation qui intervient trois années plus tard est une des conséquences directes de ces assises. Cette loi consacre l’éducation comme une priorité nationale. Priorité assurée par l’Etat et les partenaires privés. Elle rend également obligatoire l’Ecole au niveau primaire. On peut donc dire, en paraphrasant une formule littéraire, que « monsieur Jourdan fait déjà la prose. Mais il ne le sait pas encore ».

Postérieurement à 2005, la cristallisation de cette notion devient évidente. Même si ce processus évolue manifestement d’une situation de marginalité lexicale à la plénitude que l’on observe aujourd’hui. Ainsi, à partir de 2006, on peut relever que, dans le cadre de la mise en œuvre du Programme d’Appui au Système Éducatif, le Ministère de l’Éducation de Base du Cameroun a commandé une étude portant « sur la recherche des facteurs qui expliquent les faibles taux de scolarisation, particulièrement ceux des filles, dans les zones d’éducation prioritaires (ZEP) » (14). N’ayant pas pu accéder aux documents à trajectoire interne, c’est-à-dire ceux dont la circulation serait retreinte à l’intérieur de l’administration, nous n’avons pas une idée précise de l’ampleur de cette acclimatation progressive de la notion dans le champ bureaucratique. Remarquons tout de même que les deux documents que nous avons cités (le Document de Stratégie Sectorielle de l’Education et l’étude) et qui sont, d’après nos recherches, les premiers utilisant officiellement cette notion, sont des textes fortement inscrits dans les trajectoires institutionnelles de la Coopération.

Le Document de stratégie de l’éducation évoqué plus haut, est un appendice sectoriel du Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté rédigé en vue de servir de boussole aux actions à mettre en œuvre par l’Etat du Cameroun au vu des accords passés avec ses bailleurs de fonds sous conditionnalité d’annulation de la dette dans le cadre de l’Initiative dite des Pays Pauvres Très Endettés. On peut donc supposer que la grammaire d’usage dans la production de ces documents reflète ce contexte chargée de conditionnalité et de l’influence des bailleurs de fonds. L’acteur contraint ou dominé – ici, l’Etat du Cameroun – étant amené à adopter par désir de séduction ou au travers de diverses formes de violence symbolique, implicite ou explicite, le langage, les signes ou les codes en vigueur ou usités par l’acteur dominant ; les bailleurs de fonds en l’occurrence. Nous abordons dans la suite, cette dimension de l’analyse que nous avons menée quant à l’influence des milieux de la Coopération dans les conditions d’émergence, de circulation et d’appropriation de cette notion dans le contexte camerounais.

B. L’usage de la notion de ZEP au Cameroun : symptôme d’une politique publique sous influence.

Le rôle des bailleurs de fonds ou des acteurs de la coopération au développement (selon la manière dont on préfère les appeler) au sein de ce que nous pouvons identifier comme des communautés épistémiques ou des réseaux d’action publique dans le secteur de l’éducation au Cameroun est une tendance lourde dans la constitution de ce secteur d’action de l’Etat. Nous remonterons l’histoire de cette coopération depuis les indépendances, sous les régimes des coopérants et de l’assistance technique au développement. Au-delà des changements de formes, des continuités demeurent et revêtent des mécanismes nouveaux. Même si les rôles se complexifient aussi. Continuités que peuvent révéler les mots. Dans ce cas de figure, les mots désignent bien des choses. Un point général sur les effets de ce contexte d’influence internationale tout azimut sur le vocabulaire des réformes mérite d’être fait avant d’aborder plus spécifiquement ce que nous avons pu noter dans le secteur de l’éducation à travers l’adoption et la cristallisation progressive de la notion de ZEP.

En effet, la montée des institutions internationales sera une donne essentielle dans la gestion du développement. Á la fin de la partition du monde entre grands blocs idéologiques, succède dès les années 1990, l’hégémonie de la vision néolibérale du monde incarnée par le consensus de Washington. Les Etats confrontés au problème de l’endettement et de la démocratisation et au chevet desquels sont appelées les institutions de Bretton woods, sont donc invités à procéder à des réformes dont les orientations sont présentées comme sans alternatives dans un contexte que d’aucuns n’hésitent pas à interpréter comme correspondant à la fin de l’histoire. Les analyses de Dominique DARBON sont fort évocatrices à cet égard : « La physionomie et la géométrie de l’appareil étatique tel que résumé dans « le Consensus de Washington » ou les documents produits par le service de gestion publique (PUMA) de l’OCDE dans la fin des années 1990, ont consacré et légitimé les options retenues par les plans d’ajustement structurels et les techniques liées au New Public Management. L’association de la mondialisation du marché des réformes administratives sous le coup de la montée en puissance des institutions financières internationales, du délitement des capacités gestionnaires des États africains et de la constitution de réseaux et d’epistemic communities incluant de nombreux leaders africains ont favorisé le formatage des « sets » de réforme sur un modèle unique très influencé par les enjeux, débats, arènes et forums du nord. Le vocabulaire spécialisé et très évolutif de la réforme sous toutes ses formes s’est profondément diffusé au point de devenir un leitmotiv dans tout document officiel ou étude. » (15)

Á travers ces kits et ce vocabulaire formaté, des notions labellisées par les institutions internationales vont ainsi prendre progressivement corps dans le discours des responsables nationaux. Il sera ainsi commun d’entendre les autorités publiques et les médias, parler de gouvernance, de société civile, de lutte contre la pauvreté, de gestion axée sur les résultats et consort. Le Cameroun en particulier est soumis à des réformes drastiques afin de sortir de l’étau de la dette. La banqueroute des finances publiques a installé la société dans la misère. L’augmentation de cette misère est patente. Le nombre de chômeurs vivant au-dessous du seuil de pauvreté passe de 49% à 71%. Les revenus du secteur informel baissent pour près de 50%. Les administrations sont paralysées par le départ forcé d’un nombre important de fonctionnaires dans le cadre de vastes opérations de déflation engagées dans l’administration publique. La déscolarisation s’accroît de sorte qu’il peut être constaté en 1994, que le déficit d’inscriptions passe de 300.000 à 1.000.000 (16). Le chômage massif des diplômés a mis en échec la foi en l’école.

Autant que sa crise est sévère, autant la dépendance du Cameroun est étroite à ces mécanismes de réformes projetées ou téléguidées de l’extérieur. Le secteur de l’éducation n’échappe point au formatage des réformes en vigueur. La loi d’Orientation adoptée en 1998 dote ainsi le secteur de l’éducation d’un Comité Consultatif National en avril 1999. Son principal rôle est de veiller au respect du calendrier des opérations telles que consignées dans le Plan d’Action assortie à la loi. En plus des administrations ministérielles en charge de l’éducation, les représentants locaux des parrains de la conférence de Jomtien (PNUD, UNICEF, UNESCO, FNUAP, BM) sont membres de ce Comité Consultatif. Dans ce contexte d’ajustement structurel, le caractère consultatif, formellement souligné, de la présence de ceux qui tiennent la bourse de l’aide et de la dette, est bien sujette à caution.

Dans le même ordre d’idées, le dispositif français de coopération continue de jouer un rôle non négligeable dans ce processus en ayant comme on peut le présumer, le bénéfice de s’appuyer sur des liens historiques avec le Cameroun. Cela est mis en évidence à travers sa participation comme premier contributeur à l’aide publique au développement dont bénéficie le Cameroun. Au-delà de ces financements, la coopération française se révèle un acteur important dans la formation de l’expertise camerounaise à travers des séminaires et divers programmes d’appuis techniques qui bénéficient aux fonctionnaires et à la société civile. Parallèlement aux autres bailleurs, la France active son mécanisme de remise de la dette bilatérale du Cameroun à travers les Contrats de désendettement et de développement (C2D). Ce mécanisme qui prend corps dès 2005, sera activé à partir de 2006 et bénéficiera d’aménagements sectoriels tels que le mécanisme dit du C2D éducation. Doté d’un montant de 25, 4 milliards de FCFA, il s’agit d’une contribution non négligeable.

On peut donc comprendre qu’au regard de toutes ces articulations, bien loin d’être exhaustives quant à décrire le spectre des liens entre les deux pays, le lexique français d’action publique en matière de rattrapage des inégalités scolaires, inspire ou imprègne le vocabulaire camerounais de réforme sectoriel, tout autant qu’avec ce qu’on a pu observer dans d’autres compartiments d’action publique sous influence internationale. Á cet égard, l’antériorité française en matière de mise en œuvre de ZEP est évidente et peut dès lors apparaître comme modèle. On sait qu’en France, c’est une Circulaire du Ministre SAVARY qui, en 1981 (17), fonde la politique des « Zones prioritaires et programmes d’éducation prioritaires ».

La politique française ainsi fondée, avait pour but de « contribuer à corriger l’inégalité sociale par le renforcement sélectif de l’action éducative dans les zones et les milieux sociaux où le taux d’échec scolaire est le plus élevé » (18). L’approche de l’école républicaine, bâtie sur le principe de l’égalité, était ainsi repensée. La nouvelle visait à « améliorer les résultats des élèves des quartiers populaires afin de les rapprocher de ceux des quartiers plus favorisés [et] réduire l’effet des inégalités sociales sur les apprentissages en améliorant l’efficacité de l’enseignement là où c’était le plus nécessaire. » (19). Cette politique comporte un ensemble de traits qu’il convient de souligner.

Le choix des zones prioritaires intervient après « analyse du contexte et des besoins spécifiques de chaque territoire, mais en s’appuyant sur des facteurs économiques, sociaux et culturels, et pas seulement sur des critères éducatifs et scolaires. » (20). Les modalités de labellisation en ZEP mettent un point d’honneur sur la participation de l’ensemble des acteurs intervenant dans le système éducatif. Participation qui devra déboucher sur l’élaboration d’un projet spécifique pour résoudre les problèmes d’éducation. Comme le précise la circulaire « Aucune zone ne devra être définitivement retenue sans qu’un projet spécifique à la zone n’ait été préalablement élaboré ». La démarche ainsi privilégiée, est la co-production de l’action publique dont le but est d’amener l’ensemble des acteurs à se saisir « des solutions à apporter aux difficultés qu’ils constatent ». Cette Circulaire connaîtra quelques aménagements (21). Notamment en 1985 avec le ministre Jean-Pierre Chevènement, en 1989 avec Ministre Lionel Jospin et en 1998 avec Ségolène Royal. On note à travers tous ces processus, une production du sens politique que chaque gouvernement assigne à la mission d’éducation de l’Etat.

L’adoption de cette notion dans le contexte camerounais, peine pourtant encore à produire un contenu, qui en ferait une vision et une orientation cohérente autant que son modèle français. Nous le verrons dans la suite. On peut en effet s’interroger quant à savoir si les circonstances de cette adoption ont pu tout au moins permettre la mise en œuvre d’un effort de réflexivité interne sur le sens de cet emprunt et les effets structurants qui en sont escomptés.

II. Une action publique pas si prioritaire que ça

Nos recherches nous ont permis d’aborder les réalités du terrain et d’observer l’action publique en train de se faire ou telle qu’elle se fait au concret. En premier lieu, elle se révèle marquée de façon significative, par le fait que les acteurs locaux - ceux qui sont supposés agir même en ZEP - semblent incapables d’attribuer ou de reconnaître un contenu spécifique aux politiques qu’ils exécutent localement. Mais aussi par l’importance manifeste des milieux du développement, dans l’action publique éducative. De sorte que l’Etat, là où il est pourtant supposé intervenir en priorité, paraît plutôt en retrait. On peut ainsi se demander (puisqu’il faut bien que les mots fassent sens) pour qui et dans quelle mesure il est devenu prioritaire d’agir ? (A). En second lieu, d’autres réalités que nous avons perçues nous amènent à interroger la conception de cette politique ne serait-ce que sous deux angles : celui de la territorialisation – à laquelle renvoie la notion de zone – et celui de la priorisation, en interrogeant le rapport entre espaces et priorités ciblés d’une part et inégalités et spécificités locales d’autre part (B).

A. L’action publique éducative à l’épreuve du terrain dans l’Extrême-nord

« Parlant de ZEP, nous savons simplement que nous faisons partie des Régions catégorisées comme telles. Je ne pourrais pas vous dire très exactement ce que nous devons faire ». Cette réponse nous est adressée par un fonctionnaire pourtant situé à un niveau de responsabilité et de décision éminente au niveau régional. On peut théoriquement y trouver deux explications possibles. Soit, le fait que le vocabulaire nouveau, auquel correspond cette notion, n’est pas à l’origine porteur de vision ou de cadre d’interprétation nouveau de la réalité. Soit, au contraire, que c’est en circulant du niveau central au niveau périphérique d’action publique que ce contenu ou cette signification se perd. Or, à l’observation et d’après les réflexions que nous avons précédemment menées à propos de l’émergence de cette notion dans les instruments encadrant les politiques sectorielles de l’éducation, on peut simplement relever que cette ignorance est révélatrice de l’absence foncière d’une doctrine institutionnelle développée autour de cette notion.

Son usage paraît, à la limite, étranger aux réalités communes aux acteurs que nous rencontrons. Chacun tente plutôt intuitivement de lui prêter une signification. Attitude produisant davantage une certaine incertitude quant à ce qu’on sait sur ce qu’il y a à faire. Rien n’est donc clair. Ce n’est qu’un vocable de plus qui vient décorer ou se poser comme un vernis sur la routine ambiante. Cette ignorance est justement la preuve que la réforme présumée par l’adoption du vocable, n’a pas lieu. Puisque la routine demeure maîtresse. C’est le mot qui a été projeté, pas l’esprit qui va avec là où sa signification a été initialement élaborée. La perception au sein des administrations périphériques, du caractère essentiellement symbolique des réformes, se traduit par le sentiment que ‘rien n’a pratiquement changé’. Ce sentiment peut d’ailleurs être compris à la lumière des observations contenues dans le rapport (22) de la Banque Mondiale de 2011, sur la gouvernance dans le secteur de l’éducation au Cameroun. Il y est entre autres questions du « sous-financement des budgets alloués à chaque région, en particulier dans l’Extrême-Nord. C’est la raison pour laquelle les parents et les collectivités se chargent d’un complément financier non négligeable, en particulier si l’on se rapporte à leurs revenus. Cet appui des usagers, en plus de poser le problème de l’équité, complique le processus de planification et de dotation budgétaire. »

Ainsi, on peut comprendre qu’un de nos interlocuteurs, en responsabilité dans une administration, indique par exemple comme marqueur perceptible de changement, avoir juste « reçu des cahiers avec comme mention sur le paquet ‘pour les ZEP’ » (23). Preuve s’il en est que cette innovation lexicale est loin d’être porteuse de rupture, ou d’un paradigme nouveau d’action publique qui génère de la discussion, de la mobilisation, de la transformation des visions et des pratiques. Elle s’est infiltrée par le haut, au sein de l’appareil institutionnel. Adopté vraisemblablement pour donner le change ou pour donner des gages de « bon élève » à un donateur. Le travail d’acclimatation sémantique du vocable, est d’ailleurs investi de toute la charge d’extraversion de la décharge fortement à l’œuvre dans la Région de l’Extrême-nord. Un responsable de la délégation départementale de l’éducation de base nous confie ainsi que : « les actions que nous menons sur le terrain sont, pour l’essentiel, soutenues par l’Organisation Internationale Plan-Cameroun. J’ai participé à un séminaire organisé par cette Organisation et l’on nous a parlé de la notion de ZEP » (24).

Le rôle des milieux du développement est ainsi souligné déjà même au niveau du travail de formatage cognitif des agents de l’Etat en lieu et place de celui-ci. Cette décharge s’est suffisamment banalisée. Elle adopte des formes diverses et implique divers profils d’acteurs. Les ONG et les organisations internationales telles que Plan-Cameroun, VSO, l’UNICEF, le PAM et la Banque Mondiale, sont, pour l’essentiel, perçues par les acteurs locaux, comme disposant d’une meilleure expertise sur les questions d’éducation, mais également comme des pourvoyeurs financiers. Ainsi, l’un des responsables que je rencontre me fait savoir que « les responsables des délégations régionales font tout pour améliorer leur carte scolaire afin de recevoir l’aide des bailleurs de fonds. Ces bailleurs de fonds interviennent plus dans les ZEP. Si tu veux en savoir plus, je te suggère de te rendre à Plan-Cameroun. Et si tu as assez de temps après tu pourras également aller à l’UNICEF ».

Les ZEP sont, en effet, des Zones d’intervention prioritaire plus pour les Organisations que pour l’Etat. Le label ZEP, plus qu’un enjeu de simple taxonomie, renvoie à des stratégies de labellisation opportuniste. Tant il est vrai que, si la décharge permet aux organisations internationales de disposer d’une capacité réelle de modelage de l’action publique locale, elle suscite en retour, faute d’Etat, l’opportunisme des acteurs locaux qui perçoivent dans leur intervention des moyens de connexion aux guichets de l’aide. Ce label offre une possibilité d’accès aux opportunités de financements internationaux. Il génère des projets de développements. Abriter un projet, participer à un projet, superviser un projet procure toujours des rentes fort attrayantes pour des fonctionnaires qui peinent toujours à boucler les fins de mois au regard des bas revenus. Le projet de développement vient ainsi compenser la rareté ambiante du trésor public.

Le projet de développement rencontre aussi d’autres intérêts. Ceux de l’Etat, du parti au pouvoir, des élites en mal de justification de leur action qui trouvent là, l’occasion de faire valoir leur magnanimité ou leur pouvoir de pression au bénéfice des populations. En s’arrogeant symboliquement la paternité des ouvrages ainsi réalisés. C’est ainsi que la visite de Madame le ministre de l’Education de base sur le chantier de construction du Bâtiment de la délégation régionale de l’Education de base, projet financé en grande partie par l’UNICEF, donne lieu, à une mobilisation festive aux couleurs du parti présidentiel, célébrant la sollicitude du Chef de l’Etat pour ces populations. Jouant la naïveté, j’interroge un des participants sur le sens de cette liesse. Sa réponse est tout cousue de bon sens politicien : « mais, comment tu ne comprends pas pourquoi ces personnes sont là pour scander le nom du Chef de l’Etat ? Si nous n’organisons pas ça, on dira que nous ne sommes pas reconnaissant envers le Président de la République. C’est notre façon à nous de lui dire merci. » (25)

Cette confusion de registre entre aide au développement, action publique, bienfaisance personnelle ou évergétisme, nous l’avons également noté à propos de l’action des élus locaux. Lesquels semblent se servir de l’éducation comme d’un terrain de prédilection pour se parer d’attributs humanitaires de bienfaisance. La décision N° 97/012, du 2 septembre 1997, portant attribution aux députés des crédits destinés à la réalisation des micro-projets, précise bien que ceux-ci servent « aux opérations d’investissement physique » comme la construction et la réfection des salles de classe, l’équipement en matériel des écoles et des formations sanitaires, la construction et l’entretien des routes, l’électrification rurale, l’aménagement des puits et points d’eau, l’adduction d’eau, etc. On voit pourtant régulièrement parader à la télévision des députés qui transforment les fonds alloués en dons aux populations, en organisant à l’occasion des parades populaires pour se donner une consistance symbolique de bienfaiteurs publics.

Á Tokombéré, une localité rurale où nous nous rendons, nous apprenons que le Président de l’Assemblée nationale, par ailleurs originaire de cette localité, « intervient beaucoup dans l’accompagnement des enseignants. Chaque année le PAN affecte presque douze millions dans le paquet minimum qui est réparti dans les différentes écoles » (26). Dans cette logique, le projet scolaire est enrôlé dans l’espace de compétition symbolique et politique par cette stratégie de transformation du crédit public en « don aux populations ». De sorte qu’à Tokomboré, toutes autres actions qui ne revêtent pas l’onction du PAN sont considérées comme une forme de défiance à son égard. Ainsi, un témoignage d’un résident nous rapportera que toutes les élites (27) ne sont pas toujours associées aux actions du PAN. Seules celles qui lui font allégeances sont invitées.

L’action publique en Zone d’Education Prioritaire telle qu’elle peut donc apparaître à l’épreuve des faits, semble avoir du mal à incarner l’ambition d’originalité, d’exceptionnalité, d’urgence, de sérieux que peut connoter la référence à la notion de priorité. Il nous reste à analyser les logiques qui portent à désigner un ensemble territorial comme ZEP, afin de déceler éventuellement les contradictions qui peuvent contribuer à éclairer les situations que nous avons précédemment décrites.

B. Le problème de l’adéquation des priorités publiques aux spécificités locales.

Pour une politique censée se construire par référence à une zone, se pose d’emblée le problème de la délimitation de l’espace pertinent. Le problème de spatialisation qui renvoie ici à la question de la cartographie des inégalités scolaires. Quelle est la cartographie pertinente, si tant est que l’on soit soucieux de saisir les inégalités criardes afin de les traiter ? En outre, qu’est ce qui produit la dimension prioritaire de l’intervention publique ? En d’autres termes, sur quelles causes perçues comme étant les déclencheurs du problème générique à traiter (les inégalités en l’occurrence)est-il prioritaire d’agir ? Partant de ces interrogations, nous avons essayé, au fil de nos enquêtes et de nos analyses, de comprendre sur la base de quel(s) critère(s) les ZEP apparaissent sur la carte scolaire au Cameroun.

Une des pistes objectivement identifiables, est le rôle qu’a joué ou que joue la carte scolaire dans ce processus de catégorisation ou labellisation de portions du territoire national en ZEP. Il s’agit pour l’essentiel d’un outil statistique, élaboré au niveau des différentes échelles de circonscription administrative pour restituer les indicateurs de scolarisation. Cela nous a été confirmé par un responsable au sein de la direction de la planification du Ministère de l’éducation de base, il nous confiera que « je me rappelle que pour définir les quatre régions comme ZEP, nous avions procédé à une étude des cartes scolaires des dix régions du Cameroun. Les régions qui donnaient une carte scolaire où le taux de scolarisation était faible par rapport au niveau national ont été catégorisées comme ZEP ». D’autres documents confirment également le rôle de cet outil statistique. Dans un document du MINEDUB, on peut noter que c’est « en raison de la faiblesse des taux de scolarisation et des niveaux de fréquentation scolaire observés dans ces zones, mais aussi à cause des disparités constatées entre les départements, les catégories sociales et les milieux de résidence » (28) que des régions ont été désignées ainsi. Puisque, {« l’objectif du gouvernement est d’accroître l’accès à l’éducation de tous les enfants d’âge scolaire […] Un accent particulier sera mis sur le renforcement de la scolarisation des filles et des garçons vivant dans les zones d’éducation prioritaires » (29). L’objectif qui se dégage et que l’on retrouve dans le Document de Stratégie Sectorielle de l’Education (30) est, dans une certaine mesure, d’inverser la courbe du taux de scolarisation dans les ZEP.

Cette approche ne va pourtant pas sans poser de problèmes ainsi que nous le verrons. En premier lieu, les problèmes inhérents à l’outil statistique comme principal process utilisé pour capter l’information pertinente. Et la manière dont cet outil est appliquée. En effet, le processus d’agrégation des données qui a servi de base à la décision s’est effectué en fonction du choix d’emblée fait de définir la région comme base arbitraire de comparaison. Ce sont les régions qui sont comparées à l’échelle nationale à travers les données statistiques de la carte scolaire. Un choix qui n’est pas si évident que ça et renvoie à des logiques ou produit des effets qui ne sont pas politiquement neutres. En termes d’effets, la statistique régionale tend à homogénéiser par la fiction des chiffres, des réalités qui présentent parfois de fortes discontinuités. Dans le cas des régions présentées de ce point de vue comme avantagées, c’est le sort des localités ou des micro-localités moins nanties qui se trouve occulté et qui va échapper aux mesures de réparation des inégalités scolaires en cause. A l’inverse dans les régions qui apparaissent défavorisées, on tendra à attribuer les mêmes moyens à des localités pourtant inégalement nanties.

Dans le premier cas, mentionnons par exemple les niches d’enclavements criards qui persistent dans la région du Centre qui abrite la capitale politique. Á peine à 50 km de Yaoundé, on retrouve des villages qui présentent le même profil de pauvreté que des villages de la Région de l’Est classés ZEP ou avec ceux des Régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord. A contrario, une localité comme Tokombéré dans l’Extrême-Nord est héritière de près d’un demi siècle de scolarisation intensive promue par l’église catholique qui en a fait une localité qui aurait peu à envier à des zones du Sud Cameroun. D’autres exemples similaires peuvent être multipliés. La carte scolaire, telle qu’elle est donc élaborée, produit des effets de dilution des inégalités internes aux régions, par agrégation réductrice des données à l’échelle régionale.

Cette approche nous semble masquer une réalité et une logique bien plus politique que simplement technocratique : la prégnance du régionalisme comme l’une des idéologies structurantes de l’action publique au Cameroun. La construction et la formation de l’Etat au Cameroun en sont fortement marquées (31). Tout est fait en fonction du souci de l’équilibre régional. Le partage du « gâteau national » se fait d’abord entre régions. Distribution des postes politiques, des allocations du développement etc. Logique qui a d’autant plus prospéré au cours de ces dernières années à la faveur des effets conjugués de la crise et de la politisation de la question ethnique telle qu’elle s’est manifestée à la faveur l’ouverture de l’espace politique à la compétition multipartiste. Les inégalités sociales sont donc réinterprétées et réduites au prisme de cette représentation idéologique de la réalité.

En second lieu donc, il résulte de ce qui précède que par déterminisme régionaliste la ZEP se trouve circonscrite exclusivement à la dimension de la région. Ce zonage dont nous venons de révéler la dimension arbitraire, nonobstant ses apparences scientifiques, produit nécessairement des effets de parasitage de l’efficacité de l’action publique. Les localités défavorisées hors ZEP sont tout simplement invisibles pour les actions que l’Etat ou les bailleurs destinent aux ZEP. Au niveau des ZEP, les mêmes ressources sont allouées à des localités ou des écoles loin de présenter pourtant les mêmes profils de pauvreté scolaire. Cette territorialisation régionaliste de l’intervention en ZEP, loin donc de sa façade égalitariste et faute d’une objectivation claire des enjeux en cause, peut ainsi véhiculer ou perpétuer d’autres formes d’inégalité et jouer le jeu du conservatisme politique auquel ne s’identifient pas pourtant les intérêts de tous les Camerounais.

L’autre dimension des contradictions observées entre logique proclamée et réalités locales et territoriales, concerne les données qui échappent au quantitativisme des statistiques. Elle renvoie à un ensemble d’autres problèmes qui ne nous semblent pas accompagner la problématisation actuelle des politiques publiques des ZEP au Cameroun. Nous abordons ici ceux qui nous semblent les plus saillants. Ces problèmes concernent : la question de l’adaptation des rythmes scolaires aux contraintes écologiques parfois dirimantes dans certaines régions ; la mise en œuvre de la mission enseignante dans des contextes spécifiques ; la prise en compte des réalités politiques qui peuvent affecter la mission de l’éducation dans certains contextes. Situations qui en raison de leurs effets perturbants nécessiteraient des formes d’intervention prioritaires.

La région de l’Extrême-Nord présente un profil écologique tout à fait spécifique qui n’est pas sans conséquence sur le service public de l’éducation. Un essayiste qui en est originaire, décrit cette réalité en parlant d’une zone de savane qui « subit les effets catastrophiques de la sécheresse et la désertification. Pendant six, sept voire huit mois, pas une goutte d’eau ne tombe. Chaque jour, sans répit, le pays est brûlé par un soleil dévorant, et les feux de brousse, ennemis terribles de la grande végétation, ravagent encore périodiquement le paysage, dévoilant la nudité des sols livrés ainsi au ravage du désert. » (32) Les rythmes saisonniers y sont donc fort différents de ceux du Sud camerounais. Cette altérité écologique revêt des formes radicales selon qu’on progresse vers les extrémités septentrionales du Cameroun. Le climat y a, comme ailleurs, modelé l’économie domestique. Le dépeuplement scolaire se fait ainsi au gré des saisons de culture et de migrations pastorales si déterminantes pour la survie des familles. Ce qui pose le problème de l’harmonisation des rythmes scolaires à l’échelle nationale alors que les réalités sont si hétérogènes.

L’année scolaire qui dure de septembre à juin, se trouve entrecoupée dans des zones comme le Logone et Chari, par des cycles de sortie scolaire des enfants appelés à contribuer au travail domestique ou à rejoindre leurs parents dans leurs migrations saisonnières. En outre, la journée de classe à l’échelle nationale s’effectue au rythme de la journée continue de 7h30 à 15h30. Dans les zones de grande chaleur, comme les localités de l’Extrême-Nord, la présence des enseignants aux heures les plus chaudes de la journée - dans des salles de classe construites sur le modèle standard en brique de sable et de ciment agglomérés - s’avère une épreuve bien difficile et handicapante pour l’attention. C’est donc toute la question des limites de la standardisation de l’organisation du projet scolaire qui se trouve ainsi posée et nécessite des études plus poussées afin d’éviter que les facteurs écologiques liés à la résidence ne soient source d’inégalités.

Les inégalités scolaires peuvent aussi être la conséquence de conflits qui traversent le corps social local. C’est pourtant une des dimensions des réalités fortement éludées dans ce travail de problématisation des causes du retard de scolarisation dans certaines localités telles que celles du Logone et Chari (33). En effet, pour comprendre les problèmes liés à l’éducation dans ce département où le taux de scolarisation est le plus faible de la région de l’Extrême nord, on ne saurait faire fi des conflits identitaires. Ce département a en son sein deux principales ethnies, à savoir les Kotoko et les Arabes Choa. L’histoire de la relation entre ces populations a été marquée des conflits épisodiques, d’ampleurs variables, s’appuyant sur l’instrumentalisation guerrière de l’identité ethnique au service parfois de causes pourtant circonscrites aux intérêts de quelques élites et à des enjeux de politique nationale (34). Les répercussions de ces conflits qui tirent leur lointaine origine des conquêtes arabes et de la colonisation et dont les développements les plus récents remontent aux évènements de 1979 et de 1992, sont encore perceptibles. C’est ainsi qu’un parent rencontré dans le village de Dollé, pour justifier l’absence d’élève dans les salles de classe, affirme que : « Dans ces écoles, la quasi-totalité des enseignants sont Kotoko et ils n’apprennent à nos enfants qu’à chanter. Ils le font parce qu’ils ne nous aiment pas et l’Etat ne veut rien faire ».

Village réputé pourtant en raison de la répression sanglante qui avait été exercée par les forces de sécurité de l’Etat, en 1979, contre ces habitants arabes qui revendiquaient alors l’implantation d’une école. Á l’époque, ils prenaient conscience de leur retard, face à une modernisation inéluctable et beaucoup mieux maîtrisée par des Kotoko dont la proximité avec les colons français leur offrira la possibilité de tirer « de substantiels avantages culturels en matière d’éducation qui leur permettra de constituer une réserve de personnel et de clientèle pour la première administration postcoloniale. » (35) Il faut aller au-delà de cette déclaration de notre interlocuteur du village de Dollé, pour comprendre que le poids de l’histoire occupe une place importante dans les représentations du projet scolaire. Car, des parents conditionnés par ces expériences traumatiques de conflit et de répression seront tentés de ne voir à travers l’école implantée dans leur village qu’un instrument de leur asservissement et non de leur émancipation. Ainsi, y construire des salles de classe ne suffirait pas. Il faudrait opérer un travail sur les mémoires locales dans leur relation aux communautés, à l’Etat et au projet scolaire qu’il apporte aujourd’hui.

Conclusion

En somme, ce retour analytique et critique autour de la notion de ZEP, aujourd’hui en vogue dans le discours et la littérature institutionnels au Cameroun nous a permis d’élucider des logiques à l’œuvre dans la production des politiques publiques de l’éducation au Cameroun. Logiques de mise au diapason du vocabulaire et des réformes en fonction des attentes ou des approches des bailleurs de fonds. Lesquelles renvoient aussi à des stratégies de rentabilisation de la position de dominé dans les rapports inégaux qui s’établissent à l’échelle internationale. Les logiques d’appropriation qui en découlent ne produisent pas d’effets structurants en termes de changement. La lettre a été importée ; pas l’esprit. Au-delà des mots ou du mot, nous voyons donc encore à l’œuvre le poids de la routine et des conservatismes divers. Toutes ces routines procédurales, normatives et idéologiques rendent difficile ou incertaine l’efficacité des actions par lesquelles l’Etat prétend réduire les inégalités scolaires. La notion de ZEP, adoptée comme lexique référentiel des politiques égalitaristes dans le secteur de l’éducation au Cameroun, appelle donc à une réflexion sur le sens des mots, à objectiver les fins et les enjeux que la Communauté nationale et la république admettent comme légitimes.

Notes

  • (1) : Cf. Cadre d’action de Dakar, L’Education pour tous : tenir nos objectifs. Adopté par le Forum mondial sur l’éducation Dakar, Sénégal, 26-28 avril 2000, on peut lire dans l’avant-propos que « Les États devront renforcer ou développer leur plan national d’ici 2002 pour réaliser les objectifs et les buts de l’éducation pour tous au plus tard en 2015. » p 3

  • (2) : Voir hdrstats.undp.org/fr/pays/profils/CMR.htm

  • (3) : Comparaison des indices de l’enseignement entre les10 pays africains voisins et le Cameroun (2010) (Source : Site web de la BM « World Data Bank » au 28 mai 2012).

  • (4) : Yves Alexandre C.HOUALA, « Existe t-il des politiques publiques en Afrique ? Une discussion à partir du terrain camerounais, communication dans le cadre du colloque de Bordeaux des 03 et 04 mars 2006 organisé par le CEAN et la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.

  • (5) : Les Régions de l’Adamaoua, de l’Est, de l’Extrême-nord et du Nord. Cf. Rapport d’analyse du secteur de l’éducation de base – Cameroun – Agence Japonaise de Coopération Internationale, août 2012. p 8

  • (6) : SOCOFEP INC, Programme d’Appui au Secteur Educatif, « Etude sur les problèmes de scolarisation dans les Zones d’Education Prioritaire », Rapport sur les indicateurs de scolarisation dans les Zones d’Education Prioritaire au Cameroun, novembre 2007, P 2

  • (7) : Cependant, nous avons fait face à diverses difficultés. Tout d’abord, notre présence dans cette Région qui s’est étalée sur une période de trente jours (17 février au 18 mars 2012), a coïncidé avec l’enlèvement d’une famille française (La famille Tanguy Mounier a été enlevé par le groupe extrémiste « Boko Haram », le 19 février. Enlèvement revendiqué par ledit groupe, le 25 février au travers d’une vidéo diffusée sur internet). Ce triste évènement impactera sur notre déplacement. En effet, les forces de sécurité et de défense vont restreindre les entrées, dans les zones frontalières avec le Nigeria, à toute personne étrangère. Certains acteurs de l’administration locale (délégation régionale et départementale) et centrale (ministère de l’éducation de base) se montreront très réservés et nous imposerons de leur présenter une autorisation signée du ministre de l’éducation de base. On a pu déceler chez nos interlocuteurs de l’administration publique une certaine méfiance à notre égard. Ce qui nous a fait penser à cette interrogation de Dominique DARBON, un tantinet provoquant « Peut-on encore travailler sur l’Afrique ? » (Dominique DARBON, Editorial de la lettre du CEAN, n°24, juillet 1999), car poursuit-il, « les coûts d’investissement ne cessent de croître tandis que l’accès aux informations, aux données et aux acteurs devient plus périlleux, voir impossible ». Il nous a donc fallu puiser dans notre répertoire relationnel pour pouvoir accéder à certaines données officielles.

  • (8) : La traduction littérale de cette dénomination, en langue locale Haoussa, est « l’école occidentale est un pêché ».

  • (9) : Pierre Lascoumes et Patrick Le Galés, op cit. 128 p.

  • (10) : Pierre Lascoumes et Patrick Le Galés, op cit. p 17.

  • (11) : Entretien réalisé le 22 février 2013 avec un responsable en service à la délégation régionale de l’éducation de base de l’Extrême nord.

  • (12) : Document de stratégie sectorielle de l’éducation février 2005. P 95

  • (13) : Entretien réalisé le 25 février avec un conseiller technique de la délégation régionale de l’éducation de base de l’Extrême nord.

  • (14) : Termes de référence de l’étude sur les problèmes de scolarisation dans les Zones d’éducation prioritaires, Demande de propositions, DP n°026/06/MINESUP/MINESEC/UCP/PASE, octobre 2006.

  • (15) : Darbon Dominique , « Réformer ou reformer les administrations projetées des Afriques ? » Entre routine anti-politique et ingénierie politique contextuelleRevue française d’administration publique, 2003/1 no105-106, pp. 135-152. DOI: 10.3917/rfap.105.0135.

  • (16) : Eboussi Boulaga, La démocratie de Transit au Cameroun, L’harmattan, 1997, 456 pages.

  • (17) : Circulaire n°81-536 du 28 décembre 1981 : zones prioritaires et programmes d’éducation prioritaires (BO spécial n°1, 21 janvier 1982).

  • (18) : Ibid

  • (19) : Jean-Marc Jaeggi, « Que nous apprend l’expérience française des ZEP ? Réflexions sur les zones d’éducation prioritaires à partir de notes de lecture » mars 2008, p 3.

  • (20) : HEURDIER Lydie, Vingt ans de politique d’éducation prioritaire dans trois départements français, Doctorat Sciences de l’éducation, Université Paris Descartes, décembre 2008 p 27.

  • (21) : Pour plus de précisions voir HEURDIER Lydie, op cit. pp 38-66.

  • (22) : Rapport sur la gouvernance dans le secteur éducatif au Cameroun. Banque Mondiale 2011. p 2.

  • (23) : Entretien réalisé le 19 février 2013.

  • (24) : Entretien réalisé le 19 février 2013. Ce séminaire de l’avis de ce responsable a été tenu à Yaoundé les 8, 9, 10 et 11 janvier 2013.

  • (25) : Bref entretien avec un membre de la délégation de madame le ministre de l’éducation de base venu visiter le bâtiment devant abriter la nouvelle délégation régionale de l’éducation de base du Nord.

  • (26) : Entretien réalisé le 26 février 2013.

  • (27) : Le mot élite ici, dans la conception des populations rencontrées, prend en compte toutes les personnes politiques (membres du gouvernement, député, maires) et opérateurs économiques.

  • (28) : Ministère de l’Education de Base, Programme d’Appui au Secteur Educatif, « Etude sur les problèmes de scolarisation dans les Zones d’Education Prioritaire », Rapport sur les indicateurs de scolarisation dans les Zones d’Education Prioritaire au Cameroun, SOCOFEP INC novembre 2007, P 2.

  • (29) : Document de Stratégie Sectorielle de l’Education du Cameroun, 2006, p 95.

  • (30) : Voir notamment l’Annexe 4 qui porte sur « Le plan d’action provisoire de la stratégie sectorielle de l’éducation » adoptée en avril 2006.

  • (31) : Voir Jean-François Bayart, L’Etat au Cameroun, Karthala, (Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979).

  • (32) : Jean-Baptiste BASKOUDA, Baba Simon, le père des Kirdis, Ed CERF, Paris 1988. pp 23-24.

  • (33) : La seule étude qui existe à notre connaissance sur les ZEP au niveau du MINEDUB, a été réalisée dans le cadre de la mise en œuvre du Programme d’Appui au Système Éducatif (PASE) dans lequel les bailleurs de fonds jouent un rôle important d’orientation Cette étude s’est intéressée aux « facteurs qui expliquent les faibles taux de scolarisation dans les Zones d’Éducation Prioritaires (ZEP), particulièrement ceux des filles ». (Termes de référence de l’étude sur les problèmes de scolarisation dans les Zones d’éducation prioritaires, Demande de propositions, DP n°026/06/MINESUP/MINESEC/UCP/PASE, octobre 2006) L’étude, en l’occurrence, fait de « la prise en compte de la demande d’éducation dans l’analyse des problèmes de scolarisation dans les ZEP … une démarche incontournable. » et insiste sur la dimension complexe des causes des retards scolaires. Mais elle l’élude également des dimensions politiques telles que celles que nous évoquons et tend à naturaliser de ce fait, les représentations culturelles associées à certains groupes ethniques réputés réfractaires pour les uns ou favorables pour les autres à l’éducation. Se trouvent ainsi occulter les déterminations historiques qui ont conditionnées ces représentations.

  • (34) : Cf. Saïbou Issa, Ethnicité, frontières et stabilité aux confins du Cameroun, du Nigéria et du Tchad, l’Harmattan, 2012.

  • (35) : Claude-Richard MBOWOU et Herrick MOUAFO DJONTU, « Conflits intercommunautaires et dynamiques identitaires entre Kotoko et Arabes Choa dans l’Extrême-nord du Cameroun », Rapport monographique réalisée dans la ville de Kousseri, IGAC, juin 2011, p 10.

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