Cyril Musila, Paris, octobre 2012
Joseph Kabila Kabange
Portrait politique de Joseph Kabila Kabange : un mystère ?
Qui peut prétendre bien connaître Joseph Kabila Kabange ? A la tête de la République Démocratique du Congo depuis onze ans après avoir succédé à son père assassiné à son bureau, lui qui a grandi dans l’anonymat du maquis de Hewa Bora (Territoire de Fizi, Sud Kivu), il demeure un mystère pour beaucoup. Comment expliquer ce « mystère » que certains qualifieraient de réflexe, de repli sur soi comme dans une carapace impénétrable ? Conséquence de cette vie cachée ou posture stratégique pour se protéger contre l’adversité ou la surexposition de son poste ? Somme toute un portrait politique du président congolais peut se dégager à travers ces années d’exercice du pouvoir.
Son fonctionnement
Joseph Kabila a tissé un important réseau de relations extérieures. La veille du 52e anniversaire de l’indépendance du Congo, alors qu’on le disait isolé et que les rebelles du M23 étaient aux porte de Goma, son cabinet dévoilait des soutiens « d’amis et de partenaires de la RDC » parmi lesquels figuraient Barack Obama, Raoul Castro, Abdelaziz Bouteflika, Robert Mugabe, François Hollande, leurs majestés Albert II et Mohammed VI, Jacob Zuma, Alassane Ouattara et feu John Evans Atta-Mills. Elégance diplomatique ou amis intéressés ? C’est néanmoins un indicateur d’alliés stratégiques. Les Etats-Unis de Barack sont plus attentifs aux Grands Lacs : problématique des femmes violées, minerais du sang, traque de Joseph Kony et de la LRA ou gel de la coopération militaire avec le Rwanda, etc. Signe aussi de lassitude américaine sur les gouvernants de cette région? La Chine, visible dans les chantiers ou dans les mines, est un levier sur lequel il mise pour la modernisation. Quant à la France, il a obtenu le déplacement de François Hollande au sommet de la Francophonie où celui-ci il veut démontrer que la France est attentive à ce qui est en cours en RDC. Il reste néanmoins que les relations avec la Belgique ne sont pas très brillantes.
Côté africain, c’est sur les relations de bon voisinage qu’il mise. Alors qu’avec ceux de l’est c’est en dent de scie, les allées et venues des émissaires de Kinshasa et de Brazzaville sont destinées à consolider les liens ou à affaiblir les opposants. Au niveau des institutions régionales, il a adopté l’enracinement de l’influence diplomatique en poussant des hauts cadres congolais aux postes de décision : par exemple à la Conférence des Grands Lacs ou à la SADC. Ici, la RDC a obtenu que le français soit une des langues officielles de l’organisation. Gage de bonnes relations avec l’Angola, son président (Dos Santos), actuel président de la SADC et au nom des présidents de cette institution régional, a discrètement dissuadé son homologue ougandais Museveni, en tant président de la Conférence Internationale de la Région des Grands Lacs, de s’impliquer militairement dans l’est du Congo. Mais si à son actif Joseph Kabila jouit d’autant d’influences diplomatiques, il le doit en partie à l’absence totale d’initiative alternative de ses adversaires. On peut également dire que ces amis, inquiets de la stabilité du pays, celui qui incarne un peu plus de cohérence. Car il s’agit d’un pays géant aux enjeux stratégiques colossaux : une superficie qui couvre toute l’Europe occidentale et une partie de l’Europe de l’Est et de la Russie, environ 70 millions d’habitants, un taux de croissance économique oscillant entre 6 à 9% ces dernières années et des réserves gigantesques en ressources stratégiques, etc.
Le système
L’économie politique congolaise a toujours dépendu du secteur minier, levier diplomatique de taille. Les réseaux de miniers sont donc présents dans le cercle de tout pouvoir congolais. Chinois, indien, israélien, occidental, asiatique ou sud-africain, le lobby minier international avec des centaines de sociétés - comme le belgo-australien Malta Forest, l’américain Tenke Fungurme Mining du groupe Freeport-McMoRan Copper & Gold, la joint-venture sino-congolaise SICOMINES, les chinois Congo Dong Fang International Mining et COTA Mining, le suisse Katanga Mining, filiale du groupe Glencore, le kazakh Eurasian Natural Resources Corp (ENRC), l’australien Africo Resources, Kisanfu Mining, joint-venture du groupe indien Aurum avec la Société minière du Katanga et Mineral Mining Resources pour ne citer que ces quelques exemples - est hyperactif en RDC et ouvre au président des cercles de décision en Amérique, en Asie, en Europe ou au Moyen-Orient. Le clan israélien des miniers du Katanga, lui, est considéré comme la « famille financière » du système Kabila et lui arrange les rendez-vous avec les Grands de ce monde. Au cœur du pouvoir, le secteur minier est régulièrement épinglé aussi bien au parlement ou au gouvernement, au sein de la société civile que parmi les bailleurs de fonds : sa gouvernance globale, les contrats – surtout ceux à scandale (ENRC, etc.), la nature juridique des compagnies, les retombées socio-économiques pour les populations ou les conséquences environnementales, etc. Quant aux relations du président avec Moïse Katumbi, le gouverneur de la province minière du Katanga, elles évoluent à dents de scie. Dans le Kivu, l’Ituri ou les zones lacustres (Lac Albert), c’est surtout le lien de ce secteur avec les conflits qui est souvent souligné.
En interne, le système Kabila, comme tous les régimes africains, repose sur une clientèle dont Augustin Katumba, député du Katanga, conseiller réputé dur et considéré comme l’éminence grise du président, aura été le grand architecte jusqu’à son décès dans un accident d’avion en février 2012. Depuis sa mort, on dit l’entourage du président moins crispé alors que les nouveaux conseillers seraient moins dogmatiques. Si sa famille biologique jouit de sa sensibilité, la clientèle composée de fervents zélateurs, de politiciens et technocrates, constitue un vivier de fidèles qu’il nomme aux hautes fonctions du parti - le PPRD – ou de la coalition AMP. Cependant, pour ses opposants certains des collaborateurs s’enrichissent sans qu’ils les sanctionnent et qu’il entretient des structures parallèles de pouvoirs politique et militaire.
Si le président Joseph Kabila a un parti, le PPRD, il lui préfère l’AMP (il s’est présenté aux élections en candidat « indépendant »), base élargie du pouvoir dont il s’assure le contrôle par le dosage des équilibres par province d’origine en composant son cabinet ou en nommant les hauts cadres. En RDC, cela s’appelle la « géopolitique ». Doser ces équilibres « géopolitiques » peut ressembler à la quadrature du cercle, mais le réussir c’est s’assurer le contrôle du champ politique.
En revanche, ce savant jeu « d’équilibre géopolitique » n’est-il pas un cache-misère congolais? Ne devrait-il pas être réinterrogé au profit d’une prise de décision plus souple ? Ainsi, par exemple, après sa réélection en novembre 2011, il a fallu attendre jusqu’en avril 2012 pour connaître la composition du gouvernement. Du temps perdu dans des tractations, conciliabules ou consensus politico-géopolitique! Ailleurs, au Sénégal par exemple, quelques jours avaient suffi. Le pays et le président gagneraient à alléger ce système.
Quelle vision?
Pour un pays alors coupé en trois blocs où une dizaine d’armées africaines et presqu’autant de groupes armés s’écharpaient, un long chemin a été parcouru. Joseph Kabila a réussi le double cap d’en finir avec la guerre et de réunifier son pays. Suivrait ensuite la titanesque tâche de consolider dans la durée et de reconstruire l’Etat. C’est l’agenda du programme des « cinq chantiers » : infrastructures de transport, santé et éducation, logement, emploi, eau et électricité. Défi dantesque et impossible au cours d’un quinquennat sur un territoire quatre à cinq fois celui de la France! « Chef de chantier » inaugurant des ouvrages ou des routes sur toute l’étendue de la RDC, Joseph Kabila estime important d’enclencher une dynamique de modernisation. Mais ses compatriotes, eux, estiment que leur assiette est désespérément encore vide, se demandant pourquoi autant de chantiers à la fois ou comment on est passé à la « révolution de la modernité » pour le prochain quinquennat. Ainsi, il reste énormément à faire, comme lui-même le reconnaît. Car avec 90 % de la population active en sous-activité, 6% seulement dans l’administration publique et 2 % seulement employés dans le secteur formel, ainsi que 400.000 jeunes gens diplômés sur le marche de l’emploi chaque année, l’attente pressante demeure le travail et l’emploi de ces jeunes. Dans un autre registre c’est l’Est, véritable tendon d’Achille national. Certes les mutins du M23 occupent une partie d’un seul « territoire », celui de Rutshuru. C’est un sur 145 autres. Cependant en dépit de tous les accords de paix, le Kivu demeure fragilisé par l’affairisme, les groupes armés, le déplacement forcé des populations ou le viol des femmes, etc. Cette crise s’articule d’un côté sur les interférences politico-militaires et économiques permanentes des voisins dans une entreprise de déstabilisation à l’est et sur le chantier de l’armée de l’autre. Si le modèle international de résolution du conflit par l’intégration des rebelles et milices dans l’armée nationale a échoué, il reste la gouvernance des forces de défense et de sécurité : recrutement/formation, rémunération, éthique ou relation avec les civils, etc. Les Congolais attendent de leur commandant suprême des armées le plan de sortie du bourbier.
Stratège politique
Sa force est tranquille et discrète, un style très différent de celui de ses prédécesseurs en apparats, frasques ou discours fleuves. Il a instauré une rupture privilégiant action et réalisation au discours. Stratège politique (sinon il ne serait pas resté 11 ans au pouvoir dans ce pays), sa force demeure dans la coalition et les alliances : l’AMP l’a fait gagner dans les provinces occidentales. Même si ensuite cette alliance a été tempétueuse ou accusée d’immobilisme. Il a enfin exploité la faiblesse d’une opposition incapable de présenter une candidature commune dans un scrutin à tour unique. Chez les 9 Etats voisins de la RDC, c’est la peur d’un inconnu à Kinshasa et le gage de stabilité politique qu’il agite dans une région des Grands Lacs volatile. Ce qui explique d’ailleurs son avantage diplomatique actuel sur les mutins du M23 et le Rwanda.
Démocratie et Francophonie
Quelle distance parcourue ! Deux élections à son actif, c’est certes court pour tirer des conclusions dans un sens comme dans l’autre. Mais avoir décidé de les organiser tient du courage politique, avec relativement peu de violence si on prend l’échelle continentale cette décennie. Il est désormais acquis que les politiciens devront compter avec une population exigeante. Certes le processus électoral reste à parfaire. La CENI a fait son auto-critique, Joseph Kabila s’est déclaré ouvert à la réformer. Mais la démocratie c’est plus que les élections ! C’est aussi la façon dont le pouvoir assure les libertés et les droits. Si la presse et les médias privés, par leur nombre ou leur ton très critique vis-à-vis du régime attestent beaucoup d’indépendance, des points sombres demeurent : les intimidations contre des journalistes ; les rapports difficiles avec l’Eglise catholique, en particulier avec l’archevêque de Kinshasa depuis la révision de la constitution et les élections ; son refus de l’élargissement de l’amnistie aux prisonniers de Makala accusés de l’assassinat jamais élucidé de son père ; l’assassinat de Floribert Chebeya et le procès de ses assassins. Cette « affaire » qui s’est invitée au sommet de la Francophonie symbolise le chemin à parcourir. Occasion des affaires, le sommet résoudra-t-il la frustration des hommes d’affaires francophones dans une RDC qu’ils n’arrivent pas à pénétrer ? Sarkozy lors de sa visite éclair en 2009 a échoué à ouvrir la porte aux groupes français. Hormis Orange-France Télécom, les autres (Areva, Lafarge, Vinci…) sont devant un mur. La faute semble-t-il à Augustin Katumba qui leur aurait préféré les Chinois. Joseph Kabila est-il prêt à revoir ces alliances face à François Hollande? Le milliardaire belge Georges Forrest, consul de France à Lubumbashi et empereur minier au Katanga, reste désespérément seul avocat en charge du plaidoyer des hommes d’affaires français. La contrepartie ? Joseph Kabila et les Congolais attendent toujours de la Francophonie une contribution concrète à la stabilité à l’est, aux problèmes du pays, dont l’emploi des jeunes.
Faiblesses et qualités
Simple, il a appris le français et le lingala. Discret en privé et sur les dossiers du pays, on le dit patient, à l’écoute et déterminé. Lorsqu’il évoque ses réalisations, il les qualifie de « petits changements ». On reconnaît d’ailleurs qu’il a le triomphe modeste et lucide. Egalement qu’il tient à la parole donnée, comme a pu le montrer l’accord avec le Parti lumumbiste unifié (Palu) de l’ancien Premier ministre Antoine Gizenga. L’ambassadeur Antoine Ghonda, un de ses proches collaborateurs, lui reconnaît la finesse, la douceur pour « porter, des œufs qu’il faut éviter de casser ». Pour certains sa discrétion masquerait une agoraphobie et une réelle difficulté à communiquer avec son peuple pour le mobiliser. Pour d’autres ce sont des qualités utiles pour faire face et relever les défis du pays. Ils en veulent pour preuve d’avoir amené à la même table de négociation des chefs rebelles hostiles les uns aux autres. En revanche, il serait trop enclin à se replier sur le Maniema, province d’origine de Maman Sifa sa mère, et qui compte le plus grand nombre de ministres. La stagnation de la situation du Kivu serait liée, selon un observateur, au fait qu’il ne tape pas du point sur la table en raison de ses difficultés à définir une relation claire face aux tenants du pouvoir de Kigali. Ce qui lui fait courir le risque d’accusations récurrentes de complicité avec le régime rwandais.
Sa trace dans l’histoire
Accédant au pouvoir à l’âge qu’avaient certaines jeunes élites africaines des indépendances, il l’a dans les circonstances qui n’étaient pas le meilleur de cadeaux politiques. L’avoir fait, y survivre encore et surtout avoir restauré l’unité du pays et réuni les belligérants reste le principal mérite de Joseph Kabila dans l’histoire de ce pays. Car de nombreux scénarios d’instituts d’études ou d’experts avaient prédit la disparition du Zaïre-RDC et imaginaient des micro-Etats en fonction des enjeux miniers. Il faut avouer que la mission de restaurer cette unité a été facilitée par la volonté des populations à n’être séparées d’aucun bout du territoire. Mettons aussi en relief et à son actif la plus longue période de stabilité macro-économique depuis l’indépendance de la RDC. La réalisation des dossiers en attente - Inga, pont Kinshasa-Brazzaville, chemin de fer Lubumbashi-Benguela ou port en eau profonde de Banana - le hisserait au rang de bâtisseur et inscrirait son action dans une dimension historique unique concernant l’intégration africaine. Il a des modèles et il rejoindrait leur rang.
Son destin
A mon sens, l’étendue du pays ne semble pas la question. Le problème est plutôt : l’enracinement de la mal-gouvernance, la gabegie, l’impunité, l’incurie… depuis des décennies. Et comment Joseph Kabila s’y prend-il pour purger cela ? Les infrastructures routières sont un outil indispensable d’aménagement du territoire. Mais la RDC nécessite en même temps une révolution de mentalité pour de nouvelles attitudes qui tardent : bannir la corruption et l’impunité, apprendre l’amour du pays, décider de son destin économique, social, politique, etc. Il faut donc recréer un Etat qui en réalité n’a jamais existé sinon sous forme de fiction du mobutisme. Mais sous quel modèle le plus approprié : le fédéralisme, le provincialisme à la canadienne, le centralisme actuel, etc.? Et avec quels outils conceptuels, avec quels « partenaires » réellement prêts à laisser la RDC prendre l’envol sans levée de bouclier sur leurs intérêts? Dans ce questionnement la réponse revient à tous, Congolais et « amis », mais d’abord aux Congolais. La mal-gouvernance a transformé le pays en supermarché sans vigile et sans caisse à la merci des prédateurs ou des mafias qui prospèrent dans le laxisme. Allez savoir pourquoi les archives d’état civil ont été détruites dans le Kivu et qu’il a été impossible d’y effectuer le dernier recensement de la population en 1985-1986? Or ce sont des outils de base d’administration d’un pays. Cela montre l’ampleur de la tâche. Impulser la conviction que la RDC doit être maître de son propre destin, construire une administration depuis la base jusqu’au sommet et que le service rendu par l’Etat le soit dans les brousses ou les villes, tout en intégrant les vraies menaces internes : la démographie, la sécurité alimentaire, le chômage des jeunes, pauvreté de masse, les violences urbaines, et le décrochage du monde rural. Le rôle de Joseph Kabila est de lancer le processus de normalisation et de stabilisation de la nation tout en évitant les pièges du pouvoir permanent qu’on observe régulièrement sur le continent, sachant qu’un autre président lui succédera pour continuer le processus. Il sait que le leadership et la survie de ce pays sont entre ses mains. Maintenant.
Note :
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Article paru dans Afrique Magazine, N°325, Octobre 2012, à l’occasion du XIVème Sommet de l’OIF à Kinshasa.
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