Le contexte
La résistance « non-violente » des paysans du Larzac [1] à l’extension d’un camp militaire [2] a duré 10 ans, de 1971 à 1981. Elle s’est soldée par l’abandon du projet par l’Etat à l’occasion de l’élection d’un nouveau président de la république. Elle a eu un écho international et a provoqué de nombreux changements de mentalité, un apport de nouveaux agriculteurs (+ 20%) et un renouvellement du tissu social par l’installation d’artisans et de personnes qui recherchent une qualité de vie [3].
Elle continue d’influencer de nombreuses résistances face aux OGM, à l’accaparement des terres par les multinationales et à l’oppression de populations autochtones dans les pays du Sud.
Pour contrer l’achat amiable de terres par l’Etat dans le cadre du projet d’extension [4] les Paysans du Larzac ont créé dès 1973 des Groupements Fonciers Agricoles [5] : plus de 3500 personnes ont acquis individuellement ou collectivement des « parts » de GFA (150 €). Ces GFA (4 en tout) existent toujours et permettent une gestion collective des terres (1000 hect.) [6] auxquelles sont venues s’ajouter les terres acquises à l’amiables par l’Etat et restituées à l’agriculture en 1985 sous forme d’une Société Civile des Terres du Larzac (6000 hect.) [7]. La maîtrise et l’aménagement du foncier ont représenté un axe essentiel de la résistance des paysans du Larzac, c’est pourquoi le conflit interne qui s’y est développé à été un moment fort de cette histoire.
La situation
Nous sommes en 1989, soit 8 ans après la « victoire ». Depuis quelques années, un des leaders paysan (« traditionaliste ») demande la dissolution des GFA Larzac et la revente des terres acquises pour la raison que de nombreux apporteurs de parts réclament la restitution de leurs apports. Un autre leader paysan (« moderniste ») refuse cette éventualité et veut poursuivre l’expérience des GFA pour protéger les exploitations anciennes ou nouvelles. Il y a entre ces deux leaders une certaine inimitié ancienne qui va se cristalliser en défiance autour de ce conflit. Plusieurs tentatives de « conciliation » échouent : deux clans se sont progressivement constitués chacun autour de son leader, se rejetant mutuellement la faute de l’échec des conciliations. Le clan autour du 2° leader fait alors part de sa volonté d’aller en justice pour obtenir la restitution des fichiers d’apporteurs de parts jalousement gardé par l’autre clan : une pétition circule dans ce sens sur la plateau à son initiative pour dénoncer le 1° clan et justifier son recours en justice.
Un résidant du Larzac très fortement engagé depuis des années auprès des paysans, qui connaît le fond et l’arrière plan du problème qui opposent les 2 « clans » et qui jouit d’une certaine confiance de la part de presque tous les acteurs de cette lutte, est alors sollicité pour signer cette pétition : il refuse cette opposition duelle mais promet d’agir autrement. Pour lui, ce recours à la justice pour un différent d’opinions serait un échec total : pendant 10 années tout le monde a su rester solidaire et résister face à l’Etat en étant plusieurs fois victime de la justice « garant extérieur, partisan de fait » qui a cautionné la procédure d’expropriation pendant 8 ans et les a même envoyés en prison ! En prenant exemple sur M. K. Gandhi et C. Chavez, il pense alors s’engager dans un jeûne à durée indéterminée. Sur les conseils de personnes extérieures au conflit, il va d’abord rencontrer les deux leaders, individuellement, avec qui il est en bons termes, les informe de son projet : chacun cherche à le dissuader de jeûner ; il reste ferme dans son projet. Puis il informe par courrier tous les protagonistes des raisons de son jeûne juste avant de le commencer pour les encourager à « trouver un chemin de médiation ». Au 3° jour, les deux clans acceptent de désigner 5 « représentants » extérieurs à leur clan. L’un d’entre eux est désigné par les deux clans, un autre proposé par chaque clan est catégoriquement refusé par l’autre. Au 5° jour les 2 clans refusent toute concession : le jeûne continue.
Au bout de 8 jours, deux paysans restés « neutres » (fils de l’un des leaders et amis de l’autre), qui entretiennent de forts liens d’amitié avec le résident, se mobilisent, dénoncent ce blocage et demandent aux 2 leaders d’accepter sans condition tous les représentants proposés par l’autre clan. Les leaders finissent par accepter : le résident peut alors cesser sont jeûne. Tous les gérants des GFA de l’un et l’autre clan doivent démissionner pour laisser le groupe des représentants travailler en toute sérénité et avec tous les fichiers. Certains de ces représentants font confiance au processus enclenché et se retirent (parmi eux les personnes dont la légitimité avait été contestées au départ). Au bout de 6 mois, ce groupe « médiateur » propose une démarche consensuelle qui est acceptée par l’ensemble des protagonistes : une enquête objective a été menée auprès de tous les apporteurs de parts pour connaître leurs besoins, un plan de remboursement étalé sur plusieurs années a été élaboré. Tous sont gagnants : la continuité des GFA est assurée, les apporteurs demandant le remboursement de leurs apports seront remboursés dans des délais qu’ils acceptent ! L’inimitié entre les 2 leaders n’a pu être apaisée.
Analyse :
Schéma 1 :
Les deux « clans » sont dans une position duelle alternativement « victime » et « agresseur » :
– Le 1° clan, « partisan » des apporteurs de parts « victimes » (« très nombreux » d’après lui sans donner de preuves de demandes reçues) fait un « procès d’intention » de spoliation au 2° et revendique (« agresseur ») la dissolution des GFA.
– Le 2° clan, « partisan » des agriculteurs locataires des GFA (victime) refuse d’envisager cette hypothèse (agresseur) et accuse le 1° d’exagérer le nombre d’apporteurs de parts qui réclament un remboursement (procès d’intention - victime) et de monopoliser le fichier.
Schéma 2 :
Chaque clan propose une conciliation en nommant alternativement ses propres conciliateurs (garants extérieurs) perçus alors comme « partisans » par l’autre clan.
Schéma 3 :
Le 2° clan (« victime ») envisage d’aller en justice (recours au « garant extérieur », Sanction) pour obtenir la restitution des fichiers des GFA gardée jalousement par le 1° clan.
Retour au schéma 2 :
Le 2° clan (« victime ») fait circuler une pétition de soutien auprès de personnes (« partisans ») qui n’appartiennent à aucun des clans, pour dénoncer le refus du 1° clan (« agresseur ») de restituer les fichiers.
Schéma 4 :
Le résident en question est donc sollicité comme « partisan » de l’un des clans contre l’autre. Connaissant tous les enjeux cachés et publics du conflit, il refuse ce rôle de « partisan » (Sauvetage) et prend sur lui, par le jeûne (Perception / victime responsable), de convaincre les deux clans de renoncer à imposer leurs vues unilatérales à l’autre (Intention – « agresseur » / Perception – « victime ») et de trouver un « chemin de médiation » (Intention / résistant).
Par le jeûne, il veut sortir de son impuissance (Perception – « victime responsable »). Il exprime alors sa souffrance face à ce blocage du dialogue, lequel dialogue a pourtant toujours permis pendant 10 ans de résistance de trouver un consensus et de préserver l’unité du mouvement. Il veut ainsi arriver globalement à « convaincre » les clans de trouver un compromis (Intention – résistant) tout en restant neutre sur le contenu du compromis parce qu’il est convaincu, qu’une fois débarrassé du conflit d’identités entre les deux leaders, le conflit pourra être ramené à sa véritable dimension pour laquelle un compromis sera possible (« garant intérieur »).
Au 3° jour de jeûne, est finalement acceptée par les deux camps l’idée qu’ils peuvent désigner 5 représentants chacun, lesquels seront chargés de trouver un compromis. Mais chaque clan conteste la légitimité d’un des représentants de l’autre clan.
Schéma 5 :
– 2° tour de PISTES :
Malgré plusieurs tentatives (« victime responsable » et « résistant ») d’entretiens individuels ou en groupe, le processus est toujours bloqué au 5° jour : chaque clan reste sur sa position.
– 3° tour de PISTES :
Il faut donc assumer le manque de nourriture (« victime responsable ») et faire confiance à l’impact du jeûne sur les protagonistes et sur les personnes témoins « neutres » en respectant le temps nécessaire à sortir de leur enfermement (« résistant ») pour rester en position de « garant intérieur » qui doit faciliter la Transformation du conflit.
C’est indirectement que le jeûne a influencé la transformation ultime : il a provoqué la mobilisation de paysans « témoins » (fils et amis des 2 leaders) restés jusque là extérieurs au conflit. Ils ont fait leur propre tour de PISTES en manifestant leur inquiétude (Perception / « victime responsable ») pour la santé du jeûneur et, convaincus de l’impasse dans laquelle conduisait ce « combat des chefs » (Intention / résistants), ils ont fait appel à leurs valeurs et pris le risque (« garants intérieurs ») d’être perçus comme « traîtres » par leur père et l’ami. Ces derniers, finalement bousculés émotionnellement par cette interpellation, acceptent de sortir de leur enfermement mimétique (de « victimes » et d’ « agresseurs ») et se retrouvent de fait en position de Sanction, comme « garants extérieurs » pour mettre fin à cette situation sans issue en obtenant l’accord de leur clan respectif.
On aurait pu espérer que chaque leader fasse son propre tour de Pistes pour apaiser leur relation. Le 1° est venu s’incliner devant le cercueil du 2° quelques années plus tard. Peut-être y sont-ils parvenus dans le secret de leur cœur.
[1] Eleveurs de brebis dont le lait sert à fabriquer le fromage de Roquefort (sud-ouest de la France).
[2] La création de ce camp en 1902 sur 3000 hectares avait déjà provoqué l’expropriation d’agriculteurs. Dans les années 60, 30 000 h de terres étaient louée aux armées anglaises et allemandes pour leur entraînement, ce qui causait de nombreux dégâts. Au même moment, l’Etat avait créé un camp de 40 000 hectares sans le sud-est de la France (Canjuers), sans rencontrer de résistance.
[3] Cette lutte a été très inventive dans les moyens de résistance : cf. http://www.larzac.org/resister/histoire.html
[4] L’Etat ne pourra finalement acquérir que 40 % des terres convoitées, ce qui est un échec retentissant dans ce genre de procédure !
[5] GFA : propriété collective de terres - pour conforter des exploitants agricoles menacés par la spéculation - par l’apport de capitaux privés, ici militants.