Il repose sur deux grands types de fondements théoriques : d’un côté la théorie de la négociation, de l’autre la sociologie de l’action collective. La première est à la base de l’élaboration du modèle puisqu’il s’est construit en réalité de haut en bas. Il s’agit en effet de chercher une juste conciliation dans une situation d’asymétrie de pouvoir importante. A quelles conditions une négociation peut-elle aboutir à un tel résultat dans ces conditions ? La notion de Batna [Best alternative to negociated agreement] dans une définition extensive, met en avant la nécessité, pour la partie la plus faible, de construire une option alternative, qui soit moins souhaitable à la partie adverse que l’obtention d’un accord. Il est la clé qui permette à la partie la moins dotée d’une négociation d’obtenir un accord favorable. Dans le cas des situations conflictuelles entre entreprises et populations locales, l’enjeu est donc de trouver ce que peuvent faire les populations locales qui soit plus coûteux à l’entreprise que la satisfaction de leurs intérêts.
Cette lecture sommaire nous amène à la nécessité pour cette partie de développer une capacité d’action collective susceptible de nuire à la partie adverse. Il s’agit de mettre en place des actions qui puissent s’articuler avec le processus de négociation (avant celle-ci, menace pendant la négociation de nouvelles actions après…).
La mise en avant de cette nécessaire capacité d’action nous renvoie alors à la sociologie de l’action collective. Nous décrivons ci-après les trois dimensions que nous lui empruntons particulièrement.
La matière première du conflit à l’état brut que le processus va chercher à transformer est la colère individuelle. Elle est décrite tantôt comme frustration relative (relative deprivation) née de l’écart perçu par les individus entre les biens auxquels ils estiment avoir droit (value expectations) et ceux qu’ils pensent pouvoir obtenir (value capabilities) [Ted Gurr, Why men rebel, 1970 ], tantôt comme sentiment d’injustice dans lequel on se décrit soi-même comme victime de cette injustice [William Gamson, Encounters with unjust authorities, 1982].
Du point de vue cognitif et normatif, le sentiment d’injustice suppose l’existence de principes de justice relativement stables à partir desquels l’individu établit un jugement, sur la base desquels chacun est en mesure d’argumenter et d’expliquer pourquoi ce qu’il subit est une injustice véritable. La notion de colère vise à traduire ces concepts sociologiques en langage simple. Il s’agit de reconnaître que la colère est une émotion positive. On a raison d’être en colère contre une situation d’injustice.
La sociologie des mouvements sociaux met en avant le rôle des entrepreneurs de protestation, qui œuvrent à traduire les frustrations latentes, à agréger les colères dispersées. Il faut exprimer l’injustice, et la mettre en récit en désignant des causes, des responsabilités, et des manières de la combattre.
La première marche de l’escalier, celle du partage des colères correspond à ces étapes du processus.
Cette étape s’appuie là aussi sur les théories classiques de l’action collective et plus particulièrement sur celles d’Anthony Oberschall lorsqu’il met en avant les conditions du passage à l’action [Oberschall, Social conflict and social movements, 1973].
Les conditions minimales d’une organisation collective sont les objectifs communs et la commune identification des personnes tenues pour responsables de l’injustice subie (la première marche). Mais ces conditions ne sont suffisantes que pour des formes éphémères de protestation. Pour une action collective solide et à même de se répéter dans le temps, Oberschall met en avant deux facteurs structurels : la base organisationnelle et la continuité dans la direction du mouvement.
Sur chacune des deux dimensions, il montre la nécessité de s’appuyer sur les ressources organisationnelles existantes : villages, familles communautés. Les solidarités communautaires traditionnelles sont des ressources importantes pour structurer des organisations collectives puissantes se donnant des leaders reconnus et des buts.
Pour Oberschall, la faiblesse des capacités organisationnelles est la principale cause de surgissement de brèves, violentes poussées de révoltes sans perspective réelle, à l’instar des jacqueries décrites par l’historien Rudé dans la France d’avant la Révolution ou encore des émeutes urbaines contemporaines dans les ghettos américains ou banlieues françaises.
La troisième dimension empruntée à la sociologie des mouvements sociaux de manière assez extrapolée là aussi est celle de « répertoire d’action collective » développée par Charles Tilly. En effet, la troisième marche de l’escalier consiste pour les acteurs à s’appuyer sur la base organisationnelle mise en place pour développer un répertoire d’actions possibles. Il s’agira de s’appuyer sur la connaissance du terrain, de mobiliser une symbolique qui résonne avec la situation vécue et qui soit capable d’alimenter la mobilisation et possiblement de nourrir une communication médiatique vers l’extérieur.
La notion de répertoire d’action collective, quoiqu’éloignée de son utilisation par Tilly qui en cherchait les traces dans le temps longs des mouvements sociaux européens, permet de mettre en avant la nécessaire boîte à outils de menaces qui seront ensuite possiblement agitées au cours de la négociation. La diversité et la nuisance variable des actions du répertoire ajouteront à la force des populations dans la négociation en multipliant les batna possibles à chaque moment de la négociation.