Les étapes dans la violence : d’un différend isolé à la violence généralisée
Sous l’effet combiné des frustrations qui imprègnent le corps social, des prédispositions culturelles dominantes et de la charge de violence symbolique ressentie à la faveur d’un contexte donné, la violence généralisée peut émerger de n’importe quelle situation isolée de conflit selon les séquences indiquées dans le schéma ci-dessus.
A partir de la séquence « verte » : A l’origine donc, un fait de violence, un différend isolé vécu de manière dramatique par un nombre restreint de protagonistes (violente altercation, meurtre, etc.)
—) Dynamique 1-2 : Ascription & Stigmatisation
Passage du « vert » au « jaune » : Dans le bouillonnement de la colère, les affects, les émotions négatives se cristallisent, les préjugés qui façonnent localement les représentations sociales favorisent les logiques d’ascription identitaire (mémoire, culture, contexte).
En l’absence d’un tiers capable de bloquer la séquence « attaque-défense-contre attaque », la violence s’enlise combinée à l’ascription identitaire, elle génère d’autres victimes.
—) Dynamique 2-3 : Communautarisation
Les différentes formes de violence, (verbale, incivilité, attaque des biens et des personnes, graphitis etc.) adopte progressivement un schéma identitaire et les agressions à caractère identitaires se multiplient. Il s’établit progressivement l’idée que ce sont deux communautés qui sont en conflit.
Les communautés deviennent acteurs du conflit. En effet, d’autres poches de violences importantes et isolées apparaissent par échos à la première (situation 1). S’inscrivant temporellement dans le continuum de l’accrochage originel. Même si, à ce stade, les sites de violence sont spatialement discontinus et les violences sont encore de « basse intensité ». Les opérations de police peuvent encore maîtriser la situation.
—) Dynamique 3-4 : Escalade
La violence d’abord isolée et désordonnée revêt progressivement un caractère organisé. Au sein de chaque communauté émerge des entrepreneurs de violence, planifiant et organisant l’engagement. L’espace reflète de manière plus cohérente et continue cette évolution à travers la formation de fronts par concentration de forces : Constitution de milices et de « territoires sous contrôles » favorisée par la prégnance de logiques identitaires dans les stratégies ordinaires d’occupation de l’espace.
C’est l’état de violence généralisée qui vise clairement l’affrontement à mort. L’équipement des forces s’est quasiment militarisé avec l’émergence d’objectifs tactiques de guerre classique : Obtenir la victoire sur la communauté ennemie. L’impact mortifère des violences devient très important. Seule une interposition militaire est capable à ce stade de restaurer la « paix ».
N. B : Dans les trois phases antérieures au Conflit (Echelles 1 à 3), le caractère soudain, non planifié et populaire de la dissémination des violences, rend compte d’une évolution essentiellement « chaotique » dans laquelle les dimensions spatiales, par la rue, et informationnelles, par le canal de la rumeur ou du « téléphone arabe », et institutionnelles (intervention de garants) produisent des interactions déterminantes. « Chaotique » au sens où les mêmes causes (des circonstances apparemment similaires) ne vont pas produire les mêmes effets. Et dans un environnement où les relations conflictuelles sont constamment présentes et le danger quasi-permanent, le point de rupture n’est jamais évident à déceler.
Il faut néanmoins noter que l’évolution vers le conflit (échelle 4) est davantage favorisée par un effet de contexte. Le contexte jouant ici le rôle d’accélérateur du conflit tel que l’augmentation de la frustration relative y accroît la plausibilité (élections politiques, accroissement critique de la rareté, etc.
Notre hypothèse d’analyse est rendu dans le schéma ci-dessous dans lequel, on voit comment d’une situation incendiaire circonscrite à un point quelconque de la ville (école, marché, pâté de maison, une salle de réunion etc.), la violence peut, telle un incendie, embraser toute la localité. Selon une logique d’étalement représentée sur une échelle de 04 paliers par échelles croissantes de conflictualité et de violence partant du lieu d’émergence de la situation incendiaire.
Description de la stratégie de prévention :
A-Transformation opérationnelle :
Développer la capacité à circonscrire et à canaliser les « situations incendiaires » par des techniques de médiation d’urgence (cercle intérieur blanc).
Constituer des ceintures de médiation en formant des médiateurs d’urgence qui pourraient agir au plus près de chaque situation incendiaire susceptible de dégénérer en escalade, pour les apaiser ou, de façon plus imagée, pour les « refroidir ». L’idée étant que la communauté doit pouvoir se souder les coudes autour de telles situations pour éteindre le « feu » avant que celui-ci ne se propage. Comme face à un incendie qui se déclenche et qui provoque une réaction de mobilisation, du fait que chacun dans ce cas est conscient, que l’embrasement n’épargnerait personne, et qu’il faut selon l’adage « éteindre le feu qui se déclenche chez le voisin pour ne pas l’avoir chez soi », chacune de ces « situations incendiaires », doit provoquer une mobilisation des membres des communautés. Pour que l’étincelle soit éteinte là où elle se déclenche de sorte que soit enrayé tout risque de sa propagation dans l’espace selon le schéma désordonné et débridé du feu de brousse.
Dans cette optique, une ceinture de médiation pour constituer un pare-feu efficace et solide, doit être constituée par des personnes préparées à une autre manière de regarder et de réagir face aux situations incendiaires qui apparaissent. Laquelle consisterait notamment à acquérir les capacités de médiation d’urgence inspirées en partie des méthodes dites de négociation raisonnée développées par Roger Fisher et William Ury (Fisher R. & Ury W. 2006) :
Pouvoir s’interposer pour arrêter une situation de violence : D’où l’idée de ceinture qui suppose une action de groupe de sorte qu’ensemble les personnes qui interviennent puissent disposer du potentiel physique suffisant pour maîtriser l’agressivité des protagonistes en présence et que, faisant preuve d’une impartialité manifeste, leur intervention coordonnée légitime leur initiative aux yeux de ceux-ci où des tiers qui seraient tenter de s’en mêler.
Centrer l’attention sur les faits et orienter la stigmatisation sur le comportement et non la personne : la médiation à chaud ou la médiation d’urgence n’est pas un procès ou une instruction. Elle ne vise pas à établir les responsabilités mais à apaiser la situation. A rétablir la primauté de valeurs partagées et des institutions légitimes pour régler le litige.
Dissocier l’individu de la communauté : Important dans la stratégie d’imputation de responsabilité telle qu’elle pourrait se construire dans la perception des observateurs de la situation. La tendance ordinaire, dans un environnement où domine les préjugés stigmatisant étant d’assimiler la responsabilité de l’individu à celle de la communauté à laquelle on l’identifie de sorte que celle-ci se trouve incriminée au même titre que l’individu.
Gérer la parole et les émotions dans les situations : Gérer les émotions apparaît même plus important dans ses situations chaudes que le traitement du problème de fond qui est à réserver pour un autre moment et un autre lieu (Lempereur & Colson 2004). Créer spontanément un espace d’écoute qui redonne primauté à la parole sur le combat, choisir les bons mots pour réagir, et éviter ceux qui peuvent plutôt envenimer la situation, et donner de l’empathie aux uns et aux autres, en sachant que chacun fait grand cas de son amour propre et à besoin d’être reconnu, sont autant de moyens pour réguler ces colères situationnelles.
Extraire ou prémunir le litige de la rue pour le porter vers les institutions de règlement de conflit : Sortir de la rue ou éviter que la discorde ne déborde dans la rue est une nécessité impérieuse dans la stratégie de prévention. Il s’agit en quelque sorte d’éviter que la « flamme » ne rencontre la « poudrière ». A cet effet, les médiateurs d’urgence doivent simplement convaincre les protagonistes de la discorde à recourir aux instances coutumières ou judiciaires de règlement de litige.
La mise en place des ceintures de médiation se fera par une large diffusion des méthodes de médiation d’urgence dans les quartiers consistant en des causeries éducatives sur la culture de la paix, les lieux sensibles (marchés par exemple) en ciblant prioritairement certains groupes (motos taxis, commerçants) et acteurs (politiques, leaders de quartier, etc.).
B- Transformation structurelle
Mise en place d’un dispositif et d’une stratégie de médiation post-conflit. Dispositif qui doit reposer sur les principes de légitimité et d’inclusivité avec la réconciliation comme objectif principal. Et une stratégie qui doit être largement fondée sur l’attention durable au conflit, privilégier la proximité et la permanence et reposer sur une forte complémentarité avec les approches rigoureusement institutionnelles tant en matière de justice que d’administration du territoire.
La réconciliation comme objectif : Le fait que les communautés opposées soient contraintes de cohabiter dans un même espace (vital) de socialisation, oblige à envisager la réconciliation comme seul horizon pour sortir de la spirale conflictuelle. La réconciliation consistant au fait pour les deux communautés :
Nous avons par exemple noté une suspicion perceptible dans les rapports entre communautés Arabes Choa et Kotoko. Entre lesquelles la paix semble davantage procéder d’une appréciation réaliste par les seconds du rapport de force actuellement profitable aux premiers et du contrôle social qu’exerce l’Etat sur l’action collective locale. Les problèmes du passé n’ayant pas été l’objet d’un travail de paroles ouvertes et sincères entre les représentants des deux communautés et de l’Etat. Pouvant déboucher sur une ritualisation publique du pardon échangé par les deux communautés. On semble penser de part et d’autre, en l’occurrence du côté de l’Etat qu’ « il vaudrait mieux taire certaines choses ». Des conflits d’intérêts n’étant pas étrangers à cette logique où il semble parfois préférable de « diviser pour mieux régner ». De ce fait, l’accent a chaque fois été mis sur la négociation à la faveur de diverses conjonctures de crise. Négociation débouchant sur des concessions politiques dans le cadre de la répartition des fonctions de représentations entre élites des deux communautés.
S’agissant des principes d’action, la légitimité et l’inclusivité doivent être des repères cardinaux de cette construction. La légitimité dans la mesure où toute initiative, pour être acceptée, doit être portée par des personnes incarnant un rôle social positif, disposant d’une forte audience et reconnue de part et d’autre. L’inclusivité dans la mesure où l’impact étant à rechercher à un niveau sociétal, la démarche doit inclure diverses catégories de personnes distinguées en fonction des critères d’âge, de genre, d’appartenance socioprofessionnelle, politiques etc .
S’agissant de la stratégie, nous mettons un accent sur la notion d’attention au conflit, consacrée par l’OCDE . L’idée étant de systématiser l’attention portée sur les effets de toute initiative sur le conflit. Afin d’éviter qu’il n’en résulte involontairement des effets nuisibles. Cette attention au conflit doit être durable. Ce qui suppose une permanence des efforts, et une capacité de réponse proche des situations. Les dispositifs de médiation post-conflit devraient donc être structurés en différents paliers partant de l’échelle du quartier à l’échelle de la localité et œuvrer au décloisonnement des communautés en offrant une réponse de type structurelle et conjoncturelle aux problématiques inter communautaires locales. D’où la nécessité d’une forte articulation entre ces processus et la gouvernance administrative locale.