Karine Gatelier, Grenoble, novembre 2012
Réflexivité
La réflexivité est une méthode que mettent en œuvre la sociologie et l’anthropologie notamment qui consiste à intégrer sa propre personne, son travail, sa présence dans le sujet étudié, comme en faisant partie intégrante de l’étude. Cette démarche est indispensable pour produire un savoir crédible, sur une base épistémologique et méthodologique valide.
Elle implique de pratiquer un va-et-vient entre le sujet d’étude choisi – bien souvent une population, une société, une communauté, un individu, un territoire, une marge – et soi-même en train de l’étudier, de chercher à le comprendre. Il suppose de se mettre soi-même quelque part dans le tableau. Il ne s’agit pas seulement de comprendre, d’accepter et d’analyser l’intervention et la présence nécessairement perturbante du chercheur. Au-delà, cette démarche suppose de mettre les observations du chercheur sur la population étudiée en perspective de ce qu’il représente : ses propres valeurs, conceptions, perceptions, représentations etc. sous la forme d’allers-retours constants entre soi et les autres, se percevoir dans un rapport constant à l’autre.
Maurice Godelier la définit comme « comprendre d’autres formes de pensée et d’action ».
« Comprendre les croyances des autres sans être obligé de les partager, les respecter sans s’interdire de les critiquer, et reconnaître que chez les autres et grâce aux autres, on peut mieux se connaître soi même : tel est le noyau scientifique, mais aussi éthique et politique, de l’anthropologie d’hier et d’aujourd’hui. »
Elle correspond enfin à un travail de décentrement de soi,en se regardant à travers les lunettes de l’autre. Y parvenir suppose donc de comprendre ce qui compose ces « lunettes ».
Si on accepte que le travail des science sociales – sociologie et anthropologie en particulier – consiste à objectiver des subjectivités ; le travail d’objectivation par un individu particulier – le chercheur – pour être crédible doit rendre explicite les chemins empruntés pour produire l’analyse.
Exemple :
Expérience personnelle. Un travail de recherche ethnologique mené par une Française auprès de populations tsiganes en Asie centrale doit intégrer une conscience de ce que sa présence évoque et représente pour les populations locales ; tsiganes en l’occurrence.
Il faut comprendre toutes les déstabilisations que suppose une telle position pour eux :
-
1. Une femme seule, en âge d’être mère de famille : que fait-elle si loin de chez elle, seule ? Sa solitude indique une fuite ou au moins un éloignement de sa famille ; cette distance dénote une faute ou un tare, parce qu’on ne se prive pas sans raison des ressources matérielles et symboliques qu’offre son propre réseau (solidarité, respect etc.). Une telle solitude est synonyme de fragilité, voire de précarité, une condition dont on ne peut faire un choix mais qui doit être une conséquence malheureuse d’un acte du passé.
-
2. Une Française : La France est un pays éloignée, le voyage coûte cher ; par conséquent elle est riche.
Cette conclusion est contradictoire avec la première, il faut donc résoudre ce paradoxe.
-
3. Des recherches scientifiques sur les Tsiganes : pourquoi venir de si loin pour s’intéresser à nous, nous les rejetés, les exclus que tout le monde fuit ?
Tant que cette triple position reste incompréhensible, elle suscite la crainte, le soupçon, voire le danger ; la confiance est impossible à construire, le travail de recherche ne peut avoir lieu. Le rejet direct n’est pas exprimé mais l’accueil se fait sur le mode de la dissimulation. Pourtant la présence prolongée semble contredire le soupçon et attester de son caractère inoffensif, de sa sincérité. La rencontre est dès lors possible. « Finalement, elle n’est pas dangereuse, elle peut même nous aider si c’est vrai qu’elle va écrire un livre sur nous ».
Comment alors comprendre cette présence ?
« Elle est la femme d’un riche Tsigane français ».
De cette manière la Française venue seule faire un travail scientifique intègre le système d’ordonnancement du monde des Mugat (Tsiganes d’Asie centrale) :
-
Elle n’est pas seule, elle est mariée ; et comme les Tsiganes sont toujours un peu différents des autres, il est concevable qu’une femme mariée à un Tsigane puisse voyager sans son mari.
-
Elle est riche, grâce à son mari.
-
Elle s’intéresse aux Tsiganes parce qu’elle en fait partie, sans quoi son intérêt est incompréhensible.
Comprendre comment les individus avec lesquels j’échangeais concevaient ma présence et mon existence est capital pour comprendre leur société et leur identité. Et les efforts que j’ai déployés pour expliquer ma démarche n’étaient peut-être pas vains mais ils ne suffisaient pas.
On passe donc notre temps à essayer de comprendre et reconstruire les systèmes de compréhension de l’autre et de notre environnement. Pour rendre intelligibles les systèmes de l’autre, il est nécessaire d’accéder aux valeurs et croyances de l’autre et de les mettre en perspective des siennes propres. Voilà ce que propose la réflexivité.
Une conscience réflexive est une conscience critique en cela qu’elle déconstruit les systèmes de compréhension qui l’entourent. Elle les déconstruit sans porter de jugement : c’est le travail d’objectivation des subjectivités. En d’autres termes, elle rend possible un recensement de la diversité humaine en collectionnant les vérités existentielles de chaque société, sans rechercher de vérité absolue ni de véracité historique.
Notes
-
Maurice Godelier, « Conclusion », Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Albin Michel, Bibliothèque Idées, 2007, 221-248.